Le chant des sources (extrait)
La relation de l’homme avec la nature revient aujourd’hui au premier plan de nos préoccupations. La crise écologique actuelle nous oblige à revoir notre attitude à l’égard des réalités naturelles.
L’homme découvre aujourd’hui qu’en traitant la nature comme il le fait, il détruit son propre milieu naturel et, par là même, la qualité, si ce n’est la possibilité de la vie humaine. La grande presse et les revues spécialisées ont attiré l’attention sur les lourdes menaces que fait peser sur l’avenir de l’humanité une exploitation incontrôlée de la nature et ses ressources.
Il y a un autre danger que la civilisation technique et industrielle fait courir à l’humanité dont on parle peu. Sans doute parce qu’il est moins apparent et qu’il concerne notre être profond. Il n’en est pas moins lié à notre relation actuelle avec la nature. La civilisation technique et industrielle ne connaît et ne développe dans l’homme qu’une part fort restreinte de son être, précisément celle qui assure la maîtrise et la possession de la nature, c’est à dire la pensée qui calcule et planifie, la raison dominatrice, la volonté d’entreprise, de conquête et de rendement.
La civilisation technique et industrielle ignore tout de la vie instinctive et affective de l’homme: elle n’a que faire de nos instincts de sympathie, comme aussi de la pensée qui médite et qui contemple. Les valeurs de sensibilité, de communion, de gratuité et de contemplation n’ont pas cours sur le marché industriel. Elles ne servent à rien. Elles doivent faire place à l’efficacité, au froid calcul. Toute une part de l’homme se trouve ainsi reléguée à l’arrière-plan et rejetée dans l’ombre: celle-là qui le relie en profondeur à l’ensemble de la vie et de l’être. Or, sans cette part, l’homme ne peut accéder à une humanité profonde et à une vie spirituelle véritable.
La pensée qui calcule et planifie a, certes, de grands mérites à son actif. Elle est pleinement légitime et nécessaire. Mais dans la mesure où elle devient exclusive ou même simplement prépondérante, elle conduit à un appauvrissement de l’homme. Elle sape à la base la condition nécessaire de la sympathie: la perception directe de la vie et de sa valeur. L’homme de la pensée scientifique de place au dessus de la nature qu’il exploite et qu’il pille. Il se comporte comme s’il n’avait pas de racines en elle. En fait c’est un déraciné. Chez lui les forces instinctives d’adhésion et de communion ne jouent plus dans sa relation avec la nature. Cette relation est devenue foncièrement technique. Et les puissances de communion y sont neutralisées.
Cela se répercute inévitablement au plan des relations humaines et de la vie sociale. De plus en plus incapables de sympathiser spontanément avec l’ensemble de la vie et de l’être, l’homme de l’âge technique et industriel réserve ses sympathies au groupe social qui représente et défend ses intérêts. Un mouvement social qui serait basé uniquement sur une attitude de sympathie et de lienveillance à l’égard de tous les êtres n’a plus aucune chance d’aboutir dans notre civilisation.
Eloi LECLERC 1989