Je suis comme un vélo

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6 min readMay 19, 2020

Article rédigé par Alexandre Waldman

Il est des métaphores si fécondes qu’on s’y sent à la fois satisfait et débordé, comme dans une famille nombreuses d’idées. Pour peu qu’on se retrouve confiné avec des gosses d’inspiration qui courent de partout, qui crient mais qui à un moment — heureusement -, s’endorment, on se pose et on se chuchote à soi-même : “Il faut que je partage, parce que c’est beau, et ça dit des choses complexes d’une manière plus simple”.

Et on ne peut discuter la complexité de la question de l’identité. C’est de cela dont il s’agit ici. “Qui suis-je ?” “Quel est mon caractère permanent, persistant, fondamental ?” “De quel “moi” parle-t’on ?” “En quoi suis-je singulier ?” “Suis-je si singulier ?” “Comment je me construis ?” “Puis-je la construire cette cohérence de moi-même ?” “Comment je me définis ?”. En effet, comment se définir, surtout lorsque l’humanité ne s’accorde que sur le fait de ne pas s’accorder à une définition unique de “l’identité”. Alors il faut prendre un peu parti, et je suis de ceux qui se montrent plutôt enthousiastes à une vision constructiviste de l’identité. Mon identité est un chantier en construction sociale permanente. Un processus d’identification constant face à des modèles proposés par les groupes sociaux, dans lesquels je me reconnais — et réciproquement. Pas facile d’expliquer simplement cette idée à des enfants de 4ème à qui l’on suggère d’apprendre “à se connaître” pour faire de meilleurs choix d’orientation, puis de vie. Pas facile à expliquer tout court, d’ailleurs.

Alors je fouine dans mes auteurs de références que sont ces derniers temps notamment Paul Ricœur et son concept d’”identité narrative” ou Zygmund Bauman sur la modernité “liquide” et le rapport entre identité et mondialisation. En lisant Bauman, je tombe sur une comparaison étrange entre l’identité et le vélo, que je ne comprends pas tout à fait… Je décide de creuser. Rapidement je tombe sur un paragraphe d’un article de Jacques Pouyaud dans Francis Bacon et le Life Design, parlant de la “métaphore de l’identité comme un vélo”. C’est là que la fécondité (sur)prend. Je me décide donc à vous la résumer en quelques lignes si dessous pour donner quelque matière à penser et débattre à nos identités confinées.

L’identité qui roule, métaphore d’un vélo en mouvement

Le cadre -On envisage dans les théories du Life Design l’identité comme ce qui permet de s’adapter aux changements de notre environnement et aux événements de l’existence. L’identité est une forme de méta-armure que chacun contribue à construire dans une quête perpétuelle d’une “demeure accueillante pour le soi”. Mais de quoi est faite cette armure ? Selon Ricœur : d’histoires, de narratifs. Pour expliquer le rôle de l’identité narrative dans la construction de soi, Pouyaud propose donc une métaphore efficace : comme pour le vélo, “l’identité est un outil qui permet de se conduire dans la vie”. Le cadre (théorique) en est l’identité narrative elle-même. Les parcours d’orientation, les chemins de choix, les trajectoires d’existence sont empruntées au moyen d’un véhicule qui va de l’avant, s’adapte aux terrains, et nous permet de nous engager dans plusieurs direction selon les aspérités de l’environnement : le vélo. Parfois destiné à se conduire dans un contexte précis, pour un but précis, sur des voies “rapides”, je peux tout aussi choisir de déambuler vers l’inconnu en sifflotant. L’identité peut être orientée comme vagabonde. “L’identité, comme le vélo, est un instrument de la construction de soi dans le sens où elle est à la fois l’armature du mouvement de soi et le moyen du trajet.

“La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre.” — Albert Einstein

En revanche, pas question de faire marche arrière. En fait, ce n’est même pas possible, je pédalerai dans le vide. Pas question non plus de s’arrêter d’avancer, car c’est le mouvement qui donne l’équilibre au vélo. “L’identité tient le sujet en équilibre par un effort qui l’oblige à avancer”. L’équilibre vient également de la conception même du véhicule : deux roues qui cohabitent, une selle, des pédales, une chaîne, des vitesses, des plateaux, un cadre, un guidon. Tous les vélos se ressemblent et ont des mécaniques de fonctionnement similaires. C’est plutôt les adversités du terrain (les fameux “aléas de la vie”) et le mode d’utilisation (nos vitesses, nos dérapages) qui finissent par permettre de les différencier.

Les deux roues -Ce sont le moteur du paradoxe identitaire où coexistent les concepts de “mêmeté” et d’”ipséité”. Deux pôles constitutifs : l’idem (le sentiment d’être le même), et l’ ipse (le sentiment d’unicité). Ce sont les tentations perpétuelles de l’identité de vouloir rester en continuité de ce qu’elle est déjà et de vouloir rentrer en rupture de ce qu’elle voudrait déjà être. Sans leur concubinage forcé par les chaines de la société et du langage, la structure entière n’a pas de sens. On comprend bien l’inintérêt d’un vélo sans roue.

L’individu -Le véhicule, aussi bien conçut soit-il, sans son conducteur n’a pas plus d’équilibre en mouvement que n’importe quel autre objet déjà destiné à tomber. C’est bien l’effort de l’individu qui, en pédalant, maintient le rythme et dirige le parcours à l’aide du guidon. “L’effort à fournir dans le trajet peut être très important lors de transitions ou traumatismes à affronter (à l’image d’une côte à grimper), ou minimum dans le cas de périodes de vie plus stabilisées.”.

Les vitesses -Pour s’adapter à son environnement sans trop se fatiguer (afin d’arriver à destination !), le cycliste doit développer des stratégies (identitaires) “de maintien, d’anticipation, ou de dépassement de soi dans l’activité, qui dépendent des ressources propres au sujet (capital identitaire).” Les vitesses sont un de ces outils à disposition pour adapter son mouvement identitaire en fonction du terrain sociétal, des dénivelés inattendus, des lisses parcelles-surprises de goudron et des interminables parcelles-cauchemards des vieux pavés médiévaux.

Les plateaux -Avec plus d’expérience, le cycliste aguerri augmente ses capacités adaptatives et apprend à connaitre son vélo et savoir au mieux l’adapter aux accidents du sol et aux risques des autres. Il commence à utiliser les plateaux qui sont peut être la métaphore de ses valeurs, ses intérêts, construits et développés au cours de l’expérience, comme autant de traces d’un “apprentissage de la vie” intégrant nos modèles d’existence.

La selle -C’est ici que l’identité se confronte effectivement au réel. Une fois assis sur son vélo, l’individu ne fait enfin plus qu’un avec son identité. Comme un point d’ancrage, le point de contact fondamental entre l’existence de l’être et son corps “matériel”, la selle symbolise le rapport au corps dans l’existence identitaire.

Le guidon -Donne la direction générale au système individu-identité, à l’homme sur son vélo. C’est le rapport désincarné, purement cognitif, à l’existence identitaire : le guidon est le symbole métaphorique de la conscience individuelle.

Les pédales -Probablement l’expérience identitaire par excellence la plus dynamisante pour son mouvement général. Il s’agit ici de l’expérience constante de l’altérité, de la “vue des autres sur soi” qui est, peut-être, le moyen et la raison même pour laquelle on pédale… Car quelle définition pourrait-on donner à l’identité si l’altérité n’existait pas ? Si je suis tout seul, en dehors de tout Autre, y compris dans le passé, alors peut être bien “que je suis”, au sens où j’existe, mais je n’ai sans aucun doute aucune manière de savoir “qui je suis”.

La conclusion la plus directe, comme une pente abrupte à laquelle on ne s’attendait pas, serait alors la suivante : nous sommes tous des pédales.

Tous les pédales du vélo identitaire de quelqu’un autre. Et nos identités, comme des bicyclettes, roulent sur le monde en silence et avec philosophie.

Je suis comme un vélo. Et toi aussi.

Nous sommes tous et toutes des petites reines en quête de sens.

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