Le genre de livres que je déteste.

Anj Pambüh
In French Please
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5 min readNov 29, 2014

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Puisque la mode est aux listes, les fameuses listicles de la presse en ligne américaine et de la presse en ligne américanisée de tous les autres pays, voici ma petite contribution au genre : ma liste des genres de livres que je déteste. Des livres que j’ai parfois lus dans le passé et que, pour des raisons diverses, je lirai peut-être encore à l’avenir, mais que je déteste vraiment.

Les biographies — surtout celles qui concernent des écrivains. La lecture des oeuvres à la lumière de la vie de leurs auteurs est en général d’une valeur heuristique assez faible — en plus d’être une méthode à la fois naive et pareusse. Au coeur de la démarche biographiste se trouve l’idée que le mystère de l’art — ou de la pensée — est consubstantiel à l’énigme de la vie. Or, les oeuvres, même les plus médiocres en valeur absolue, sont toujours plus grandes que leurs auteurs, même les plus vils d’entre eux. Prendre le parti opposé, c’est — premier versant de la chose — accepter de ne se laisser d’autre choix que de disqualifier ou de célébrer les oeuvres au nom des engagements de leurs auteurs. C’est souvent aussi — second versant du truc — se condamner à faire sur les oeuvres des commentaires que celles-ci ne permettent pas de vérifier (voir, par exemple, les commentaires sur la supposée inscription dans l’oeuvre de Kafka de son rapport au père). Quant aux autres biographies, celles des supposés grands hommes (de la science, de la politique, de l’industrie ou de je ne sais quel champ), leur seule fonction est de souligner à grands traits notre besoin superstitieux d’adosser les imaginaires nationaux et l’histoire des formations humaines à des noms-totems. Rien d’autre !

Les livres-recueils de textes — ne serait-ce que parce que c’est, pour les auteurs, comme être payé deux fois pour le même travail : la première fois lors de la publication des textes en revues ou lors de leur prononcé en conférences, la seconde fois lors de leur mise en recueil. Et puis, souvent, c’est paresseux, ces livres-là ! Souvent, il n’y pas de vrai livre. Et souvent, ce n’est pas une envie de l’auteur, mais celle de son éditeur. Parfois, d’ailleurs, c’est posthume. Bien sûr, il y a, dans le genre, des livres qui sont des monuments de la pensée contemporaine (Les Mythologies de Roland Barthes, Political Liberalism de John Rawls), mais ce sont là quelques rares cas qui ne peuvent aider à infirmer cette loi non écrite qui veut qu’un auteur, au bout de deux ans sans idées originales de monographie, rassemble en un florilège plus ou moins cohérent des textes épars parus dans des journaux ou des revues ou donnés à l’occasion de conférences. Difficile de ne pas penser que ce genre de livres remplit dans l’univers de l’édition la même fonction que les Best of dans l’industrie de la musique : maintenir la visibilité d’un artiste à peu de frais et collecter pour la maison d’édition ou de production un pactole relativement fastoche.

Les livres sous forme de fragments — une des raisons pour lesquelles je ne suis pas — et ne serai sans doute jamais — Nietzschéen, en plus du reste : le préjugé anti-démocratique, la pente misogyne, la célébration viriliste du corps, entre autres choses. Une des raisons aussi pour lesquelles Les pensées de Pascal m’ont toujours été d’une lecture mal aisée. Et sans doute, enfin, une des raisons pour lesquelles les oeuvres de Barthes qui en empruntent la forme sont celles qui, dans sa bibliographie, me paraissent les moins persuasives. Le fragment, c’est surtout visuellement qu’il est horripilant. Ces marges blanches qu’il organise sur la page et au coeur même de la page, cette découpe de l’imaginaire qu’il est supposé rendre sensible, cette manière de faire de l’aphorisme la forme aboutie de la pensée, tout cela a quelque chose de très agaçant et d’ivrai, si on veut bien admettre ce néologisme. On voit bien le projet : faire de la segmentarité et de la déliaison la forme cruciale de la modernité, échapper à quelque poétique de la totalité pour faire système autrement, déjouer les attentes calculables des fins par le privilège accordé au non-téléologique, miser sur une combinatoire du discursif et de l’idéographique pour faire apparaître sous une lumière neuve les idées mêmes de genre, d’oeuvre, de sujet, de communication, toussa-toussa. Reste que sous sa forme primitive — de brefs blocs de textes qui se succèdent sans lien nécessaire entre eux — , le fragment est d’un attrait assez limité. Pour une raison toute simple : il saccade la lecture. Or, j’aime que ma lecture des livres soit comme la lecture des chansons par mon MP3 : pas saccadée du tout. M’est avis que le fragment est bien plus intéressant, et ses effets infiniment plus riches, quand il n’est pas physiquement démarqué sur la page. C’est-à-dire quand, par addition de contiguïtés, il organise sur le mode paradoxal et absurde la continuité dans un texte d’un seul bloc. Chez William Burroughs, par exemple.

Les livres d’entretien ou sous forme de dialogue — ce n’est pas la seule raison pour laquelle je ne suis pas fan de Platon, mais elle pèse d’un poids déterminant dans l’affaire. Chez Platon, Socrate finit toujours par avoir raison — et c’est très frustrant, au bout d’un moment. Entre temps, on s’est farci des pages et des pages structurées sur le mode du “Oui, mais” où on ne sait jamais tout à fait à quelle ligne de raisonnement s’accrocher. Argument / contre argument. Refutation / refutation de la refutation. Et comme ça, jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que Socrate ait raison. Chez les autres, ceux qui ne sont pas Platon, on se contente (la plupart du temps) de s’entretenir avec un-e journaliste sur un thème plus ou moins dans l’air du temps et plus ou moins connu dudit ou de ladite journaliste. Plutôt que de faire paraître l’entretien dans un journal, on en fait un livre. C’est plus lucratif — potentiellement, en tout cas. Sinon, deux larrons s’arrangent pour faire arbitrer un prétendu débat par un-e journaliste. On se rencontre pendant quelques semaines, peut-être quelques mois. Ensuite, quand tout est consigné sur magnéto, on affine comme on peut le trait à l’écrit. Et puis, voilà ! On a un livre. Pas plus digne que le recueil de textes, et en fait bien moins respectable, ce livre-là a l’avantage pour ses “auteurs” de n’être coûteux ni en temps ni en énergie. Naturellement, à ceux qui, comme moi, douteraient de la valeur effective de l’entretien ou du dialogue comme méthode d’exposition des idées à l’écrit, on pourrait à bon droit opposer, par exemple, Le partage du sensible de Rancière (répondant à deux jeunes philosophes) ou De l’hospitalité de Derrida (répondant à Anne Dufourmantelle). Sauf que si tout le monde était Rancière ou Derrida, ça se saurait …

Les romans épistolaires — parce qu’est profondément factice — et un chouïa flemmarde — cette manière de faire varier la voix narrative à l’intérieur d’un texte de fiction. Point !

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Anj Pambüh
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