L’humour peut-il faire de nous de meilleurs designers ?

Les humoristes parlent d’expérience utilisateur depuis un bon moment.

Marwan Achmar
9 min readJan 29, 2014

Cet article est une adaptation de mon texte original en anglais. Certains passages ont été modifiés (notamment la dernière partie, où je dresse un état des lieux de l’humour français aujourd’hui — avec des critères qui me sont propres). Les citations de comiques anglais et américains ont été substituées par de bons mots d’humoristes francophones équivalents.
Merci à
@_BDam pour sa rigueur grammaticale et ses très bonnes remarques.

En tant que passionnés du design, nous remarquons souvent lorsqu’un produit ne fonctionne pas très bien (ou pas du tout). Nous identifions les éléments ou les processus qui peuvent être améliorés, et faisons de notre mieux pour rendre le produit meilleur. Les grands experts en expérience utilisateur (User Experience, UX), comme Jared Spool, publient régulièrement sur leur flux Twitter des commentaires sur ce qu’ils font ou sont en train de vivre (particulièrement lorsque quelque chose cloche). Voir notre environnement sous l’angle de l’expérience utilisateur devient un réflexe.
Les designers ne sont toutefois pas les seuls à avoir acquis ce réflexe. Ni les premiers.

“C’est tellement vrai !”

Avant même que Don Norman n’invente le terme “d’expérience utilisateur” et que le design d’expérience n’émerge en tant que profession, les salles de théâtre et cabarets retentissaient déjà de remarques, blagues et parodies sur notre quotidien bugué. Les humoristes ont ri (et fait rire) de toutes les petites absurdités qui jalonnent notre journée, du barbecue qui ne fonctionne pas au radio-réveils.

“Je veux bien qu’il y ait dans les services de renseignement des brutes professionnelles qui inventent des systèmes de torture extrêmement compliqués, mais même les pires d’entre eux ont leurs raisons.
[…] Mais le type qui a inventé l’espèce de fil rouge autour des portions de crème de gruyère, ce n’est pas possible qu’il l’ait fait exprès. Il ne connaît même pas les gens qui aiment manger des portions de crème de gruyère. Ne les connaissant pas, il n’a aucune raison de leur en vouloir à ce point.”
Pierre Desproges

Je trouve résolument fascinant le fait que l’humour se rapproche du design d’expérience utilisateur sur plusieurs niveaux. Le travail et la créativité des comiques m’inspirent constamment dans mon travail. Leurs mots peuvent avoir une valeur ajoutée pour nous en tant que designers si nous tendions un peu plus l’oreille.

“Non mais sérieusement ?”

Un schéma fréquent dans les spectacles comiques est l’exagération de défauts des objets ou des systèmes dans notre vie de tous les jours. Nous, le public, pouvons nous projeter dans ces moments décrits, et reconnaissons la pertinence des critiques formulées. Ce sont toutes ces choses qui n’ont pas de sens, que nous, en tant qu’utilisateurs, avons vécu. Les humoristes pointent du doigt des erreurs qu’il ne serait pas étonnant de retrouver dans un compte rendu d’UX.

“L’autre jour sur le répondeur de mon portable, la nana de mon répondeur m’a dit un truc hallucinant. Elle m’a dit : ‘Vous avez reçu un appel d’un numéro inconnu qui n’a pas laissé de message’. Analyse cette phrase, ça c’est de l’info.
Un mec, on sait pas qui c’est, il a appelé, il a rien dit.”
Gad Elmaleh

Les humoristes et les designers se posent les mêmes questions, mais y répondent d’un angle différent. Ils démontent le produit pour en comprendre le fonctionnement. Ils cherchent à savoir quand, pourquoi, et comment le processus de conception du produit a déraillé. Evidemment, pour l’un, l’objectif est d’en tirer la plus belle chute possible, tandis que l’autre tentera de trouver une solution réaliste au problème.

Lorsqu’un sketch se moquant d’un produit ou une marque en particulier devient populaire, nous pouvons être sûrs que quelque chose peut être fait pour l’améliorer. Quelle meilleure réponse donner que de remettre en question son produit et de travailler sur ses faiblesses ? Etre capable d’écouter (et pas que d’entendre) les consommateurs et d’agir en conséquence est le signe d’une entreprise responsable.
Les humoristes sont les experts du cynisme. Il nourrit leur sens de l’observation et leur procure des chutes percutantes. La réputation d’un produit et d’une marque dépend de la réaction adoptée par l’entreprise — et ses équipes de design.

En plus des choses du quotidien, l’humour s’intéresse de près aux comportements humains. Je ne parle pas des relations entre deux personnes, mais plutôt de la relation qu’une personne entretient avec des objets ou des systèmes. C’est là un second pont entre l’humour et le design d’expérience utilisateur, qui repose sur la psychologie et la sociologie. Le comique identifie ainsi des phénomènes sociaux, sans forcément les analyser en détail.

“Tu pourrais faire comme tout le monde non ?”

Les humoristes ont la capacité de remarquer immédiatement un comportement qui dévie d’une norme donnée. Ils en perçoivent la bêtise, et en utilisent le potentiel comique. Il y a beaucoup à en gagner d’un point de vue UX, lorsque le sketch met en scène des personnages utilisant un objet d’une manière qui n’a certainement pas été anticipée par le fabricant. L’artiste peut aussi caricaturer l’attitude de certaines personnes utilisant un objet comme, par exemple, un téléphone portable.

“Le truc qui m’énerve le plus chez les mecs qui utilisent les produits Apple, c’est que quand ils s’en servent à côté de toi, ils te font une démo, comme si c’était une pub.”
Norman

Retrouvez la citation à 2:18

Habituellement, cette caricature est par la suite comparée à la norme, en la replaçant dans un contexte familier. Ce procédé peut s’avérer très utile, pour plusieurs raisons que je vais développer immédiatement.

Faire émerger des cas à la marge et identifier des comportements extrêmes.

Les caricatures dépeintes sur scène sont inspirées de personnes et de comportements réels. Les designers le savent, identifier les cas d’utilisations marginaux est un exercice difficile. Encore récemment, un article de Paul Boag sur le sujet décrit le risque de s’y perdre (en anglais). Combien de fois oublions-nous de prévoir un cas, s’en rendant compte uniquement après le lancement ? Je suis preneur de toute aide, tout coup de pouce pour éviter de passer à côté d’un cas important. Bien entendu, les observations notées lors d’un spectacle humoristique doivent être vérifiées en les confrontant à des données conventionnelles, tirées de recherches auprès de nos utilisateurs. Regarder l’intégralité des productions des Nuls ne fera pas de vous un expert en comportements humains (par contre, vous serez incollable en super-héros). Les spectacles comiques restent néanmoins un très bon point de départ, et peuvent nous faire prendre conscience d’un oubli.

Comprendre comment le produit — ou plus globalement l’industrie — est perçue par le public.

L’humour est un business comme un autre. Les sujets de société populaires feront leur apparition dans ces spectacles, car cela fera vendre plus de tickets. Même si le personnage incarné sur scène est extravagant, il reste dans l’intérêt du comique de tisser un lien avec le public, pour que ce dernier puisse encore s’identifier à l’artiste et le suivre dans ses propos. Les opinions qu’il exprime sont donc partagées avec son audience (exceptées les “déclarations choc” volontaires). C’est pourquoi, lorsqu’il se moque du produit phare d’une entreprise, nous comprenons qu’il ne s’agit pas simplement d’une opinion personnelle. Elle peut en avoir l’air, mais les propos du comédien sont taillés pour — et par — son public.

“Nan c’est ingénieux d’avoir mis un marteau-piqueur dans une cafetière. Bonne idée, très intelligent.”
Cyprien

En tant que personnalités publiques (et médiatiques), les humoristes ont la capacité de toucher et de modifier l’opinion publique. Donc lorsque Les guignols de l’info par exemple prennent à partie un phénomène, les répercussions sur la société sont bien plus importantes que mes propos en cent-quarante mots sur des médias sociaux.

Comprendre d’autres cultures en regardant des spectacles de comiques étrangers.

Evidemment, il vaut mieux comprendre la langue en question (ou afficher des sous-titre en vidéo). C’est, selon moi, une des meilleures façons de se faire une idée de la culture d’un autre pays. L’humour porte les valeurs, la culture d’une société et en présente la situation à un moment donné. Pour illustrer cela, je prendrai un exemple personnel.

Sarah Silverman
©Gage Skidmore

Cela faisait un moment que je lisais des critiques plus que favorables sur Sarah Silverman, une stand-up comedian américaine. Je me suis enfin décidé à regarder un de ses spectacles. Je n’ai pas vraiment trouvé cela drôle; la plupart de ses blagues étaient “trop futées”, et m’ont paru forcées, même si originales. Nous disons qu’un bon design est évident, un excellent design invisible. J’ai eu l’impression qu’elle voulait que son public reconnaisse le travail fourni pour construire ses sketches millimétrés. Et c’était le cas, le public était conquis, et appréciait le spectacle. Je reconnais que son talent est évident. J’ai fini par réaliser que son style d’humour était pertinent pour une certaine partie de la population américaine, éduquée, et se voulant plus libérale et avant-gardiste.
En identifiant le public d’un humoriste, nous en apprenons plus sur eux, leur façon de penser, ce qu’ils aiment. Ces grandes lignes nous donnent une base de travail. Lorsque je crée des personas, j’essaie souvent de déterminer quel humoriste bien réel cette personne fictive apprécie. Cela représente bien plus que son sens de l’humour ou un hobby. Cela peut aussi nous donner des informations sur son statut social et son éducation.

Quelques différences entre la scène humoristique française et américaine.

Comme je l’ai précisé plus haut, les observations d’un comique doivent toujours être comparées à la réalité de notre marché. Cela ne veut pas dire qu’elles sont fausses, et qu’un comique ne fait qu’amuser la galerie. Les spectacles humoristiques présentent un grand nombre d’informations. Il ne tient qu’à nous, designers UX, d’en tirer partie.
J’ai remarqué toutefois une différence entre la France et les Etats-Unis. Là-bas, deux types de spectacles dominent : les stand-up acts qui sont le style le plus populaire, et des shows à sketches, comme Saturday Night Live. Il y a un nombre effarant de comédiens de stand-up. Certains arrivent à se sortir du lot, en adoptant un ton, une personnalité, une sélection de thèmes qui forment un tout cohérent, original et pertinent.
Comme en France, certains ont un humour politisé acerbe. Georges Carlin et Bill Hicks en étaient deux exemples, que l’on peut rapprocher d’un Pierre Desproges ou d’un Coluche. Louis C.K. est pour moi une référence concernant la vie quotidienne, ses observations et analyses sont très justes, et très fines (même si le vocabulaire est haut en couleurs). Ou encore, tout aussi fin, Mitch Hedberg, qui était maître de la blague courte et absurde.
En France, nous retrouvions ces deux grandes traditions comiques, plus un :

  • l’humour politique avec Desproges, Coluche, Le Luron, ou Bedos (père) et d’autres plus actuel
  • les sketches à personnages-stéréotypes (quasiment tous les humoristes des années 1980 et 1990)
  • Raymond Devos

Le stand-up français est apparu progressivement à partir des années 2000, avec Jamel Debbouze et Gad Elmaleh. Aujourd’hui, il gagne en popularité avec des comiques comme Fabrice Eboué, Thomas Ngijol, Shirley Soignon et leurs camarades du Jamel Comedy Club (JCC). Cependant, au lieu de profiter de la liberté de ton que permet le stand-up, la scène française se contente d’aborder des sujets de société “bateau”, comme les relations homme-femme, ou plutôt, “mec-meuf”. La grille d’analyse est souvent biaisée par un communautarisme de bas étage : être noir dans la rue, être une fille dans la rue, être juif dans la rue, être arabe dans la rue, être tout ça à la fois dans la rue. Nous n’y apprenons rien de bien nouveau, sans valeur ajoutée. Parfois même, le comédien est complètement à côté de la plaque, comme dans ce sketch de Patson sur l’ANPE (ci-dessous), qui accumule les clichés éculés et les contre-vérités pour s’attirer les faveurs d’un public qui est plus qu’heureux de ne pas avoir à remettre en question ce qu’il entend.

Patson n’a clairement pas mis les pieds dans les locaux de Pôle Emploi depuis octobre 1673.

Quel gaspillage de temps et de talent ! Pourquoi se limiter à prêcher à des convaincus les mêmes sujets, traités de la même façon, encore et encore ?
Heureusement, internet est là. Et les blogueurs vidéo, comme Cyprien ou Norman, abordent des sujets plus proches du design, comme de téléphones portables, de consoles de jeu, du vote, des toilettes et j’en passe. La forme est différente d’un spectacle sur scène, et le message repose beaucoup plus sur le montage et la mise en scène que sur l’écriture, mais l’effort de réflexion autour de l’expérience utilisateur est bien là (certes, toutes les vidéos ne sont pas égales). C’est peut-être aussi un phénomène générationnel, comme le précise @_BD_am :

“Les ‘Digital Native’ ont un rapport plus fusionnel avec les objets qui les entourent (smartphone, ordinateur…). Du coup, cela leur semble plus naturel d’analyser et de comprendre ce qui fait leur prolongement, et d’étendre cette réflexion à tous les objets de leur quotidien.”

Ce sont pour moi les vrais humoristes d’aujourd’hui, au sens où ils se posent des questions et cherchent une réponse, chose qui manque au stand-up. Pour reprendre le début de mon article, ils pointent du doigt les erreurs de conception ou les défaillances d’un système. C’est plutôt leur travail qui attire ma curiosité aujourd’hui. Et je ne suis pas le seul : quatre millions de personnes sont abonnés à la chaîne Youtube de Cyprien. Enfin je ne désespère pas, certaines recrues du JCC sont prometteuses. Par exemple, Redouanne Harjane, qui me rappelle un peu Mitch Hedberg, de par son style de présence scénique ou la forme de ses blagues. Reste à dépasser le stade de comique de constat, et de faire avancer les choses.

Et vous ? Qu’est-ce qui vous inspire à être un meilleur designer, en dehors du monde du design ?

Redouane Harjane apporte un peu de fraîcheur à la scène humoristique française.

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Marwan Achmar

User Experience and Interaction Designer. I care about people, user experience, details, and consistency.