Expérience : comment j’ai présenté le Numérique Responsable à mon directeur de l’ingénierie

Rémi Doolaeghe
ingénieur numérique responsable
9 min readMay 6, 2021

Récemment, j’ai présenté ce qu’était le Numérique Responsable à mon directeur de l’ingénierie. L’objectif était d’exposer en quoi cette nouvelle approche consistait, en quoi elle s’inscrivait dans un contexte économique et industriel d’actualité, et pourquoi il était important de lui prêter attention. Les arguments sont donc davantage orientés de façon à mettre en avant les intérêts pour l’entreprise, avant d’en mettre en avant les bénéfices environnementaux et sociaux.

Contrairement à ce qu’on laisse souvent sous-entendre, le numérique n’est pas dématérialisé. Les services et applications ne peuvent pas fonctionner sans support. Ils tournent sur du matériel bien physique tels que les serveurs, réseaux et terminaux utilisateurs. Si le numérique est physique, il a donc nécessairement des impacts dans le monde physique :

  • 4% des gaz à effet de serre au niveau mondial sont aujourd’hui attribués au numérique, avec une augmentation exponentielle de l’ordre de 8% par an. 8%, cela signifie un doublement tous les 9 ans. Dit autrement, ce serait multiplier les émissions par 1000 en un siècle en conservant la même croissance. Or la France s’est donné comme objectif la neutralité carbone d’ici 2050 à travers la SNBC (Stratégie Nationale Bas Carbone), à savoir un équilibre entre les émissions et les absorptions de gaz à effet de serre sur son sol. Cela signifie concrètement 85% de réduction des émissions en 30 ans, soit 5% chaque année par rapport à l’année qui précède.
  • 4% de la consommation d’énergie mondiale sont imputés au numérique, sachant que 80% de l’approvisionnement en énergie de l’économie est d’origine fossile (charbon, pétrole, gaz). Ces énergies fossiles sont responsables en grande partie du bilan des émissions de gaz à effet de serre. Elles sont aussi par nature limitées en terme de quantités. A l’échelle de temps humain, le charbon, pétrole et gaz ne se renouvellent pas, puisque leur formation a nécessité des millions d’années de transformation pour parvenir à la forme qui les rend aujourd’hui exploitable par l’homme. Le stock est donc donné une fois pour toute. Mathématiquement, consommer un stock qui ne se renouvelle pas mène nécessairement à un maximum de production, avant de tendre vers zéro sur un temps suffisamment long. Il n’est donc physiquement pas possible de se reposer sur ces énergies indéfiniment. Nécessairement, il faut donc choisir de diminuer leur consommation jusqu’à s’en passer. A défaut d’un tel choix, c’est la limitation physique de notre capacité à les exploiter qui jouera le rôle de la voiture balai. Or, il est bien plus aisé d’opérer de choisir une transition à un rythme soutenable, que de la subir par la force des choses avec les crises que engendrerait. Autrement dit, il vaut mieux s’occuper du problème que de laisser le problème s’occuper de nous. Il devient donc nécessaire de travailler à la réduction de la consommation énergétique de l’économie.
  • le numérique consomme un grand nombre de matières minières. Un smartphone est composé de plusieurs dizaines de métaux différents (entre 40 et 60), généralement en quantité infimes (de l’ordre de 1 à 2 grammes au maximum pour chaque métal). Il n’est donc pas rentable industriellement de recycler ces matières premières, alors que le recours à des matières vierges sont beaucoup plus avantageuses sur le plan financier. Par conséquent, toutes les matières utilisées dans nos appareils sont perdues une fois l’appareil en fin de vie. Or, tout comme pour les énergies fossiles, les matières premières sont en stock limité, ce qui conduit progressivement à leur épuisement. En considérant les stocks actuels connus, la consommation actuelle et la technologie actuelle, la projection offre un horizon de fin de vie à 30 ans pour le numérique avant de tomber dans des pénuries qui provoqueront son arrêt (sauf à voir leur prix s’envoler, rendant certains nouveau gisements à nouveau rentables dans la limite de leur stock réel). Preuve en est la diminution de la concentration des gisements de ces matières premières. Le cuivre, métal emblématique du numérique, a par exemple connu une décroissance de concentration au Chili de 1,34% en 1990 à 0,61% en 2018. Étant donné que la concentration diminue, l’extraction est de plus en plus intensive en énergie, puisqu’il faut traiter davantage de terre excavée pour extraire une quantité donnée de métal voulue. Cela rejoint la problématique de la diminution de l’approvisionnement énergétique, et même la renforce.
  • et bien d’autres impacts.

Etant donné qu’il faut réduire la voilure sur tous ces aspects, le numérique doit être l’objet d’une véritable attention pour s’orienter vers plus de sobriété. Moins de gaz à effet de serre, moins d’énergie, moins de matières premières… Or, la grande majorité des impacts est avant tout liée à la fabrication des objets du numérique, bien plus qu’à leur utilisation. 90% des impacts d’un téléphone ont déjà été produits au moment de le sortir de sa boîte (en considérant une durée de vie moyenne de deux ans, ce qui reflète la réalité actuelle). 80% pour un ordinateur (sur trois ans). Cela signifie donc que le plus gros des leviers est d’encourager les usagers à conserver leurs appareils le plus longtemps possible, et donc travailler sur leur durée de vie. Or, étant donné que les appareils se compte en milliards entre les mains des utilisateurs, et seulement en quelques dizaines de millions pour les data centers et les réseaux, c’est bien du côté des utilisateurs qu’il faut d’abord travailler. Par ailleurs, les data centers et les réseaux sont détenus par des entreprises, là où les terminaux sont la possession de particuliers. Pour ces premiers, on peut donc compter sur les entreprises pour rationaliser les coûts, en diminuant le coût de fonctionnement et réduire le renouvellement des machines. Du côté des utilisateurs, une grande partie du matériel est renouvelée alors qu’elle est encore fonctionnelle. C’est par ici qu’il est donc le plus sage d’attaquer dans un premier temps.

Pourquoi les utilisateurs renouvellent-ils autant leurs appareils ? De prime abord, on pourrait imaginer que cela est dû à l’obsolescence programmée. Les fabricants produisent des appareils à faible durée de vie, forçant les utilisateurs à renouveler leurs appareils souvent. C’est partiellement vrai. Nombre de smartphones ou ordinateurs sont peu voire pas réparables, à cause d’une conception pensée pour éviter la réparabilité (et réduire les coûts de fabrication potentiellement, voire augmenter les ventes). Pourtant, ces lignes bougent. La pression des consommateurs et de quelques acteurs tels que le Fairphone bousculent quelque peu la conception de ces appareils. Au niveau légal même, depuis 2021, un indice de réparabilité est devenu obligatoire sur un certain nombre d’appareils en boutique, notamment sur les téléphones, pour flécher les achats des consommateurs dans la bonne direction. Cela reste timide, mais va dans le bon sens et annonce un changement de tendance.

Mais si les fabricants de matériel font le nécessaire pour allonger la durée de vie, cela ne garantira pas que l’utilisateur utilisera son appareil jusqu’à la mort de celui-ci. L’obsolescence programmée a une seconde facette bien moins évidente. Lorsqu’un appareil continue de fonctionner, mais qu’il devient inutilisable à cause de ralentissements liés à des applications toujours plus gourmandes, ou encore des applications qui deviennent volontairement non compatibles avec les appareils et systèmes d’exploitation plus anciens, cela n’est plus la faute du matériel. Alors que le logiciel devrait être un moyen de prolonger la vie du matériel, en le rendant évolutif, c’est pourtant bien le contraire qui s’opère. Le logiciel vient raccourcir la durée de vie du matériel. Et c’est ici qu’entre en jeu le Numérique Responsable. Si le logiciel est une des causes majeures du renouvellement, il faut donc attaquer le problème par le logiciel.

Si le logiciel provoque le renouvellement de l’appareil, c’est généralement qu’il est soit trop gourmand en ressources matérielles et donnera du fil à retordre au matériel (obésiciel), soit qu’il n’est carrément plus disponible (ex : une application qui nécessite au moins la version X de l’OS du téléphone). Le but avoué du Numérique Responsable est donc de rendre le service le plus sobre possible, en faisant en sorte qu’il ait besoin du minimum possible de ressources matérielles pour fonctionner. S’il peut être utilisé sur les appareils les plus modestes et les plus anciens, il ne sera plus la raison qui poussera l’utilisateur à changer son terminal. Le bénéfice pour l’entreprise se dégage par effet ricochet. Si l’application est plus sobre, elle est donc pas conséquent également beaucoup plus performante. Des temps de chargement plus rapides, une fluidité plus appréciable, mais aussi une expérience utilisateur améliorée. Pour qu’une application soit plus sobre, il est généralement nécessaire de challenger le besoin métier et l’UX, permettant de produire une application épurée et focalisée sur sa vraie valeur ajoutée, tout en permettant à l’utilisateur d’atteindre son objectif en un temps minimal et avec facilité. Par ricochet, il aura envie d’utiliser à nouveau l’application, lui attribuera de bonnes notes sur les stores, etc… L’élimination de fonctionnalités à l’intérêt questionnable permet par ailleurs de réduire les coûts de développement, de maintenance, d’hébergement…

L’accessibilité est également un des axes adressés par le Numérique Responsable. L’accessibilité est ici à prendre dans son sens large, pas uniquement par celui du prisme de l’assistance aux personnes réputées diminuées. On pense bien trop souvent que le public d’une application vit dans une grand métropole avec un réseau à la pointe, est âgé de 20 ou 30 ans, a grandi dans le numérique et possède le dernier appareil à la mode. Pourtant, Le résident vivant au fond d’un désert numérique où l’ADSL est encore la seule option; le nomade dans les transports en commun avec un réseau 3G peu fiable; le patient qui s’est brisé le bras pour quelques semaines, le senior qui n’y voit plus très bien ou qui n’a plus le dynamisme intellectuel de ses jeunes années… tous sont autant de publics qu’il serait malvenu d’ignorer, ne serait-ce parce qu’ils représentent une clientèle potentielle pour l’entreprise au-delà du côté éthique de faire de l’inclusion sociale. Par ailleurs, une application plus sobre et épurée dans sa conception et son UX seront par essence également plus accessible. Pour un novice dans le numérique, une application proposant un écran avec quelques fonctionnalités clés sera bien plus intuitive que celle proposant une pléthore d’options plus ou moins pertinentes qui masquent la vraie valeur du service.

Ces efforts sur la sobriété et l’accessibilité auront des répercussions sur les impacts environnementaux des services proposés par l’entreprise, qui pourront lui être bénéfiques sur bien des aspects.

Début 2021, la Commission Européenne a pour la première fois démarré une chasse à l’écoblanchiment (greenwashing). En passant au banc d’essai un échantillon d’applications grand public, 42% d’entre elles se sont vu attribuer un avertissement quant au fait que les allégations environnementales mises en avant étaient trompeuses ou incorrectes. Si aujourd’hui la Commission Européenne se contente d’adresser des blâmes, il n’est pas à exclure que des punitions financières lui succèderont dans un avenir proche. Tout comme l’industrie automobile qui se voit adresser des contraintes plus fortes chaque année sur ses émissions de gaz à effet de serre, ou le bâtiment dont les passoires thermiques seront bientôt interdites à la location, il est plus que probable que le numérique finisse par tomber dans le viseur du législateur, imposant aux entreprises de devoir se mettre en conformité par rapport à des références standardisées qu’il serait bénéfique d’anticiper, ne serait-ce que pour acquérir les compétences en avance de phase.

SI la Commission Européenne fait la chasse aux mauvais élèves, les étudiants sortant des grandes écoles commencent également à orienter leur choix de poste vers les entreprises qui montrent réellement patte blanche. Ainsi, celles qui font le moins montre de bonne volonté pourraient commencer à sérieusement éprouver des difficultés à recruter des profils à haute valeur ajoutée, se retrouvant à rechercher leurs forces vives dans un vivier de plus en plus restreint.

Les clients ne sont également pas en reste. Le marché de la consommation tend de plus en plus à s’orienter vers des produits plus vertueux. Si cette tendance est encore peu perceptible dans les services numériques, il n’y a pas à douter que les pionniers dans le domaine pourraient s’emparer du marché que les plus réfractaires pourraient leur offrir sur un plateau d’argent.

Face a cet exposé, mon directeur de l’ingénierie a compris les tenants et aboutissants du Numérique Responsable (dont il était par ailleurs déjà quelque peu familier), et m’a d’ailleurs gratifié d’une remarque intéressante à plus d’un titre. Personne n’irait s’amuser à proposer des produits volontairement nocifs et mal conçus. Le problème réside bien davantage dans l’absence de savoir-faire. Comment rend-on un service plus sobre ? Comment savoir si l’action que l’on prend est bénéfique ou non ? Comment savoir si remplacer une pratique par une autre va dans le bon sens, ou si elle fait pire à la fois au niveau de l’expérience utilisateur et des impacts ? La réponse à ces questions nécessite dans les grandes lignes de déterminer les bons indicateurs, les mesurer, et mettre en place les actions nécessaire pour les faire évoluer dans le bon sens.

Sources

Quelle est l’empreinte environnementale du numérique mondial ? — Green IT

Les métaux, vers une pénurie mondiale ?

Indice de réparabilité

Lutter contre le «greenwashing» : la moitié des allégations environnementales de sites web ne sont pas étayées par des preuves

--

--

Rémi Doolaeghe
ingénieur numérique responsable

Développeur freelance avec une appétence pour le numérique responsable : accessibilité, écoconception, sobriété numérique...