Les Voitures Autonomes : Prochain Terrain d’Affrontement du Numérique

Ou le retour du grand débat entre intégration et fragmentation

Antonin Cobolet
Innovation Galaxy

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Les voitures autonomes arrivent à toute allure !

En effet, les constructeurs, les équipementiers et les géants du numérique sont tous certains qu’elles représentent le transport du futur. Ainsi, des sommes énormes sont investies afin de développer le plus tôt possible les premiers modèles qui ne nécessiteront plus aucune supervision, ni aucune intervention humaine.

Toutefois, cette nouvelle voiture aura la particularité de ne plus être un simple véhicule puisqu’elle sera dotée d’une multitude de capteurs numériques dont les données seront traitées par un ordinateur central. Elle sera donc un appareil hybride ayant un fonctionnement à la fois mécanique, électronique et informatique.

Mais au-delà de ce constat, on peut se demander si ce n’est pas l’un des plus vieux serpents de mer de l’informatique qui pourrait remonter à la surface : l’opposition entre systèmes ouverts et systèmes fermés.

Petits rappels historiques

En 1984, Apple sort l’un des tout premiers ordinateurs personnels : le célèbre Macintosh. Cet ordinateur disposait de son propre système d’exploitation qui lui conférait une interface graphique unique en son genre et permettait à ses utilisateurs de se servir d’une souris pour naviguer dans cette interface. Cependant, Apple refusa de délivrer la licence de son système à d’autres fabricants de matériel informatique, aussi, il ne fut implémenté sur aucune autre machine que celles produites par l’entreprise.

Microsoft tira profit de cette situation en vendant aux autres constructeurs d’ordinateurs personnels son propre système d’exploitation : Windows. Ainsi, dans les années 1990, Microsoft finit par complétement dominer ce marché et se mit à envahir la planète avec l’ensemble de ses logiciels compatibles avec n’importe quel PC.

Apple, bien que précurseur dans le domaine des ordinateurs personnels, ne dut alors se contenter que d’une place de plus en plus marginale.

Toutefois, la firme à la pomme va prendre sa revanche en ouvrant l’ère des smartphones avec la sortie du premier iPhone en 2007 et celle des tablettes en 2010 avec l’iPad. Ces appareils mobiles permettant grâce à leur écran tactile de naviguer au sein d’une plateforme d’applications, marquèrent un succès phénoménal pour Apple. Mais une fois encore, l’entreprise de Cupertino décida de ne pas diffuser aux autres fabricants de matériel le code de l’iOS, son système d’exploitation pour mobile, préférant le laisser soigneusement protégé et intégré à ses appareils.

Ainsi, ce qui devait arriver arriva : Google adopta une approche d’ouverture, en allant même encore plus loin que Microsoft ne l’avait fait avec les PC. En effet, au lieu de vendre la licence de son système Android, Google le mit en open source afin que les constructeurs et les développeurs puissent l’utiliser gratuitement, et même y apportent leurs propres modifications.

La suite, vous la connaissez sans doute.

Si Apple continue à bien tirer son épingle du jeu en réalisant des profits toujours gigantesques avec ses produits, Google a néanmoins conquis la plus grande partie des smartphones et des tablettes. L’entreprise de Palo Alto profite ainsi de sa position dominante pour diffuser aux utilisateurs ses différents services comme son moteur de recherche, son navigateur web, sa suite bureautique ou encore ses messageries…

Systèmes ouverts ou systèmes fermés : quelles différences ?

La distinction entre systèmes ouverts et systèmes fermés ne relève pas vraiment de la dichotomie. En effet, il serait plus judicieux de considérer une échelle avec deux extrémités sur laquelle les entreprises pourraient être placées selon leur degré d’ouverture ou de fermeture. Ce degré dépendant d’ailleurs de trois éléments distincts.

Le premier de ces éléments équivaut à la propension d’une entreprise à nouer des partenariats avec d’autres acteurs, ainsi qu’à établir des connexions avec leurs écosystèmes. Donc en somme à rendre ses produits et services plus ou moins exclusifs.

Le second correspond à la façon dont une entreprise privilégie son écosystème par rapport à celui des autres entreprises. Plus une entreprise rendra incontournables ses propres produits aux détriments des autres présents sur ses propres plateformes ou dans ses propres magasins, plus elle sera fermée.

Le troisième et dernier élément tient plus de la manière dont une entreprise facilite le détournement de ses produits par les utilisateurs. La facilité du démontage d’un appareil, la mise à disposition du code de logiciels ou son écriture dans un langage standard sont autant de points qui rendent une entreprise plutôt ouverte.

S’il est clair qu’aucune entreprise n’est donc ni totalement ouverte, ni totalement fermé, comment expliquer que certaines penchent plus d’un côté que de l’autre ? Quels avantages cherchent-elles à retirer d’un tel positionnement ?

La fermeture, ou plutôt l’intégration, fut pendant longtemps la norme au sein des entreprises. Effectivement, cette approche aide à coordonner l’ensemble des moyens de production, à organiser la mise à disposition des produits et à contrôler de A à Z l’expérience utilisateur. L’objectif étant de proposer aux clients un résultat meilleur, tant dans le design du produit, que dans son fonctionnement ou dans sa sécurité. A une époque où les monopoles étaient plus nombreux qu’aujourd’hui, il est assez aisé de comprendre pourquoi l’intégration prévalait.

Cependant, les systèmes fermés possèdent des limites majeures que n’ont pas les systèmes ouverts, surtout dans un contexte de technologies numériques.

Sur les marchés de secteurs comme l’informatique, il règne en général une forte compétition ce qui permet une grande diversité de choix de produits et surtout stimule l’innovation. En effet, pour attirer de nouveaux clients, les entreprises de ces marchés créent sans cesse de nouvelles offres et cherchent en permanence à les améliorer. Ainsi, une entreprise adoptant une approche ouverte peut tirer parti de ce foisonnement de solutions existant à de multiples endroits de sa chaîne de valeur pour enrichir sa propre offre.

De plus, une entreprise ouverte peut aussi s’appuyer sur les contributions volontaires des utilisateurs ou sur les détournements collectifs de ses produits afin de proposer une solution bien plus adaptée aux besoins des clients. Les entreprises adoptant un système ouvert peuvent donc s’appuyer sur le collectif et le partage pour rendre leurs produits plus attractifs.

Par ailleurs, dans un contexte difficilement prévisible, il est très probable qu’une entreprise fasse des erreurs. Cependant, si cette dernière a un haut niveau d’intégration, les erreurs se payent beaucoup plus cher puisque cela impacte l’ensemble de l’expérience client qu’elle propose. Au contraire, une entreprise fragmentée qui se trouve exposée à un dysfonctionnement, peut plus facilement changer une partie de son business model, sans trop remettre en question sa proposition de valeur.

Ainsi, pour qu’une entreprise fermée puisse battre de puissantes rivales ouvertes, il faut qu’elle sécurise l’ensemble de sa chaîne de valeur, mais aussi qu’elle ait une stratégie de développement quasi-parfaite.

Ceci a donc deux implications : ses produits doivent être vendus suffisamment chers pour couvrir les surcoûts et lui permettre de dégager une certaine marge, et surtout, ses décideurs doivent des visionnaires ayant un contrôle très fort sur l’entreprise afin de minimiser le nombre et l’ampleur des erreurs commises.

Quid de l’automobile ?

Jusqu’à très récemment, l’automobile était encore un secteur dans lequel les entreprises étaient relativement fermées. En effet, les constructeurs de voitures se fournissaient auprès de quelques équipementiers seulement et possédaient un réseau de concessionnaires et de garagistes exclusivement affiliés. Ils ne nouaient donc que très peu de partenariats, leurs produits étaient on ne peut plus privilégiés et ce ne sont pas les manuels des voitures qui aidaient les utilisateurs à en faire des détournements.

Néanmoins, avec l’avènement des voitures autonomes, les constructeurs automobiles commencent à adopter des approches moins intégrées.

N’ayant pas les compétences pour développer la partie informatique, certains constructeurs nouent des alliances avec des acteurs du numérique à l’instar de Chrysler avec Google ou d’Audi avec Nvidia. En outre, d’autres constructeurs comme Volvo se mettent à proposer à l’intérieur de l’habitacle des voitures des services fournis par d’autres acteurs. Enfin, pour pouvoir adapter leurs véhicules aux nouveaux services et usages qui sont en train d’émerger, les constructeurs saisissent l’intérêt qu’il y a à proposer en open source certains modules de leurs véhicules, à l’instar de Renault et de sa plateforme de développement automobile.

S’il semble plutôt sage que les constructeurs automobiles traditionnels adoptent progressivement une approche fragmentée afin de s’adapter à l’arrivée des voitures autonomes, en revanche, il est plus étonnant qu’aucun géant du numérique ne semble vouloir suivre une stratégie d’intégration. En effet, les Microsoft, Intel, Nvidia, Baidu et autres LG ont préféré multiplier les partenariats avec les constructeurs de voitures. Google qui semblait pendant un temps vouloir faire cavalier seul, va semble-t-il reproduire sa stratégie des smartphones via sa spin-off Waymo en proposant des kits d’autonomie aux constructeurs. Et alors que l’on pouvait croire qu’Apple serait fidèle à son approche intégrée, la firme a la pomme aurait elle aussi renoncé à développer son propre véhicule autonome.

Ainsi, une seule entreprise semble vraiment vouloir s’attaquer à l’industrie des voitures autonomes en utilisant un système fermé : Tesla.

Mais pourquoi Tesla se risque-t-elle à adopter une approche totalement intégrée quand toutes les autres entreprises font le contraire ?

Toute d’abord, Tesla semble en avance en matière de pilotage automatique, ce qui pourrait constituer un bel avantage pour construire une voiture ayant une autonomie totale, et ainsi se positionner comme une pionnière de cette industrie. De plus, ses voitures font partie des plus sûres et des plus appréciées par les utilisateurs, ce qui devrait permettre à la marque de tenir son positionnement tarifaire élevé.

Mais surtout, ce qui pourrait donner à Tesla les moyens de tenir une approche fermée repose dans la cohérence de la vision qu’Elon Musk a pour son entreprise :

D’une part, il prône le renforcement à outrance de la sécurité de ses véhicules et affirme vouloir développer la gamme Tesla pour l’étendre aux bus et aux camions. Et d’autre part, il a l’intention de développer un véritable écosystème autour des véhicules de la marque en mêlant diverses innovations de produits et de services. En effet, en plus de la vente de véhicules il souhaite que Tesla propose mette à disposition de ses clients de superchargeurs électriques, qu’elle vende des batteries domestiques et des panneaux solaires et qu’elle offre aux propriétaires un service de partage de leurs véhicules.

Ceette stratégie n’est pas anodine : elle ressemble comme deux gouttes d’eau à celle d’Apple dans les années 2000. Des produits de qualité comme l’iMac, l’iPod, l’iPhone et l’iPad, qui répondent à des usages variés, et surtout qui s’appuient sur un écosystème riche et original constitué des plateformes iTunes et AppStore, ainsi que des magasins Apple Store. Il ne s’agit donc pas de vendre simplement un objet ou un service aux clients, mais bien de leur faire vivre une expérience.

Tesla semble donc être l’entreprise ayant le plus de cartes en mains pour être aux voitures autonomes ce qu’Apple fut aux smartphones.

Si l’on se fie à l’histoire, il est donc fort possible que Tesla rencontre un certain succès avec les voitures autonomes. Seulement, il est d’autant plus probable qu’à terme sa mainmise se réduise et que ce soit des entreprises ayant une approche ouverte, qui finissent par dominer le marché.

On pourrait donc croire que le système fermé est voué à l’échec, mais outre la marge conséquente qu’il confère à une entreprise adoptant ce système lorsqu’elle est pionnière sur un marché, il joue surtout un rôle non négligeable dans la diffusion d’une innovation.

En effet, pour les voitures autonomes et pour beaucoup d’autres innovations de rupture, de nombreux défis techniques, économiques ou moraux se dressent en travers de leur utilisation et de leur acceptation par la société. Hors, une entreprise ayant une approche intégrée est sans doute plus à même de rassurer les craintes potentielles des utilisateurs et d’apporter une réponse aux plus épineuses problématiques d’usage. Ce n’est que par la suite que les entreprises fragmentées peuvent vraiment prendre le relai en apportant une plus grande diversité de choix, en faisant chuter les prix et en développant de nouvelles interactions, pour ainsi poursuivre la diffusion de l’innovation en question.

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