Une Crise et des Opportunités pour un Journalisme Crédible

OSF Journalism
Innovation in Journalism
8 min readJun 17, 2020

Les médias indépendants perçoivent des opportunités dans un contexte de crise, alors que le public se rue vers un journalisme crédible, même si les fondements commerciaux du secteur s’effondrent.

Cher partenaire,

Il est encore ardu de sonder l’impact de la crise du Covid-19 pour le journalisme, même deux mois après le confinement de la plupart des pays. D’une part, la demande soutenue et sans précédent du public pour des informations fiables représente une opportunité incroyable pour les médias indépendants. Une chance de promouvoir la valeur d’un journalisme de qualité et, espérons-le, de tisser des liens durables avec des millions de nouveaux auditeurs et lecteurs.

D’autre part, la mort de la publicité est en train de désintégrer les rares vestiges du modèle financier traditionnel du secteur. Il est alarmant de voir que des médias ferment leurs portes partout dans le monde, au moment même où la demande vis-à-vis de leurs reportages atteint des niveaux sans précédent.

Les données de Google Trends cartographient l’intérêt pour la recherche « Coronavirus » (vert) par rapport à « Noël » (bleu) et « Donald Trump » (rouge). Image reproduite avec l’aimable autorisation de Mo Tafech, de Fumaca.

Cette étrange contradiction a été illustrée magistralement dans le rapport du premier trimestre 2020 du New York Times. Malgré une croissance incroyable de 10 % du nombre total d’abonnés (de 587 000 à 6 millions) et un trafic sur le site qui a doublé (un record de 2,5 milliards de pages vues rien qu’en mars, soit la moitié des adultes américains), le journal mettait encore en garde contre une chute de 55 % de ses recettes publicitaires pour le deuxième trimestre 2020. Le PDG Mark Thompson a reconnu que même si de nombreux médias se trouvent dans une situation financière pire que celle du NYT, en surmontant la crise malgré ces pressions, ils gagneront la reconnaissance et la fidélité du public : « Je crois que dans des moments comme celui-ci — cette expérience extraordinaire et terrible que connaissent le pays et le monde — c’est le moment pour les organismes de presse et les journaux de trouver leur public et de prouver la valeur d’une information digne de confiance », a-t-il affirmé à CNN.

Un point de vue affirme que la pandémie n’est qu’un simple accélérateur de tendances qui étaient déjà bien engagées : la publicité est morte ; vive les recettes issues des lecteurs. Cependant, ce pronostic ne devrait pas nous empêcher d’être attentifs et de profiter de cette incroyable opportunité pour mieux comprendre ce que le public veut et ce dont il a besoin. Il est temps pour nous tous de prendre longuement des notes.

De petits médias indépendants du monde entier voient aussi leur audience décoller. Lina Ejeilat est la rédactrice en chef du site d’information indépendant jordanien 7iber, qui a enregistré une augmentation de 85 % de ses pages vues entre la mi-mars et la mi-avril. Elle a observé lors d’un récent séminaire en ligne du Programme sur le Journalisme Indépendant que l’un des articles ayant le plus de succès et de partages sur 7iber était un exposé sur la science des respirateurs. Selon Lina, il n’y a pas beaucoup d’articles de ce genre de journalisme d’actualité en langue arabe. En outre, tandis qu’une grande partie de l’augmentation du trafic venait de Jordanie, la couverture de 7iber des conditions auxquelles sont confrontés les travailleurs migrants égyptiens a été partagée parmi cette population abandonnée et a attiré un public entièrement inédit pour ce média.

Fumaca, un podcasteur basé à Lisbonne et spécialisé dans les droits humains et les communautés marginalisées a utilisé une autre approche : en reconnaissant que les principaux médias portugais réalisaient déjà un travail correct avec la couverture de cette crise de santé publique, la petite équipe a multiplié ses enquêtes initiales. Mo Tafech, responsable de la collecte de fonds et du marketing de Fumaca, a expliqué que c’était ce que le public avait demandé lors de l’enquête : ils voulaient trouver une communauté autant qu’une salle de rédaction et avoir un rôle actif dans le journalisme. Au lieu d’essayer d’attirer un nouveau trafic avec de gros titres sur le Covid et d’amplifier les messages sur Facebook, Fumaca s’est attaché à convertir les abonnés actuels à la newsletter en membres payants. Cette stratégie a été gagnante, amenant 70 nouveaux membres payants par mois, maintenant 700 au total — assez pour couvrir les salaires de près de la moitié de la petite équipe. Les sessions spéciales pour les membres « Demandez-moi ce que vous voulez » avec des entretiens ont été particulièrement efficaces pour attirer de nouveaux membres et générer des recettes a indiqué Mo, tout comme une série d’ateliers payants sur des sujets tels que « la diffusion de podcasts pour les débutants » et « le marketing avec un petit budget ».

Au Brésil, Agência Mural a décidé qu’il n’y avait en ce moment pas de sujet plus brûlant que le Covid et a donc ajusté son travail en fonction. Ce média couvre plusieurs quartiers parmi les plus pauvres et les plus marginalisés de São Paulo, grâce à sa propre équipe de journalistes et à un réseau de plus de 70 correspondants locaux. Les visites sur le site Internet ont augmenté de 169 % au premier trimestre, la majorité d’entre elles provenant de la recherche organique (c’est-à-dire des personnes issues de moteurs de recherche tels que Google), ce qui suggère que les gens recherchent activement des informations crédibles et précises sur la crise. Consciente des faibles taux d’alphabétisation et constatant que beaucoup de fausses nouvelles sur le virus se propageaient sur WhatsApp, Mural a lancé un podcast quotidien de 8 minutes Em Quarentena (« En quarantaine ») diffusé sur WhatsApp. Cette diffusion s’est depuis étendue à Spotify, YouTube et d’autres canaux, et maintenant à des stations de radio commerciales et communautaires.

Le média de journalisme d’investigation situé à Belgrade, KRIK, s’attache à dénoncer le crime et la corruption. Les fournitures médicales liées au Covid se sont révélées être un marché juteux : dans un rapport récent, des journalistes ont découvert que des hôpitaux dont le personnel était infecté avaient acheté des kits de tests chinois peu fiables, reconditionnés comme néerlandais, à un homme d’affaires faisant déjà l’objet d’une enquête pour extorsion, blanchiment d’argent et association de malfaiteurs. Au même moment, KRIK a remarqué que les principaux médias serbes publiaient activement des informations erronées sur le Covid, en affirmant que le paprika jouait un rôle préventif contre la maladie ou en publiant des études discréditées selon lesquelles le virus s’était échappé d’un laboratoire. Selon la journaliste Jelena Vasić, beaucoup de ces informations erronées provenaient de sources médiatiques anglaises ou russes et ont été publiées non pas pour tromper, mais pour obtenir des clics « de façon irresponsable ».

Les affirmations de Trump concernant l’injection d’eau de Javel peuvent sembler risibles pour beaucoup. Pourtant, la désinformation sur le Covid est une question de vie ou de mort dans de nombreux pays où l’accès à des informations crédibles et dignes de confiance est insuffisant : l’organisation nationale des médecins légistes iraniens a récemment révélé que 728 Iraniens étaient morts entre le 20 février et le 7 avril après avoir bu du méthanol, en croyant à tort que cela leur procurerait une immunité contre le virus (90 autres sont devenus aveugles, tandis que 5011 ont été empoisonnés). En Serbie, KRIK a jugé que la désinformation autour du Covid-19 était une « question de vie ou de mort » et a lancé son blog en direct, Raskrikavanje. D’après Jelena, ce fut la rubrique la plus lue du site en mars et avril, dans un contexte de forte augmentation du trafic, ce qui suggère une soif d’informations crédibles dans un contexte de pénurie.

De toute évidence, comprendre les besoins de votre public n’a jamais été aussi crucial — quel que soit le modèle économique. De nombreux journalistes et directeurs de médias ont observé que, contrairement à la plupart des grands reportages qui provoquent un pic de trafic pendant sept jours, le Covid-19 a suscité un intérêt soutenu pendant près de trois mois, à des niveaux sans précédent depuis l’avènement d’Internet. Nous pouvons supposer que « l’information crédible en temps de crise » joue un rôle de moteur, espérer que le public continuera à rechercher (et à récompenser) les médias fiables qui la produisent, et faire ce que nous pouvons pour essayer d’entretenir ces relations une fois que l’effervescence sera retombée. En attendant, il y a une grande quantité de nouvelles données à exploiter. Le public nous dit ce dont il a besoin — et nous devrions l’écouter.

JJ Robinson
Responsable de Programme

Programme sur le Journalisme Indépendant

Conseils

  • Qui est ce nouveau public ? S’agit-il de lecteurs fidèles qui reviennent plus souvent, ou d’un groupe complètement inédit ? Comment puis-je créer plus de liens avec eux et les encourager à « rester » ?
  • Quelles sont les lacunes en matière de couverture et d’information dans mon pays/région/langue ? Quelle est ma niche ? Quel élément puis-je fournir que personne d’autre ne peut fournir ?
  • Existe-t-il des partenaires avec lesquels je peux collaborer pour étendre ma présence dans de nouveaux médias et auprès de nouveaux publics ? (Ex. : podcasteurs et radio locale).
  • Le Covid est un récit sur le long terme, et sa couverture est un « marathon et non un sprint ». Les employés (et les rédacteurs fondateurs !) ont besoin de temps pour respirer, et de flexibilité pour gérer leur propre situation.

Quelques ressources

  • Vous avez peut-être déjà en tête la prochaine grande histoire sur le Covid en ce moment et les factures du mois prochain sont encore loin, mais jetez un coup d’œil au Calculateur de crise pour planifier vos dépenses pendant la pandémie
  • Splice Newsroom a lancé une communauté virtuelle pour les médias indépendants, publiant régulièrement de très nombreux événements en ligne. Consultez la rubrique « Low-Res » ici
  • GIJN propose une excellente série de conseils pour couvrir la crise en toute sécurité et de façon responsable, en présentant l’information sans susciter de panique (disponible en plusieurs langues)

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