Comment une relance bien planifiée a fait passer Intel de Underdog à Top Dog
Traduit de l’anglais How a Well-Planned Relaunch Raised Intel from Underdog to Top Dog paru dans l’édition automne 2019 du magazine the Pragmatic, the reference for product management and product marketing
Dans son best-seller du New York Times, Measure What Matters: How Google, Bono and the Gates Foundation Rock the World with OKRs, le légendaire investisseur technologique John Doerr présente l’histoire d’Intel qui est parvenu à s’échapper d’une mort imminente au début des années 1980.
Déjà riche en détails grâce à la formation professionnelle de Doerr (il a travaillé chez Intel de 1975 à 1980), l’histoire est également pimentée par Bill Davidow, alors vice-président de la division des systèmes de micro-ordinateurs chez Intel. Davidow occupait une place de premier rang pendant la crise: l’ancien PDG d’Intel, Andy Grove, l’avait choisi pour diriger l’opération qui sortirait Intel de son marasme et ouvrirait la voie à la croissance explosive de l’entreprise, tout en concluant des accords avec plusieurs gros clients — dont IBM.
Bien que Davidow ait déjà consacré un chapitre entier à cette histoire dans son livre de 1986, Marketing High Technology, Doerr a partagé de nouvelle information qui présente un intérêt significatif pour les innovateurs technologiques cherchant à prospérer dans le monde des affaires complexe d’aujourd’hui.
Opération Crush
La puce 8086 du microprocesseur 16 bits d’Intel a été introduite en 1978 et, selon Davidow, « a rapidement gagné la première place sur le marché ». La puce s’est emparée de la position de tête face à des produits plus anciens et moins performants fournis par Texas Instruments et National Semiconductor. Cependant, il aura fallu deux ans à Intel pour atteindre une large part de marché et, pendant ce temps, Motorola fabriquait un produit compétitif — le 68000 — qui était plus rapide et plus facile à programmer. Les clients ont vite remarqué la différence et étaient impatients de passer d’Intel à Motorola.
Motorola était beaucoup plus grand qu’Intel et disposait de suffisamment de ressources pour repousser Intel et s’emparer de leur part de marché. Intel était donc dans des eaux troubles. Selon Davidow, plusieurs importants contrats d’Intel dépendaient du succès du 8086. S’il ne parvenait pas à sécuriser sa part de marché, non seulement la division des microprocesseurs était à risque, mais Intel dans son ensemble le devenait également. Cette situation de lutte pour la survie a conduit à la création d’une opération spéciale chez Intel: l’Opération Crush.
Ne voulant pas se contenter de gains supplémentaires, l’équipe de gestion d’Intel a décidé de se fixer un objectif incroyablement élevé: Gagner 2 000 designs au cours de l’année suivante. Cela correspondait à une nouvelle vente chaque mois pour chaque vendeur.
L’équipe commerciale était abasourdie.
Doerr se rappelle de la réaction suite à cette annonce: « La direction demandait à nos représentants sur le terrain de tripler leur chiffre pour une puce si impopulaire que les clients de longue date leur raccrochaient au nez. La force de vente était déjà battue et vaincue, et maintenant elle se donnait comme objectif le mont Everest. »
Cependant, il ne s’attendait pas à ce que, d’ici la fin de l’année, Intel dépasse cet objectif, remportant 2 300 designs et récupérant 85% du marché des microprocesseurs 16 bits. Et tout cela serait réalisé sans créer — ni même modifier — un seul produit.
Au fond, l’Opération Crush était une campagne de relance massive de la gamme existante de produits d’Intel. Une lecture réfléchie des livres de Doerr et Davidow révèle que le succès de la campagne reposait sur trois éléments fondamentaux. Chacun des piliers promet autant aux innovateurs technologiques actuels qui cherchent à commercialiser de nouveaux produits qu’ils ont aidé Intel dans les années 1980, et peut-être même davantage, compte tenu du marché très compétitif des années 2020.
Pilier 1: Mettre en place un cadre OKR
« Comme mon père disait, personne ne devient astronaute par accident. »
–Keith Ferrazzi, auteur et entrepreneur
Quels sont vos objectifs de haut niveau? Les avez-vous décomposés en segments plus petits et mesurables avec un délai fixe? Telles sont les questions centrales que Doerr pose dans Measure What Matters. Pendant des années, il a fait la promotion des objectifs et résultats clés (Objectives and Key Results ou OKRs), c’est-à-dire un cadre pour définir et suivre les objectifs. Des fondateurs de startups aux PDGs de grandes entreprises, beaucoup ont été inspirés par cette méthodologie. Aujourd’hui, la liste de ceux qui croient en les OKRs comprend Amazon, Google, Juniper Networks, VMware et plus encore.
Un cadre OKR a quatre superpuissances, selon Doerr:
- Focusser et se commettre sur les priorités
- Centraliser et aligner le travail d’équipe
- Assigner des responsabilités
- Viser l’incroyable (faire plus que ce que nous pensions possible)
Bien que les OKRs puissent sembler simples, leur mise en œuvre comporte certains risques. À cette fin, Doerr fournit des lignes directrices et des exemples utiles pour aider les équipes de gestion à les mettre en pratique.
Doerr et Davidow sont convaincus que l’opération Crush aurait échoué sans les OKRs; ils étaient l’ingrédient secret qui a permis à Intel, alors une entreprise d’un milliard de dollars, à galvaniser des milliers d’employés à changer de cap et à travailler dans une direction entièrement nouvelle dans une synchronicité (presque) parfaite — le tout dans un délai de deux semaines. « Intel Corporate Objective » est un exemple de OKR corporatif pour l’Opération Crush pour le deuxième trimestre de 1980, tel que décrit dans le livre de Doerr.
En cinq courtes phrases déclaratives, Intel a énoncé son objectif de haut niveau et a appelé les tâches principales de quatre grands départements, en incorporant des délais et des objectifs mesurables le cas échéant. Les chefs de service n’ont pu échapper aux OKRs de l’Opération Crush.
En ce qui concerne la liste ci-haut mentionnée des superpuissances de Doerr, il est facile de voir comment le cadre OKR a apporté focus, alignement et responsabilité à l’équipe. Au final, les OKRs ont donné au cargo Intel la souplesse d’un voilier laser.
Pilier 2: Changer le positionnement et le message
« Je préfère être différent que meilleur. »
–Bill Davidow
En examinant la liste OKR d’Intel, nous remarquons que le deuxième résultat clé, « reconditionner toute la famille de produits 8086 », est le seul qui n’a ni délai ni objectif mesurable. C’est aussi un peu un mystère. Que signifie exactement reconditionner? Doerr et Davidow ont tous deux fourni de nombreuses explications. En fait, s’il y avait un résultat clé sur lequel ils insistaient lorsqu’ils décrivaient l’Opération Crush, c’était bien celui-ci.
Intel savait que le 68000 de Motorola était un meilleur produit. L’entreprise savait également que si elle maintenait les discussions au niveau du microprocesseur, elle perdrait. Cela a obligé l’équipe de gestion d’Intel à consacrer beaucoup de temps et de ressources à trouver un moyen de modifier le positionnement et le message du produit 8086 — de façon à le reconditionner.
Davidow se rappelle avoir embauché le meilleur consultant en marketing de la Silicon Valley à l’époque pour aider à conduire ce processus. Des sessions stratégiques intenses en sont venues à une conclusion: alors qu’Intel semblait pas très bon d’un point de vue microprocesseur pur, il présentait plusieurs avantages par rapport à Motorola d’un point de vue système, y compris une large gamme de produits, de meilleures performances au niveau système et une force de vente technique mieux formée. Ceci se traduisait pour les clients par: un faible risque de problèmes d’intégration, un délai de mise sur le marché plus rapide et une équipe d’ingénieurs plus efficace. L’équipe était prête pour réécrire l’histoire.
Intel a non seulement changé son positionnement et son message, mais il a également changé à qui il faisait la promotion de son nouveau message: l’entreprise a cessé de vendre aux programmeurs et a plutôt commencé à vendre aux PDGs. Ceci est un élément essentiel au succès de l’Opération Crush, car la plupart des programmeurs s’intéressaient peu aux nouvelles fonctionnalités et aux avantages qu’Intel était sur le point d’offrir.
Ce qui comptait alors continue de l’être aujourd’hui: le repositionnement d’un produit pour un public de plus haut niveau est un puissant mouvement stratégique pour les innovateurs technologiques afin de miser sur une nouvelle croissance. En fait, la redéfinition du groupe d’acheteurs de l’industrie est l’une des six voies de croissance d’un autre best-seller du New York Times, Blue Ocean Shift de W. Chan Kim et Renée Mauborgne.
Une mise en garde à retenir est qu’un repositionnement réussi nécessite une segmentation appropriée du marché. « Dans la pratique, un département marketing qui parle à assez de clients collectera assez de données pour définir assez de marchés pour garantir la confusion et paralyser toute équipe de direction », a écrit Davidow. La solution, insiste-t-il, consiste à « identifier les caractéristiques dominantes dans une population de clients ».
Établissant clairement le différenciateur d’Intel, ce positionnement révolutionnaire au niveau du système a constitué la base d’un nouveau message et d’une nouvelle proposition de valeur que l’entreprise a commercialisé sans relâche au cours des mois suivants. « Nous jouions sur les forces de nos concurrents, et il était temps de commencer à vendre les nôtres », a écrit Davidow. Ce fut le tournant pour l’équipe Intel, et ils n’ont jamais regardé en arrière.
Pilier 3: Aligner le plan de campagne avec le parcours de l’acheteur
« Les gens ne veulent pas acheter une perceuse d’un quart de pouce; ils veulent un trou d’un quart de pouce. »
–Theodore Levitt
Equipé d’une nouvelle proposition de valeur, il était temps que l’équipe de direction d’Intel organise l’entreprise pour livrer son message. Alors que l’effort de repositionnement nécessite beaucoup de réflexion, ce dernier pilier consiste à prendre des mesures massives. La carte à suivre pour s’assurer que toutes les actions soient alignées les unes avec les autres s’appelle un plan de campagne.
Cette étape est décrite en détail dans le livre de Davidow, où il plaide fortement pour une approche systématique des campagnes marketing. Cela contraste fortement avec la collection d’activités discontinues dont il a été témoin dans d’autres entreprises de haute technologie. Plutôt que des actes de marketing aléatoires, Davidow privilégie une approche qui s’appuie sur des systèmes soumis à un contrôle de la qualité.
Inhérente à cette approche est la nécessité de segmenter le chemin menant à une vente. Le résultat, souvent appelé le parcours de l’acheteur (buyer’s journey), est une description des éléments d’apprentissage clés dont les clients ont besoin pour évoluer au cours de leur parcours d’achat, de suspect à prospect à prospect qualifié et, enfin, à client. Pour la plupart des innovateurs technologiques, le parcours de l’acheteur peut être divisé en trois étapes principales: sensibilisation, considération et décision. Plutôt que d’essayer de prendre un raccourci et d’aller directement à la décision de vente, le plan de campagne de l’Opération Crush montre comment l’entreprise s’est alignée sur chaque étape du parcours de l’acheteur.
« La pure complexité des produits technologiques est souvent un piège », selon Davidow. « Maintes et maintes fois, une entreprise de haute technologie tentera de tout dire à ses clients sur son produit complexe dans une seule promotion. Le message qui en résulte est impénétrable, les titres sont longs et obscurs, et les graphiques sont incompréhensibles. Il est toujours plus facile d’en dire beaucoup sur un produit que d’en dire juste un peu. Mais la simplicité est la clé. »
Même s’ils étaient fiers de leur nouveau produit et désireux d’en informer le marché, Intel savait que la plupart des clients ne se soucieraient pas de leurs nouvelles fiches techniques et des démos au début. Pour y arriver, Intel devait les réchauffer.
Pour y parvenir, Intel a d’abord dirigé les clients potentiels vers leur contenu de sensibilisation. L’objectif était de leur faire comprendre qu’ils avaient un problème et de recommander des séminaires pour en savoir plus sur la solution de haut niveau d’Intel. Après le séminaire, les prospects ont suivi un processus de qualification puis ont eu la possibilité de participer à un forum d’utilisateurs au cours duquel de l’information plus approfondie leur était fournie. Ce n’est qu’alors qu’ils ont été exposés à des démonstrations et à de l’information technique sur les produits.
Tel un parcours à suivre, cet alignement du contenu avec le processus d’achat a permis à Intel de gagner progressivement la confiance et de guider les acheteurs dans leur cheminement de prospect au client.
Erreur d’un milliard de dollars de Motorola
Comme pour tous les principes, ces piliers ne s’appliquent pas uniquement aux grandes entreprises et aux revitalisation de produits existants. Les entreprises technologiques de toutes tailles appliquent régulièrement ces principes pour lancer de nouveaux produits, qu’il s’agisse de dispositifs médicaux, de systèmes industriels, d’équipements de télécommunications ou d’électronique grand public. Quel que soit l’industrie ou le produit, les principes restent les mêmes — c’est leur mise en œuvre qui varie.
Dans le cas d’Intel contre comme dans celui de Motorola, le résultat était loin d’être inévitable. Motorola aurait pu utiliser ces mêmes piliers à son propre avantage. « [Motorola] a eu l’occasion de consolider sa victoire, mais au lieu de cela, il est tombé dans le piège d’affronter nos forces de front », a expliqué Davidow. « [L’entreprise] aurait pu être différente, mais elle a choisi d’être la même. »
Plutôt que de se défendre contre la stratégie d’Intel en l’appelant comme un acte de désespoir, Motorola a légitimé les efforts d’Intel avec une approche oeil pour oeil, dent pour dent, mais avec une imitation inférieure.
« Si Motorola avait choisi de rester à l’écart de notre défi, je pense qu’Intel aurait été en grande difficulté », écrit Davidow. Et c’est un excellent rappel que si vous n’avez pas de stratégie, vous faites probablement partie de celle de quelqu’un d’autre.
Remarque des auteurs
Les spécialistes du marketing B2B souhaitant effectuer un autodiagnostic plus approfondi de leur préparation à leur prochain lancement peuvent accéder gratuitement au tableau de bord pour lancement de produit. Ce tableau de bord fournit un score de préparation pour aider les entreprises B2B à faire bon usage de leurs ressources financières et à focusser sur ce qui est essentiel: multiplier les résultats du lancement de produit sans augmenter les dépenses.
À propos des auteurs
Etienne Fiset et Stéphanie Labrecque sont co-fondateurs d’Inspira Stratégies. Vous pouvez vous connecter avec Etienne ou vous connecter avec Stéphanie, les deux sur LinkedIn.