L’innovation : l’antidote (oublié) à la crise du secteur de la santé

Institut de l'Entreprise
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11 min readJun 27, 2017

En France, les entrepreneurs et les chercheurs connaissent des difficultés pour sortir de nouveaux médicaments et outils. Pourquoi ? Le système français peine à accompagner le développement des nouveautés dans le secteur de la santé et de la recherche médicale. La raison : l’innovation scientifique pâtit encore trop souvent d’une image coûteuse. L’Institut de l’entreprise fait tomber ce préjugé.

Les baby-boomers ont pris de l’âge : en 2016, 18,8% des habitants sont âgés d’au moins 65 ans. Un habitant sur dix a 75 ans ou plus. Le vieillissement de la population française a progressé de 3,7 points en vingt ans. En parallèle, le déficit de l’Assurance-maladie s’élève à 2,6 milliards d’euros. Comment faire face au renforcement des dépistages de maladies, à la multiplication des soins et des prises en charge des patients, notamment âgés, sans creuser les pertes du régime d’Assurance-maladie ?

Pour Daniel Szeftel, auteur de la note Innover c’est bon pour la santé, il faut « lever les freins de l’innovation ». Oui, mais comment ?

« Il faut rompre avec la perception d’une innovation coûteuse, explique Daniel Szeftel. Une majeure partie de l’innovation arrivant sur le marché permet des gains cliniques et de réaliser des économies. La France n’exploite pas ce potentiel de réductions budgétaires. »

L’Institut de l’entreprise est parti à la rencontre de chercheurs et de médecins qui croient en l’innovation et mettent tout en œuvre pour la faire avancer. A travers leurs expériences, ces précurseurs dévoilent les nombreux bénéfices — médicaux, psychologiques, financiers et scientifiques — de leurs innovations. Mais aussi les difficultés rencontrées pour lancer ou pérenniser leurs projets. Décryptage du potentiel (trop peu) exploité d’innovations médicales françaises.

La télémédecine pour répondre aux différents enjeux du système de santé

Avec le développement des nouvelles technologies et des objets connectés, de nouvelles pratiques médicales sont au service des patients. Grâce à la télémédecine , il est désormais possible d’établir un diagnostic ou d’assurer un suivi à distance avec la téléconsultation, d’obtenir l’avis d’un expert avec la télé-expertise ou encore d’interpréter à distance les données recueillies sur le lieu de vie d’un patient avec la télésurveillance médicale. En 2015, les agences régionales de santé (ARS) ont financé 195 projets.

Un dispositif inédit pour lutter contre l’insuffisance cardiaque

Parmi ces projets, se trouve Cardiauvergne, un groupement de coopération sanitaire composé de 35 structures lancé en 2011 par le professeur Jean Cassagnes, ancien responsable du pôle cardiologie du CHU de Clermont-Ferrand. L’objectif ? Mettre en place un suivi médical personnalisé et perfectionné via la télésurveillance pour améliorer le pronostic vital des patients insuffisants cardiaques. Les chances de survie à 5 ans des malades sont seulement de 35%. L’insuffisance cardiaque, qui touche 2% de la population française, est la première cause d’hospitalisation après 60 ans en France, avec plus de 220 000 séjours par an.

Depuis 5 ans, 1 403 patients ont été inclus dans le programme Cardiauvergne ; actuellement 687 sont suivis quotidiennement grâce à des maillots et des balances connectés, qui transmettent les électrocardiogrammes et le poids quotidiens. Ces dispositifs viennent en appui du suivi des « infirmières à domicile qui transmettent les bilans biologiques pour compléter le dossier médical informatisé et sécurisé », comme le détaille Marie-Claire D’Agrosa-Boiteux, directrice médicale du groupement de coopération sanitaire Cardiauvergne.

Et ça marche. Il n’y a que 12,5% de réhospitalisation par an chez les patients, contre des moyennes oscillant de 28% à 40% en France et en Europe. La durée moyenne de la réhospitalisation est passée de 11 jours à 9,4 jours. La mortalité a baissé de moitié après un an de télésuivi pour atteindre 11,66%. L’économie réalisée est en moyenne de 4 500 euros par patient par an, soit le coût d’une hospitalisation.

Malgré ces résultats positifs, Cardiauvergne fonctionne sur un mode précaire avec certes « des financements de l’Agence régionale de santé renouvelés pour les 3 ans à venir », une « petite équipe » mais un « manque d’argent pour pérenniser notre action » et créer de nouveaux postes, pointe la directrice médicale.

Pourquoi n’existe-il pas plus de financements pour développer ce type d’initiatives ? Cette carence entrave le développement de la télémédecine. Or à travers l’exemple de Cardiauvergne, nous nous rendons bien compte que la télémédecine est une réponse à de nombreux enjeux du système de santé : l’impératif de réduction des coûts, la pénurie de professionnels dans certaines spécialités ou régions, ainsi que l’amélioration du parcours de soin.

Les expérimentations menées sur la télémédecine à travers le programme ETAPES pourraient être une première avancée avec une tarification préfiguratrice. Mais, côté terrain, l’heure est encore aux discussions entre l’Agence régionale de santé, l’Assurance maladie et Cardiauvergne, explique Marie-Claire D’Agrosa-Boiteux.

Pourquoi le système français est-il si frileux face à la télémédecine ?

De nouveaux appareils pour aider les insuffisants rénaux

En attendant, la télémédecine fait ses preuves ailleurs. Elle accompagne d’autres innovations comme les appareils de dialyse à domicile. Comment ça marche ? Chaque jour pendant deux heures (contre des sessions en hôpital de quatre heures trois fois par semaine sans compter les déplacements), le patient installé confortablement chez lui réalise le filtrage de son sang. Lors des soins, les paramètres de suivi sont transmis automatiquement à la centrale de télésurveillance médicale d’un centre de dialyse pour améliorer le suivi et limiter les complications.

Cependant, en France, sur les 43 000 personnes dialysées, moins de 10% ont recours à cette solution. Dans le même temps, le nombre de patients dialysés augmente de 3% par an avec un coût pour la collectivité de l’ordre de 4 milliards d’euros par an.

La structure angevine Physidia est la seule entreprise à fabriquer en France — et en Europe — un petit appareil de 23 kg permettant aux patients de réaliser facilement les dialyses à domicile. Elle vient de lever 15 millions d’euros pour développer son activité et mise sur l’exportation à l’étranger. Son objectif ? Soigner 350 patients en France (sur les 43 000 potentiels !) d’ici la fin de l’année 2017 et toucher les autres pays européens. Elle vise d’ici deux à trois ans une installation sur le marché américain qui est plus coutumier de cette pratique. 8 000 patients bénéficient déjà d’une technique similaire développée par leur concurrent NxStage.

Daniel Szeftel a fait le calcul :

« Pour la dialyse à domicile, si la technologie est développée, le potentiel d’économie est de pratiquement 1 milliard d’euros. »

Nous en revenons toujours à la même question : qu’est-ce qui empêche le système français de favoriser une innovation permettant de réduire les frais de l’Assurance Maladie et de faciliter la vie des patients ? L’association d’insuffisants rénaux Renaloo et la FNAIR (Fédération nationale d’aide aux insuffisants rénaux) encouragent pourtant cette technique.

Repenser la recherche pour répondre aux urgences sociales et économiques

D’autres structures et personnes se mobilisent pour améliorer les parcours de soins des patients et réduire les dépenses de santé grâce à de nouvelles solutions. La recherche française publique fait également évoluer ses protocoles. Explications.

Une nouvelle stratégie thérapeutique pour Alzheimer

Dans le laboratoire d’excellence DISTALZ (Développement de stratégies innovantes pour une approche transdisciplinaire de la maladie d’Alzheimer) qu’il dirige, Philippe Amouyel mène des recherches innovantes sur la maladie d’Alzheimer.

« Après l’âge de 85 ans, c’est quasiment presque une personne sur 5 qui est atteinte par la maladie d’Alzheimer. En France ça représente actuellement 900 000 personnes », rappelle le professeur de santé publique au CHU de Lille. Le nombre de malades atteindra 1,3 million en 2020. Dans le monde, entre 2017 et 2050, ce seront au total 640 millions de cas diagnostiqués. L’autre enjeu est celui des coûts sociaux, économiques et humains. « Il y a une progression extrêmement importante des frais. D’après les estimations, la maladie a coûté 604 milliards de dollars dans le monde en 2010, 818 milliards de dollars en 2015 et coûtera 1 000 milliards de dollars dans le monde en 2018 et 2 000 milliards en 2030 ! », poursuit le membre du Conseil mondial de la démence et directeur de la fondation Plan Alzheimer à Paris.

Face à l’urgence, d’importants progrès ont été faits pour comprendre les mécanismes de cette lente dégénérescence du cerveau. De nouveaux traitements en cours d’essai — stimulateurs d’immunité innée par les équipes de Philippe Amouyel, médicaments anti-amyloïde et biothérapies anti-protéines tau — misant sur un diagnostic précoce devraient permettre de faire reculer l’arrivée de la maladie.

Des estimations sur l’ensemble de la population française ou américaine montrent que « si l’âge des premiers symptômes est repoussé de 5 ans, le nombre de cas et ces coûts peuvent être diminués par deux », explique le spécialiste lillois. La raison ? Un Alzheimer retardé de quelques années permettra à la personne de vivre de façon autonome, sans prise en charge de la famille et de l’hôpital.

Repenser les stratégies thérapeutiques représente « un grand challenge européen » et « un défi mondial ». Même la Haute autorité de santé acte la réorientation de ces recherches autour de nouveaux traitements avec un avis publié en octobre 2016 expliquant que l’intérêt médical des quatre médicaments contre la maladie d’Alzheimer (actuellement) sur le marché est insuffisant pour justifier leur prise en charge par la solidarité nationale.

Alors, quelle est la date de sortie prévue pour un premier médicament issu de ces nouvelles recherches ? « Le challenge pris avec les autres pays est de mettre sur le marché un premier traitement à partir de 2025. Mais il peut se passer beaucoup de choses d’ici là », concède Philippe Amouyel qui travaille sur ces dernières recherches depuis 2009. Le spécialiste rappelle :

« Pour avancer vite en recherche, il faut deux choses : des cerveaux et de l’argent. Plus les chercheurs sont nombreux, plus les moyens sont importants, plus les recherches aboutiront (et vite). C’est ce qu’ont compris les Américains en investissant 2 milliards de dollars dans les recherches sur Alzheimer sur les trois prochaines années. »

Comment obtenir davantage de financements pour les recherches sur Alzheimer ? « La France devrait prolonger la durée de vie des brevets de 20 ans à 25 ans ou 30 ans. Car il faut compter 16 ans entre la conception d’un médicament et les essais cliniques. Ça ne laisse finalement que 4 ans d’exploitation aux laboratoires pour obtenir un retour sur investissement. A terme, le prix des médicaments innovants diminuerait et les laboratoires oseraient investir davantage », analyse Philippe Amouyel. Qu’attend la France pour réagir afin de favoriser la lutte contre la maladie d’Alzheimer ?

Des solutions e-santé contre les rechutes du cancer

La question du soutien des pouvoirs publics, le cancérologue, chercheur au CNRS et expert en e-santé Fabrice Denis se l’est posée lors de la phase de développement de son application Moovcare, destinée aux patients atteints d’un cancer du poumon.

« On aurait gagné 2 ans avec un soutien public pour payer les études cliniques, lâche-t-il. Heureusement que l’industrie pharmaceutique et Sivan Innovation ont été curieux pour investir. »

Son idée ? Avec des mathématiciens, ils se sont rendus compte au détour de recherches que, plutôt que de regarder la simple taille de la tumeur par imagerie, il valait mieux « observer la proie, c’est-à-dire le patient, que le “prédateur”, c’est-à-dire le cancer, car certains symptômes physiques comme une perte de poids peuvent être les signes d’une rechute de la maladie ». Avec cette approche mathématique façon « théorie du chaos » plutôt que clinique, Fabrice Denis et son équipe ont mis au point un algorithme.

Avec ses 12 questions sur le poids, la fatigue, l’essoufflement ou encore l’appétit à remplir sur un smartphone ou une tablette, l’application Moovcare est facile d’utilisation et a été testée sur 300 patients. Les résultats ?

« Il y a trois fois moins de décès à un an pour la population de patients ayant un cancer du poumon à hauts risques de rechute. Nous détectons plus de 90% des récidives en moyenne six semaines avant le scanner prévu tous les 3 mois. Le corollaire est que nous réalisons deux fois moins d’imagerie médicale sur les patients, comme nous faisons un scanner si nous avons une alerte et pas à l’aveugle à chaque trimestre », souligne Fabrice Denis.

Le patient passant moins de scanner, ce dispositif permet de réduire sérieusement les dépenses. Il consulte également moins son médecin, car il se sent mieux dans ce parcours de soins individualisé et personnalisé, comme le révèlent les retours des questionnaires posés aux patients des essais. « Les personnes sont moins stressées. Elles ne subissent plus la “scanxiety”, c’est-à-dire la nervosité ressentie par les patients environ un mois avant chaque imagerie en se demandant quels ennuis nous allons leur trouver. Au final, ces gens ne faisaient plus aucun projet et restaient isolés chez eux », ajoute le cardiologue.

L’application payante Moovcare sera disponible dès le mois de juin. Son remboursement interviendra si elle obtient l’autorisation de mise sur le marché. Fabrice Denis ne s’arrête pas là. D’autres recherches ont été menées pour d’autres cancers (lymphome, rein, sein, prostate, ORL) et des algorithmes créés. Ces applications devraient être disponibles d’ici deux ans.

Face aux résultats positifs, des financements publics ont-ils été obtenus pour ces innovations ?

« Nous n’avons même pas demandé pour cette fois-ci, lâche le médecin. Répondre aux appels à projet public est toujours quelque chose de compliqué. Nous n’en avons plus besoin. C’est dommage, car la France avait la capacité de montrer réellement qu’elle appuyait l’innovation en médecine. »

Malgré tout le chercheur du CNRS vient de réussir à développer une application détectant les cancers au stade précoce et autres maladies liées au tabac chez les fumeurs. La sortie est prévue d’ici cet automne.

Daniel Szeftel déplore cette situation, malheureusement symptomatique de l’innovation en France:

« Il y a des freins organisationnels ou des intérêts particuliers qui bloquent les utilisations des circuits d’innovation pour les médecins, chercheurs et entrepreneurs. Toutes ces innovations permettent de faire gagner de l’argent à l’Assurance-maladie tout en augmentant la qualité de vie des patients. »

Il est temps de réagir.

Pour lever les freins de l’innovation, l’Institut de l’entreprise met dix propositions dans le débat public :

1.Produire et adapter rapidement les méthodologies d’évaluation aux vagues d’innovations

2.Substituer un contrôle ex-post aux autorisations préalables pour toutes les innovations organisationnelles et/ou liées à la transformation numérique

3.Permettre un financement précoce de l’innovation sur l’ensemble des technologies de santé

4.Développer, faciliter et encourager le remboursement temporaire des innovations

5.Construire des modalités innovantes de financement de l’innovation organisationnelle et de la transformation numérique

6.Favoriser l’évaluation en vie réelle et le paiement à la performance des technologies innovantes en mettant en place des registres contraignants, alimentés au besoin par les données médico-administratives.

7.Généraliser le paiement au parcours sur les pans du système où la prise en charge est particulièrement standardisée pour augmenter les marges d’investissement sur les processus innovants

8.Mettre en place un système de veille de l’innovation permettant d’en identifier, dès avant son arrivée sur le marché, l’impact organisationnel et financier

9.Mettre en place des programmes de conduite du changement pour favoriser l’adoption rapide des technologies à fort impact organisationnel et accompagner la transformation numérique inhérente

10.Libéraliser l’accès aux données médico-administratives pour permettre la diffusion plus large des analyses sur les parcours de soins.

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