Entre la capture systématique et la capture intentionnelle : la capture suggérée

Notre instrument propose une capture systématique des traces et des outils numériques utilisés par le designer sur son ordinateur. La capture saisit la liste des processus ouverts, isole celui qui est utilisé au premier plan, capture une impression d’écran de l’ordinateur et une photo webcam de l’individu face à l’ordinateur — à priori le designer. Ces données sont stockées dans une base de données accessible par les diverses déclinaisons de notre instrument. Le designer peut bien sûr paramétrer la fréquence de captation selon une granularité fine allant de 5 secondes à 10 jours. Ces captures permettent à notre instrument de connaître le flow de la pratique du designer : ce sont donc des données sémantiques exploitées par la suite, et le designer n’a aucun feedback de ces captures alors transparentes.

Notre instrument propose également au designer de capter de manière intentionnelle des états de son activité. En interagissant avec un bouton physique ou via un raccourci sur l’ordinateur, le designer peut provoquer une capture des composantes de son espace de travail (structure de l’espace de travail, capture de l’écran, photo webcam) lui permettant d’ajouter des informations : celles-ci seront convoquées par la suite dans la démarche réflexive accompagnée par l’instrument. La richesse du projet réside dans le choix de ces informations (formulation et description des actions effectuées, qualification du flow de l’activité, qualification de la maîtrise de l’outil courant, etc). La saisie de ces informations est proposée dans une popup apparaissant en avant-plan de l’espace de travail : celle-ci peut être remplie puis validée, ou peut être jugée non-pertinente à cet instant puis masquée.

La capture systématique — n’impliquant aucune interaction du designer — permet de constituer une base de données du flow de la pratique du designer, et la capture intentionnelle propose au designer d’annoter volontairement un état de sa pratique. Nous avons donc proposé un proto-outil à des designers leur permettant d’inscrire librement dans un tableau numérique des états clés de leur pratique. La consigne ci-dessous n’imposait aucune contrainte d’inscription :

« Aujourd’hui, à chaque fois que vous pensez avoir accompli quelque chose, que vous venez de franchir une étape ou un tournant dans votre pratique ; bref, à chaque fois que vous en voyez l’utilité, vous ajoutez une ligne dans le tableau en indiquant l’heure, ce que vous avez accompli et votre état d’esprit. »

Chaque participant de l’expérience disposait de son propre tableau avec comme colonnes respectives Heure, Que retenez-vous de votre pratique ?, Dans quel état d’esprit êtes-vous ? et un champ libre Autres commentaires (mémo, rappel, objectif…).

Protocole d’analyse des états intentionnels de la pratique du designer

Le proto-outil a été proposé à dix-neuf personnes et avait pour vocation d’analyser en situation la formulation de l’état de l’activité et l’appropriation des champs de saisie. Sans relance — donc de leur plein gré —dix individus ont utilisé l’outil avec une moyenne de plus de sept saisies dans la journée. Bien sûr, sur une seule journée d’expérimentation, avec un panel réduit et les contraintes inhérentes à un proto-outil-tableau en ligne, les résultats sont à modérer ; mais ils nous ont permis de nous impliquer davantage dans certains usages de notre instrument.

Synthèse des temps de saisie des informations selon les participants

En effet, la capture intentionnelle implique une intention du designer et — finalement — une intention de prise de recul sur les actions en cours. Au cours d’une pratique sur ordinateur, l’enjeu d’une posture réflexive dans l’action est fort : interrompre sa pratique pour la formuler et l’objectiver, puis la reprendre efficacement — loin des phénomènes de distraction, de perte de l’attention ou de déconcentration. Ainsi, et nous le constatons — certes de manière superficielle — le designer doit prendre conscience qu’il veut capter un état de sa pratique pour effectuer la capture.

Nos expérimentations proposent un bouton physique connecté à l’ordinateur du designer lui permettant, grâce à une interaction corporelle, de capter un état de l’activité et de faire apparaître une popup de saisie. L’outil de déclenchement étant externe et non constituant de l’espace numérique de travail du designer, son affordance peut motiver une captation intentionnelle plus régulière.

Bouton rouge utilisé lors des premières expérimentations

Cependant, nous souhaitons créer l’opportunité d’une captation intentionnelle via l’ordinateur. Nous interrogeons le statut d’une captation suggérée déclinée de la captation intentionnelle. Nous croyons que notre instrument peut faire apparaître à des moments stratégiques une popup de saisie permettant au designer de prendre du recul sur sa pratique courante et ainsi de réagir dans l’action. Ainsi, l’opportunité de saisir de l’information se présente selon des paramètres propres à l’instrument, et le designer conserve l’intention de saisir ou non l’instant proposé en réaction à l’apparition de la popup.

Nous insistons sur le statut de suggestion de saisie d’informations et non de contrainte de saisie d’informations. Notre instrument n’impose pas au designer de saisir des informations à des moments de la journée : le designer décide de prendre du temps ou non pour remplir les champs.

Nous voyons l’opportunité d’enrichir notre base de données de composantes de la pratique du designer. Dans les cas où le designer rejette la suggestion de saisie d’informations et fait disparaître la popup, alors notre instrument peut interpréter un moment non-opportun ou non-pertinent pour le designer. Ainsi, l’instrument peut ajuster ses paramètres de décision d’affichage de la popup et le designer enrichit la base de données par une métadonnée temporalisée qualifiée (« le designer n’a pas saisi d’informations »). Notre instrument réflexif pourra prendre en compte ces états non qualifiés pour ré-interroger le designer sur l’action — lors du review de la journée ou de la pratique complète par exemple. Nous expérimenterons une popup permettant au designer de préciser le motif du refus de saisie d’informations (« Je n’ai pas le temps », « Je suis occupé », « Je suis concentré ») avant de la faire disparaître.

Dans les cas où le designer ne saisit qu’une partie des informations, nous exploiterons également le review de la journée ou de la pratique complète pour augmenter ces états de la pratique.

Quels peuvent êtres les paramètres conditionnant l’affichage de la popup ?

Par notre expérience de designer et suite aux diverses observations de pratiques du design, il est délicat pour un instrument numérique de définir précisément les moments opportuns au cours desquels le designer est disposé à prendre du recul et à prendre du temps pour réviser sa pratique.

Nous pensons d’abord à un affichage régulier, selon un rythme défini, par exemple toutes les heures. Ainsi, les informations saisies—si elles le sont — augmentent les données du flow de la pratique et affinent le déroulement et la qualification de la pratique. Lorsque les informations ne sont pas saisies, la popup peut demander lors d’un review si le rythme d’affichage est trop intense (régulation de la fréquence), si les champs saisis sont pertinents pour le designer (ajustement des champs) ou si notre instrument sert encore les besoins du designer (questionnement de l’instrument).

Puisque notre instrument dispose d’une base de données des composantes de la pratique issues des captures systématiques, nous pouvons affiner les paramètres. Nous proposons d’exploiter diverses situations d’usage comme opportunités de suggérer des captures.

Utilisation prolongée d’un outil numérique

En constatant la présence d’un même outil numérique en tant qu’application de premier plan sur plusieurs états successifs de la pratique, l’instrument peut interpréter l’utilisation prolongée d’un outil numérique. Nous devrons alors définir le seuil minimum de l’utilisation longue interprétée d’un outil — 10 minutes ? 20 minutes ? 30 minutes ?. Sans prédéterminer l’utilisation de cet outil, notre instrument peut interpréter la réalisation d’une tâche et donc suggérer une capture de la pratique courante afin d’expliciter les actions en cours, l’état d’esprit du designer et sa maîtrise de l’outil.

Transformation de l’espace de travail

Au cours de la pratique, le designer peut effectuer des tâches différentes selon des phases de travail particulières. En conséquence, il peut transformer son espace de travail, en utilisant d’autres outils et en convoquant d’autres traces numériques. Notre instrument peut comparer les espaces de travail des états successifs capturés afin de détecter les changements d’espace de travail : il peut ainsi suggérer une capture augmentée par le designer pour expliciter les tâches accomplies et les nouvelles tâches entreprises.

Présence et absence du designer

Puisque notre instrument capture une photo de la webcam de l’ordinateur, il peut interpréter les durées pendant lesquelles le designer est présent sur l’ordinateur et utilise des outils numériques. Notre instrument interprète alors des phases de pause, le rythme de travail quotidien du designer et des événements extérieurs à l’ordinateur. L’affichage d’une popup au retour du designer devant son ordinateur peut lui servir à réactualiser ses actions passées ou à expliciter ce qu’il prévoit de faire et son état d’esprit.

Regard et attention du designer face à son ordinateur

Sur son bureau et plus généralement dans son environnement de travail, le designer peut avoir son ordinateur actif face à lui alors qu’il travaille sur papier : son activité numérique est alors inexistante mais les captures systématiques collectent les photos via la webcam. Notre instrument peut interpréter la présence du designer et son inactivité sur l’ordinateur, le questionnant ainsi sur sa pratique en dehors de l’ordinateur.

Statut de l’ordinateur : actif, en veille, inactif

Des phases de la pratique du designer peuvent se dérouler intégralement sans ordinateur, des phases de terrain, d’anthropologie, de brainstorming aux phases collectives de conceptualisation, de prise de décision, de mise en commun et d’échange. Le designer peut se déplacer, changer d’environnement de travail, revenir de pause ou démarrer une nouvelle journée. Notre instrument peut saisir ces opportunités pour suggérer la description de ces phases par le designer ou pour réactualiser ses dernières actions.

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