4. Visualiser sa pratique du design par l’instrument

Grâce à un instrument numérique, la visualisation de sa pratique permet d’interagir avec ses composantes caractéristiques, de modifier son mode de représentation et de manipuler ses entités pour amplifier sa portée réflexive. Il rend possible l’appropriation de nouveaux points de vue sur sa propre réflexion.

4.1. Du designer-chercheur à l’instrument

Le cœur de l’activité d’un designer est la manipulation d’inscriptions (knowledge worker). L’instrument permet au designer d’avoir un regard nouveau et un contrôle méta des inscriptions dont il dispose. En tant que designer-chercheur, notre recherche s’ancre dans la continuité d’autres projets de systèmes de gestion à bases de traces modélisées (SGBTm). Cependant, nous nous intéressons davantage au cas spécifique du sujet d’une activité design, en poussant l’intégration de l’instrument à ses usages. Il s’agira donc d’expérimenter diverses formes de l’instrument s’ancrant aux habitudes du praticien.

Nous mettons en œuvre nos compétences d’architecte de l’information et de designer d’interaction afin de statuer sur un instrument d’expérimentation utilisable en conditions réelles afin de répondre explicitement aux besoins précédemment décrits. Nous nous intéressons donc, en plus du projet représentationnel, aux manières de visualiser et d’interagir avec les données : visualisation sélective, recherche interne à l’instrument, révélation de comportements récurrents, ajout d’annotations, etc.

Notre statut de designer-chercheur nous permet ainsi d’être concepteur et sujet de notre instrument. Nous pourrons alors comprendre et améliorer par notre propre expérience professionnelle les fonctions nécessaires à une pratique réflexive. Le réfléchissement de cette pratique du design sera lui-même objet de cette recherche, en auto-observant les inscriptions utilisées pour cette recherche.

4.2. L’instrument informatique

L’instrument de visualisation permet alors au sujet d’établir une relation médiate et différée avec sa pratique et plus précisément avec ses inscriptions. En effet, visualiser les traces au sein d’un instrument n’implique pas leur présence, les possibilités du numérique proposent l’alias ou le lien hypertexte comme raccourci rendant accessible la véritable ressource. L’instrument permet alors de se distancer par rapport à ses inscriptions, de se positionner à la frontière du contexte de l’activité pour les considérer comme des entités relationnelles, objectivant de ce point de vue l’unicité de chaque.

Aussi, le recours à l’informatique permet de centraliser systématiquement les traces produites sans intervention majeure du sujet : la démarche est automatisée et le contenu est disponible de manière synchrone. Toute manipulation effectuée au sein de l’instrument est réversible et le risque d’erreur est inexistant car n’ayant aucune incidence sur la réalité — en admettant le fonctionnement opérationnel de l’instrument, de l’outil de traçage et du designer. Le sujet peut isoler une inscription et n’afficher que son évolution, ou peut créer des relations entre des traces lui ayant permis de générer une nouvelle inscription : l’instrument autorise une liberté d’interprétation et d’intervention sans altérer la nature de chacun des éléments, puisque toujours accessibles indépendamment de cet instrument.

— 4.2.1. Naviguer au sein de sa pratique réfléchie

Notre instrument préfigure un mode de visualisation (vue chronologique) que le sujet peut faire varier. En effet, le designer peut modifier l’échelle de visualisation des représentations, en augmentant ou réduisant la granularité du temps. Ainsi, il maîtrise son interprétation des données selon le point de vue adopté pour sa posture réflexive. Aussi, il peut zoomer sur l’évolution d’une inscription ou afficher la description d’une trace en la sélectionnant. Le sujet positionne alors le focus de sa posture, se concentrant sur la pratique complète, sur une phase définie, sur une inscription ou sur les statistiques de micro-interactions. Isolant tout ou partie de la pratique, le sujet reste toutefois dans le contexte de sa pratique : une inscription affichée en plein écran peut se réduire et s’inscrire dans la chronologie en un clic. De même, en modifiant les bornes de visualisation du temps (phase), le sujet définit un nouveau contexte réduit, et révèle par sa posture réflexive de nouveaux enjeux : nombre d’itérations d’une inscription, utilisation répétée d’une application, relations avec d’autres entités. Nous expérimenterons la représentation de la pratique et ses possibilités de visualisation sous forme d’arborescence des relations entre les entités (graph).

4.3. Un instrument, différentes formes

L’instrument que nous interrogeons et élaborons sera une application web, ce qui nous permettra de prototyper dans un environnement familier. Ici, notre recherche n’a pas l’autorité sur la faisabilité technique de l’instrument et ne préconise aucun langage pour son développement. Ainsi, l’instrument pourrait être une application desktop à installer, ou une web application. Nous proposons cependant diverses formes d’instrument impliquant des usages et des expériences propres.

— 4.3.1. L’expérience de l’instrument

Nous concevons l’outil selon une chronologie et une interface visuelle organisant les représentations de la pratique. Cette forme courante implique l’activation et la stimulation de l’instrument par son ouverture au démarrage du poste de travail puis sa consultation au cours de l’activité dans le cas d’une réflexivité dans l’action. L’instrument est régit par les mêmes conditions que les autres applications et outils ouverts lors de la pratique du designer. Ainsi, notre instrument se confond aux autres applications ouvertes. Nous pouvons émettre l’hypothèse que notre instrument ait un statut particulier, permettant de réfléchir l’activité des autres applications. C’est pourquoi nous expérimenterons une déclinaison de l’instrument tournant en tâche de fond donc n’étant pas inscrit dans une fenêtre informatique. Cette déclinaison sera un programme réduit à une icône dans la barre des tâches de l’espace de travail. Au clic sur cette icône, une vue fenêtre ou une vue popup permettra de montrer la chronologie ou toute autre forme de représentation. Cette déclinaison permettra également de générer des notifications de bureau pour faire état d’un feedback auprès de l’utilisateur : nous approfondirons le feedback appliqué à notre instrument par la suite. Notre phase d’expérimentation explorera d’autres manières de représenter la pratique, dont l’interface en ligne de commande.

— 4.3.2. Feedback et retours sur la pratique

Au cours de nos expérimentations, nous étudierons le feedback et la notification de l’utilisateur par l’instrument. Ces notifications pourront informer le designer d’une fréquence d’utilisation d’une application ou de tout événement caractéristique de la pratique. Aussi, l’instrument pourra suggérer la réactualisation d’une inscription par détection de contenu ou de mots-clés similaires, détecter des patterns de processus répétés ou proposer des héritages entre diverses entités. Le feedback sera également une manière de recueillir de l’information par la contribution du sujet : nous pensons aux pop-up notifiant toutes les heures le sujet de décrire son activité présente.

Ainsi, nous envisagerons dans nos expérimentations la possibilité de fixer des règles de notifications personnalisées selon une activité. Par exemple, si le designer souhaite limiter son temps d’utilisation d’un outil particulier, le système peut le notifier une fois la durée préalablement fixée par le sujet. La démarche réflexive sera alors amplifiée par l’ajustement instrumenté de sa pratique.

4.4. Un support réflexif sur sa propre activité

En re-présentant les éléments du processus design et en les mettant en relation dans un contexte commun, le designer peut apporter un regard critique et adopter une posture réflexive envers ses différentes inscriptions et traces. Cette profonde prise de recul, contrainte aujourd’hui par « [le bricolage d’une] posture pour concilier réflexivité et implication », disposerait alors d’un premier support avec lequel l’utilisateur pourrait « se co-individuer avec ses inscriptions ».

— 4.4.1. Réflexivité et visualisation de l’activité

En reprenant la distinction du double processus de réflexivité de Schön, un instrument de visualisation permettrait donc au designer de réfléchir (au sens de « réfléchissement ») son activité au cours du processus design mais également de reconsidérer a posteriori l’activité design révolue. La réflexivité s’applique alors autant sur les traces et inscriptions d’une pratique que sur les instruments de génération et de modification de ces inscriptions voire sur l’utilisation même de notre instrument. Cette posture réflexive entraînera l’ajustement de schèmes issus des connaissances et de l’expérience du sujet.

— 4.4.2. Augmenter la réflexivité en interagissant

En plus de permettre la visualisation des traces, l’instrument numérique permet d’interagir avec les données présentes. Les relations implicites logiques entre les différents événements de l’activité design peuvent être révélées, explicitées et manipulées grâce à l’instrument. De même, « le langage, corollaire de la pensée, est l’outil spontané de la réflexivité » 27 : la visualisation, en prolongeant dans le temps le réfléchissement des traces de notre activité, devient un support concret de la pratique du design, sans pour autant la représenter exhaustivement.

4.5. Une démarche limitée

Malgré l’apport bénéfique qu’apportera l’instrument, il ne sera pas dénué de défauts et d’incertitudes. En effet, la visualisation de sa pratique implique un grand nombre de paramètres qui ne peuvent pas tous être pris en compte dans le cadre de cette recherche.

— 4.5.1. Un instrument dépendant de l’implication du designer

En amont de tout, le sujet doit prendre l’initiative de consulter l’instrument : sans le sujet, l’instrument n’existe pas. De même, le sujet doit accepter la collecte systématique de ses données, liées ou non à l’activité : l’application de cet instrument dans un cadre expérimental n’engage aucun enjeu de confidentialité des données, mais peut s’imposer problématique si l’instrument est développé par la suite par un organisme tierce.

Le système ne peut pas tout automatiser, le sujet devra procéder à des ajustements dans l’algorithme de reconnaissance des traces liées au projet, hiérarchiser les inscrioptions qui lui sont les plus pertinentes et modérer les traces erronées : il doit alors être acteur de l’environnement lui permettant d’adopter une posture réflexive. Sans cette contribution, le sujet peut dévaloriser l’instrument.

— 4.5.2. Statut de l’instrument-outil

Son atout est également sa principale faiblesse : notre instrument est un nouvel instrument que le sujet doit appréhender, prendre en main et intégrer dans sa pratique, en parallèle des autres outils parfois nombreux. Nous contribuons indirectement à la complexité des outils du design. Cependant, le rôle de notre instrument lui confère une sorte de « méta-statut » le distinguant des autres outils. L’instrument ne sert donc pas une seule activité design mais croise transversalement les multiples pratiques du sujet. Nos expérimentations avancées exploreront la convocation des données de diverses pratiques.

Le sujet va consulter l’instrument, inscrire des annotations, effectuer des manipulations afin de faire progresser l’activité design. Il en produira même des traces de l’activité. En ce sens, l’utilisation de notre instrument doit être également représenté au sein de notre instrument : nous l’intégrerons au même titre que les autres entités, et nous qualifierons la pertinence de sa présence au cours des expérimentations. Nous précisons toutefois que la vocation de notre instrument est d’assister la pratique du designer sans interférer avec l’utilisation des autres outils, mais nous reconnaissons l’inévitable paradoxe de l’instrument contenant et contenu au sein de lui-même.

La visualisation de l’instrument ne sera pas neutre : la manière de représenter les entités, de naviguer dans l’instrument, de manipuler les données sera dépendante des possibilités intrinsèques à l’instrument. L’interprétation de son contenu est donc déjà conditionnée par les limites de l’instruments. Nous proposerons comme expérimentation l’élaboration d’une interface de programmation bas niveau qui révélera des contraintes structurelles.

— 4.5.3. Visualisation non exhaustive de sa pratique du design

Les traces et inscriptions ne sont pas les seuls éléments constituant la pratique du design, elles ne sauraient représenter l’intégralité de l’activité design. Cependant, la visualisation n’a pas l’ambition d’être un instrument total, absolu ; l’auto-documentation par le sujet permettra de compenser l’absence significative — le cas échéant — d’informations.

Paradoxalement, figurer le maximum des traces et inscriptions collectées peut saturer l’instrument et rendre la visualisation anxiogène selon les pratiques. Cependant, notre instrument a pour portée d’amplifier une posture réflexive, dans l’optique de comprendre ses propres phénomènes. La densité des entités reflétera alors la densité des connaissances manipulées. De même, les variations de visualisation que l’instrument proposera permettront de restreindre l’affichage de certaines entités.

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