Industrie : visions croisées

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Le R3iLab poursuit sa série de rencontres avec celles et ceux qui font l’industrie textile-habillement. Trois industriels livrent leur vision d’entrepreneur, à travers les actions qu’ils mènent au quotidien et leur envie de faire ensemble. En repensant la production pour délivrer les masques dont le marché a besoin, en imaginant des modèles de production plus frugaux ou encore en reconstituant les chaînons manquant des filières textile et mode. Trois visions croisées.

Elizabeth Ducottet

Elizabeth Ducottet est PDG du groupe Thuasne et co-présidente du R3ilab.

Comment Thuasne a-t-il contribué parmi les tout premiers à la fabrication des masques barrière ?

Pour protéger d’abord les collaborateurs, première mission. On devait assurer aux salariés volontaires présents dans les usines de Saint-Etienne les meilleures conditions de mobilité et donc de liberté au sein de l’entreprise, comme dans leurs déplacements. Dès février, Thuasne a répondu présent à la DGE, et nos équipes ont directement collaboré aux travaux de l’AFNOR, de l’IFTH… pour répondre au mieux à trois obligations : que chacun dans l’entreprise puisse se protéger soi-même, protéger les autres, et, tous ensemble, aider à protéger la planète en concevant et fabriquant des masques durables, car lavables.

Qu’est-ce qui vous a permis d’assurer une réponse aussi réactive ?

La mobilisation de nos équipes pour concevoir et fabriquer ces solutions durables, montre — me semble-t-il — toute la force de notre stratégie d’innovation permanente. Effectivement, face au péril sanitaire, nous étions dans une configuration particulièrement incertaine, voire sur certains aspects frisant l’impossibilité. Mais c’est un mot que je n’aime pas ! Et nous avons démontré, que nous pouvions le faire, et que, face à des situations d’urgence, notre politique d’investissements recherche et développement permanente porte en période de crise encore plus ses fruits. Pour produire ces masques, nous avons converti très rapidement une unité de production sur laquelle un lourd investissement avait été engagé en début d’année pour la fabrication de bandes élastiques. En véritable « commando », tout s’est très vite organisé puisque nous pouvions faire des tests et que nous nous avions les matières premières, les machines et des collaborateurs très engagés.

Thuasne se définit donc d’abord comme un industriel de la santé ?

Sans doute, nous avons fait nôtres les quatre axes de la médecine de demain, et en partie d’aujourd’hui, les 4P qui nous guident en faveur du patient : médecine Préventive, Personnalisée, Prédictive et Participative. J’insiste particulièrement sur la vigilance prédictive, car on peut craindre qu’une première pandémie sera suivie d’autres… D’où l’importance du participatif qui sera d’autant plus efficace si le patient, c’est-à-dire nous tous, peut personnaliser son comportement. Nous faisons tout pour l’aider. Trouvons donc de nouvelles habitudes avec ces dispositifs nouveaux à disposition. Il faut que nous soyons tous obligatoires vis-à-vis de nous-mêmes en termes de prévention.

La crise n’a-t-elle pas renforcé cette logique de prévention et de self-care ?

Les professionnels de santé, comme nous-mêmes, doivent contribuer à la nécessaire bonne compréhension des gestes barrière qui doivent s’apprendre auprès des pharmaciens et des autres soignants. Les pharmaciens constituent toujours le premier accès aux soins. En effet, l’officine est l’intermédiaire le mieux placé pour des gestes nouveaux à acquérir… C’est au pharmacien à expliquer dans sa mission d’éclaireur, de pédagogue et de gardien de la règle, la bonne utilisation des dispositifs médicaux qui correspondent quotidiennement aux attentes du patient désireux de prendre en charge lui-même sa santé. Cet éco-patient sait qu’il peut s’appuyer sur le réseau des 25 000 pharmaciens de France !

Cette logique de prévention et de nouveaux comportements du patient ne croise-t-elle pas avec la logique économique de la réindustrialisation ?

Il faut le tenter, mais ne jamais oublier que le prix d’un produit est un prix mondial. Les frontières en termes de marchés n’existent pas. Et tout industriel doit se mettre en condition de se confronter à un prix mondial.

“Une économie sans industrie est une économie invertébrée”

D’où l’interrogation permanente qu’est la mienne, et celle de la direction générale, sur l’amélioration constante des différents éléments de la chaîne de valeur sur laquelle nous avons fondé le développement de notre groupe à l’international. Chaque période difficile donne l’occasion de réfléchir fondamentalement sur le périmètre et la viabilité d’une industrie compétitive. Et si l’on parle d’industrie de proximité, voire de Made in France, il faut se demander : quels sont ses avantages ? Dans quelles conditions maintenir l’agilité et la souplesse afin de, pour ce qui nous concerne, apporter aux patients les solutions thérapeutiques vérifiées ?

Thomas Huriez

Thomas Huriez est Président de 1083, une marque de jeans basée à Romans-Sur-Isère, dont toutes les étapes de conception et de production sont réalisées en France.

L’arrivée de nouveaux acteurs entrepreneurs dans le monde de la mode depuis 2 ou 3 ans traduit-elle une nouvelle vision du marché ?

Sur ce sujet, il faut être à la fois ouvert et intransigeant. Ouvert, car le but ultime c’est de construire une filière réellement durable pour une société plus durable. Donc, plus nous sommes nombreux à embrasser ces valeurs et à s’engager sur ce chemin, plus les choses avancent. Il faut aussi être intransigeant car il ne s’agit pas d’être censeur, de décréter ce qui est bien ou mal. Il faut identifier qui se situe dans une démarche sincère et qui a réellement envie d’aller vers ce changement de société, en évitant les effets d’aubaine ou les abus.

Je suis conscient que le greenwashing reste un problème inévitable. J’y vois cependant deux vertus. Cela engage les marques à faire mieux. Avec la transparence des réseaux sociaux, on ne peut plus baratiner les consommateurs. Plus les marques communiquent, plus elles s’obligent à faire ce qu’elles ont annoncé. Cela donne raison à toutes les marques engagées et crédibilise leur discours.

Votre projet d’effilochage et de reconstitution de fibres longues mêle l’innovation technologique et l’innovation créative. Est-ce un modèle à exploiter ?

Ce projet s’appelle Mon Coton. Il vise à produire du coton à partir de vieux vêtements et permet, en quelque sorte, de relocaliser la production de coton en France. Il est ambitieux car cette démarche, engagée il y a 4 ans, fait face à des millénaires de développement de la culture du coton. Mais c’est une technologie suffisamment simple pour qu’on puisse trouver une solution relativement rapidement et espérer un impact concret. Le plus difficile finalement, ce n’est pas la recherche et l’innovation en tant que telle, c’est le terreau industriel qui doit être reconstruit pour appliquer cette recherche. Et là, il s’agit plus de labeur que de créativité. L’enjeu ultime, c’est d’en faire un levier de relocalisation et de réindustrialisation en France.

© 1083

Le plus difficile finalement, ce n’est pas la recherche et l’innovation en tant que telle, c’est le terreau industriel qui doit être reconstruit pour appliquer cette recherche

Sur quels éléments de valeur s’appuient les modèles sur lesquels vous fondez votre croissance ?

Le modèle qui a prévalu jusqu’à présent, dans toutes les marques de mode traditionnelles, voulait que la valeur soit dans le commerce, le marketing, avec des chaines longues et beaucoup d’intermédiaires. Selon moi, la valeur est partout. Lorsque l’on construit une filière équilibrée, on a besoin de tous les maillons de la chaine. La valeur est collective et doit être équitablement partagée. Pour fonder une nouvelle forme de croissance, il faut s’appuyer sur la proximité entre les producteurs et les consommateurs : en termes de valeurs, en termes d’intermédiaires, avec des circuits de distribution courts.

Vous présidez le jury Talents de mode, le 15 octobre à Lyon, avec le village des créateurs. Quel regard portez-vous sur les talents de demain ?

Pour moi, le mot-clé, c’est la persévérance : aujourd’hui tout le monde se rue dans le secteur de la mode durable et éthique, et beaucoup ont du talent. Ce qui va faire la différence, c’est la persévérance et la patience.

Olivier Ducatillion

Olivier Ducatillion est Directeur Général de Lemaitre Demeestere et Président de l’UITH-Nord.

Le rapprochement de Lemaitre Demeestere avec la coopérative NatUp ouvre la voie à la reconstruction de la filière Lin en France. Un rêve qui se réalise ?

J’ai en effet toujours milité pour que l’on réimplante une filature de Lin en France. C’est le chaînon manquant de la filière lin, réclamé aujourd’hui par le consommateur qui recherche des produits dont toutes les étapes de production et de transformation sont réalisées en France. Nous sommes aujourd’hui les premiers producteurs mondiaux de lin, mais la fibre est transformée à 80% hors de nos frontières, en Europe, mais aussi en Asie.

Le rapprochement de Lemaitre Demeestere avec la coopérative normande NatUp (1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires), va donner naissance à une filière lin 100% française. La division Fibres de NatUp regroupe désormais Lemaitre Demeestere, EcoTechnilin, qui est spécialisée dans la production de produits techniques à base de lin et la Linière Saint-Martin, dans les locaux de laquelle NatUp va créer une filature, en 2021 avec l’appui de la région Normandie. Cet ensemble homogène va fortement contribuer à la volonté que nous avons de relocaliser en partie la production textile qui repose aujourd’hui très lourdement sur la Chine pour la filature.

Floraison du lin

Notre ambition est de développer une activité à valeur ajoutée en offrant une traçabilité complète sur l’origine de produits en lin 100% Made in France.

Nous allons enfin réunir et maintenir en France les compétences des producteurs de lin, des experts de la fibre naturelle, du peignage, de la filature et du tissage, qui sont des savoir-faire historiques des régions normandes et du nord de la France. Notre ambition est de développer une activité à valeur ajoutée en offrant une traçabilité complète sur l’origine de produits en lin 100% Made in France.

Le rapprochement opéré entre l’UIT Nord et URIC-Unimaille va fédérer les intérêts du textile et de l’habillement et donner naissance à la Textile Valley. Quel sens donnez-vous à ce rapprochement ?

Ces deux syndicats, qui ont toujours évolué séparément, ont décidé là encore d’unir leurs forces et d’avancer dans une même direction. Cette fusion, qui a donné naissance à l’UITH-Nord, regroupe 140 entreprises des Hauts-de-France sur un territoire commun qui regroupe à la fois le textile et l’habillement. Nous sommes clairement dans une logique de simplification. Nous allons ainsi pouvoir mener des projets de développement communs et travailler ensemble sur les enjeux d’avenir comme l’environnement, la formation, la structuration de la filière.

Nous avons lancé en premier lieu le projet Textile Valley, qui va regrouper tous les acteurs du textile, des entreprises, mais aussi des pôles de compétitivité, des centres de recherche, des écoles, des laboratoires, des clusters, des incubateurs… Cette plateforme à une vocation internationale, basée sur le CETI parc, permettra de travailler ensemble de la manière la plus efficace possible. La crise du Covid-19 n’a fait que renforcer chez tous les acteurs l’envie de jouer collectif. L’union sacrée qui a démarré avec les masques, se prolonge désormais sur toute la filière. La Textile Valley traduit cette ambition, cette envie de travailler ensemble, qui ne sera efficace qu’avec l’adhésion de tous les acteurs.

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