Le ciment bas-carbone est-il vraiment bas-carbone ? (2/2)
Après avoir publié un premier article sur la question, portant sur les enjeux de décarbonation de l’industrie cimentière et sur la prise en compte des émissions du laitier, ce deuxième article se concentre sur 2 autres questions majeures : celles du scénario de référence et de la mesurabilité (1) ; et de l’additionnalité (2).
1. Scénario de référence et calcul des émissions évitées
Scénario de référence : pourquoi c’est important ?
Si vous avez déjà lu l’un de nos articles, vous savez déjà sûrement ce qu’est un scénario de référence. Mais pour tout le monde, on vous réexplique rapidement : lorsqu’on parle d’émissions évitées, concrètement, on parle d’émissions qui auraient dû être émises sans la solution proposée. Il faut donc nécessairement établir un scénario de référence qui soit crédible, et donc comprendre par rapport à quelle situation on calcule les émissions évitées. Pour vulgariser, il s’agit de répondre à la question suivante : que ce serait-il passé en l’absence de projet ?
C’est absolument crucial d’effectuer ce travail avec précision, car c’est cela qui peut mener à des contresens majeurs en matière de crédits carbones. Souvenez-vous de ces fameux projets bidons dont parle John Oliver dans Last Week Tonight [1], sur des arbres qui certes existent et capturent du carbone, mais qu’on n’avait jamais eu l’intention de couper : c’est en créant un scénario de référence bidon qu’on crée des crédits carbone tout aussi bidons.
Avant de rentrer dans le détail, la première question à se poser est donc : comment peut-on s’assurer que le ciment Hoffmann permet bien de remplacer du ciment « traditionnel » et non pas d’autres matériaux moins émetteurs, comme le bois par exemple ?
Les ciments Portland retenus comme scénario de référence
Le ciment étant un liant, il est nécessairement acheté par des producteurs de béton. Nous partons du principe — largement étayé par les données du marché — que ces producteurs de béton auraient de toute façon eu besoin de liant, et donc qu’ils auraient sourcé un liant alternatif, et à priori, le ciment Portland, qui est leader du marché (+80% de la production nationale). Il est aussi le produit que l’on retrouve sur les types de chantiers où les produits Hoffmann sont déployés.
Dans les faits, plusieurs scénarios de référence ont été développés pour mesurer les émissions évitées car Hoffmann Green propose différents types de ciments, répondant à plusieurs usages et segments de marché : le béton prêt à l’emploi (qui correspond au béton majoritaire, déployé directement sur les chantiers pour être transformé par des professionnels et directement coulé), le béton préfabriqué (qui correspond à des pièces construites en amont est transportées sur le chantier afin d’être déployées) et le ciment en sac (qui correspond au marché des particulier et des petites entreprises en bâtiment qui achètent du ciment en petite quantité pour un usage spécifique). C’est en étudiant les contraintes techniques et la pratique sur les chantier européens — qui est heureusement très bien documentée — que nous avons pu établir les scénarios de base pour ces trois segments.
Par souci de simplification, nous avons toutefois choisi de ne détailler les calculs que d’un seul scénario pour cet article. Mais les autres sont tous présents dans la méthodologie pour les plus curieux.
Une approche “cycle de vie” nécessaire pour comparer les différents scénarios
Afin de pouvoir comparer les scénarios, il est nécessaire de mesurer les émissions carbone propres à chacun : (1) le ciment de référence dit « Portland » et (2) les ciments Hoffmann Green H-UKR et H-EVA. Pour cela, nous devons prendre en compte l’intégralité des émissions liées à la production, mise en œuvre, à l’entretien et à la fin de vie des matériaux. C’est ce qu’on appelle une « Analyse de Cycle de Vie » ou ACV. Concrètement, on parle de l’indicateur de “réchauffement climatique brut”, qui inclut les combustibles secondaires, et toutes les émissions sur l’ensemble du cycle de vie (« du berceau à la tombe », comme on dit notre petit jargon d’ACVistes) :
Les données utilisées pour évaluer l’impact des différents matériaux présentés dans notre méthodologie sont issues des FDES (Fiches de Déclarations Environnementales et Sanitaires), accessibles sur la base INES qui sert de base à la réalisation d’évaluations environnementales des bâtiments. Et pour s’assurer de ne pas surestimer les émissions évitées, nous avons retenu les données les plus récentes et fournies par l’industrie cimentière elle-même.
Comparaison des scénarios et calcul des émissions évitées grâce aux ciments Hoffmann Green
A. Scénario de référence — Exemple du ciment prêt à l’emploi
Le béton prêt à l’emploi (BPE) est un dérivé du béton, qui est fabriqué à partir de sables, gravillons, ciment, d’eau et d’adjuvants. Il représente 62% de la consommation de ciment dans l’Hexagone[2]. Aujourd’hui, pour le BPE c’est le ciment CEM II qui est le plus utilisé[3]. S’il est encore courant de voir des projets ayant recours à du CEM I, plus polluant, il est aujourd’hui minoritaire et sa part de marché décline. Aussi, pour ce segment de marché, le produit de référence est le CEM 2A.
L’idée derrière choix est aussi de s’aligner sur le scénario le plus défavorable pour le ciment Hoffmann, afin de s’assurer que chaque crédit correspond bien à du CO2 qui n’a pas été émis dans l’atmosphère.
En conformité avec la norme NF EN 15804+A1 et son complément national NF EN 15804/CN, ce dernier a une empreinte de 779 kgCO2 eq/T en incluant les combustibles secondaires[4].
L’empreinte carbone du ciment traditionnel est composée grossièrement de deux principaux postes [5] :
- 2/3 des émissions sont issues du processus de décarbonatation du calcaire : le processus de transformation du mélange argile et calcaire en clinker est particulièrement émetteur ;
- 1/3 des émissions est lié aux combustibles mobilisés pour la cuisson, procédé particulièrement énergivore puisque le four est amené à une température de 1450 °C afin de produire le clinker.
L’empreinte carbone du ciment dépend donc grandement de sa teneur en clinker.
B. Ciments Hoffmann Green — Exemple du ciment H-UKR
L’entreprise Hoffmann Green a développé un processus de production innovant, qui repose principalement sur la substitution du clinker par des co-produits (laitiers de hauts fourneaux) activés à froid. Cela permet d’éviter le processus de cuisson décrit ci-dessus, et ainsi de réduire considérablement l’impact carbone du produit final.
De plus, près d’un quart de l’énergie consommée est produite sur site grâce à des trackers solaires, limitant ainsi le recours aux énergies fossiles.
Ainsi, même en prenant en compte des hypothèses conservatrices, notamment sur les émissions liées au laitier (c.f. première partie de l’article), le ciment Hoffmann permet d’éviter environ 425kg de CO2e par tonne de ciment H-UKR produit.
Comparatif des performances :
779–354 = 425 CO2 évités en ayant recours à H-UKR
Il faut éviter une tonne d’émissions afin de générer un crédit : 1000/425 = 2,35
Il faut donc vendre 2,35 tonnes de ciment H-UKR sur le marché du prêt à l’emploi pour baisser les émissions d’une tonne de CO2 et ainsi générer un crédit.
Une autre question se pose: comment assurer la traçabilité des émissions évitées ?
Comme vous le savez, chez Inuk on ne plaisante pas avec la mesurabilité et la traçabilité des émissions évitées. Puisqu’on travaille principalement avec des producteurs d’énergie renouvelable, la question ne se pose pas : on se connecte simplement à leur compteur pour relever les données de production. Mais dans le cas de Hoffmann Green, sur quelle base pouvons-nous calculer les émissions évitées de manière précise ?
La vente de tonnes de ciment Hoffmann Green comme « proxy »
Nous avons décidé de nous baser sur les ventes effectives réalisées par l’entreprise Hoffmann Green car de manière confiante nous pouvons estimer qu’une tonne de ciment vendue est une tonne de ciment utilisée. En effet, le marché du ciment se caractérise par un cycle achat-usage extrêmement tendu, car le ciment est un matériau qui se conserve peu longtemps, et qui doit donc être utilisé rapidement sur un chantier une fois acheté. En outre, même si une partie du ciment Hoffmann achetée n’était pas amenée à être utilisée, nous pouvons faire l’hypothèse que la même quantité de ciment Portland aurait été achetée pour réaliser le même ouvrage.
Maintenant que nous avons passé le sujet au peigne fin, nous avons la certitude que les ciment bas-carbone tels que développé par Hoffmann permettent bien d’éviter du CO2. Nous avons aussi confiance en la méthodologie que nous avons développée dans le sens où nous avons été particulièrement conservateur : nous savons que nous ne risquons pas de surestimer les émissions évitées grâce à ces solutions, et c’est le plus important.
Il s’agit maintenant de questionner le rôle d’Inuk là-dedans : si ces projets sont vraiment un levier de décarbonation majeur aujourd’hui, pourquoi peinent-ils à ce point à se déployer ?
2. La question de l’additionnalité
Si les produits d’Hoffmann Green sont aussi géniaux, pourquoi ont-ils besoin du financement issu des crédits carbone ?
principe d’additionnalité : késako ?
Pour l’ADEME, un projet est qualifié d’additionnel lorsqu’il n’aurait pu être mis en œuvre sans le financement issu de la vente des unités carbone sur la base de sa seule rentabilité économique (déterminée en intégrant les aides publiques éventuellement obtenues). Ce financement lui permet de dépasser des obstacles institutionnels, sociaux, culturels ou financiers. En outre, ce projet doit effectivement générer une baisse d’émissions de gaz à effet de serre par rapport aux activités qui auraient été menées en l’absence de compensation
Peu de progrès dans l’industrie cimentière en 200 ans d’existence
L’industrie cimentière est caractérisée par un fort conservatisme, à la fois culturel et structurel. En effet , l’innovation des grands cimentiers est pénalisée par les faibles marges qu’ils réalisent, avec des budgets de R&D représentant systématiquement moins de 1% de leurs revenus[5].
Le taux de pénétration des ciments alternatifs sur le marché reste donc très faible (à peine 1% en 2030 et 5% en 2050 d’après la feuille de route de la CGCA). Parmi les multiples justifications mises en avant par les acteurs de l’industrie (inadaptation à certains ouvrages, standards de construction obsolètes, doutes sur la technologie), le prix ressort comme le principal frein. En effet, ces ciments alternatifs ne sont pas compétitifs car leurs coûts de production sont aujourd’hui bien plus élevés que ceux du ciment traditionnel.
Pour encourager la substitution de béton traditionnel par du béton bas carbone, il est donc essentiel de rendre ces produits plus compétitifs, et c’est là que la contribution carbone peut être utile : en valorisant les émissions évitées grâce à ces ciments, nous créons une ligne de revenu supplémentaire, qui est directement répercutée sur le prix de vente de ces ciments à la tonne. En conséquence, ils deviennent plus abordables et leur adoption plus simple.
Encourager le développement de solutions encore plus vertueuses
Mais comme d’habitude, ce qui nous intéresse aussi chez Inuk, c’est le changement systémique : ne pas se contenter d’aller sur des solutions existantes, mais s’assurer de continuer à financer des projets qui permettront d’éviter des émissions de CO2eq demain. C’est pourquoi nous avons gravé dans le marbre que les revenus liés à la contribution carbone devraient aussi servir au financement des travaux de R&D nécessaires à la commercialisation du ciment H-EVA. Ce produit est encore plus vertueux, puisqu’il ne contient ni clinker, ni laitier mais utilise de l’argile à la place, ce qui permet de réduire drastiquement son empreinte environnementale.
C’est la particularité de notre solution de contribution carbone : chaque crédit carbone Inuk finance deux types de projets ; un projet déjà opérationnel (le ciment H-UKR dans ce cas, puisqu’il est déjà commercialisé) et un projet en développement (le ciment H-EVA). Cela nous permet de garantir à la fois le critère de mesurabilité et d’additionnalité. Concrètement, il s’agit de flux financiers bien distincts, les deux tracés sur notre solution de traçabilité (si vous voulez en savoir plus sur cette solution, c’est ici).
Conclusion
Le béton n’est pas l’idéal d’un point de vue environnemental, on est d’accord. Malheureusement, le secteur de la construction est encore très largement dépendant de ce matériau : en France, 82% des logements collectifs et 74% des bâtiments tertiaires sont construits en béton. Son abandon n’est donc malheureusement pas pour demain.
Décarboner le béton est donc au cœur des enjeux de transition. Le développement de ciments innovants moins carbonés, fait partie des solutions. Malheureusement ceux-ci sont encore peu rependus sur le marché, notamment en raison de leur prix de vente plus élevé que la moyenne. La contribution carbone, grâce à la valorisation des émissions évitées, permet de rendre ces solutions plus abordables et d’accélérer leur déploiement sur le marché.
Il s’agit d’un projet particulier pour nous car Inuk travaille habituellement avec des porteurs de projets d’énergie renouvelable. Donc avant de nous lancer, nous avons tenu à nous assurer de la solidité de la méthodologie pour mesurer les émissions évitées, en prenant en compte des hypothèses conservatrices et en nous assurant que toutes les émissions aient bien été comptabilisées, notamment les émissions issues du laitier.
Nous espérons que cet article vous a permis de mieux comprendre notre cheminement méthodologique : n’hésitez pas à nous contacter si vous avez des questions !
[1] Carbon Offsets: Last Week Tonight with John Oliver (HBO) https://www.youtube.com/watch?v=6p8zAbFKpW0
[2] Décarboner la filière ciment-béton — The Shift Project (2022)
[3] Béton bas carbone : la clef pour réduire l’empreinte carbone du béton — Concrete Dispatch (2021)
[4] Déclaration Environnementale de Produit Ciments courants français CEM II — ATILH (2017)
[5] Décarboner la filière ciment-béton — The Shift Project (2022) p.21
[6] CDP, rapport Building Pressure de 2017
