CHRISTA, une enfant de la balle

Camille Krafft
Ithaque Reportages
Published in
27 min readJan 20, 2016
Christa. © Sébastien Guénot / ITHAQUE!

Suissesse née en Prusse-Orientale, Christa, 85 ans, a été internée dans des camps par les Russes entre 1945 et 1948. Elle y a vécu les viols, la faim, le décès de sa mère, le travail forcé et les humiliations avant de retrouver son père et son frère dans le Canton de Neuchâtel. Après avoir enfoui son histoire durant cinquante ans, elle libère aujourd’hui sa parole. Témoignage publié dans Ithaque #5.

C’est un ballon Barbie, rose, comme il se doit, qui appartient certainement à son arrière-petite-fille. Christa l’a sorti de la pièce qui lui sert d’atelier de couture à l’issue de notre ultime entretien, comme en guise de conclusion. Je venais de l’interroger, pour la troisième fois, durant deux ou trois heures. Et d’avaler, pour la troisième fois, une énorme part de tarte maison, sous ses injonctions. Sébastien, notre dessinateur, avait le sourire béat du type qui vient de tomber amoureux, et qui, en plus, s’est bien rempli la panse. Moi, je me sentais déjà minuscule, comme après chacun de mes rendez-vous avec cette femme. Minuscule et un peu coupable, avec mes petits maux du quotidien qui s’étaient heurtés, une fois de plus, à son incroyable histoire d’adolescente exploitée et violée par les Russes dans des camps de Prusse-Orientale, de 1945 à 1948. Nous allions franchir la porte, Sébastien répétait: “Vous êtes formidable”, “vous êtes géniale”, et c’est là qu’elle a brandi le ballon, en disant qu’elle faisait encore de la gymnastique, qu’elle allait nous montrer quelque chose. On s’attendait à quelque exercice avec les pieds ou les bras, mais certainement pas à ça: Christa a lancé la balle contre la porte de son appartement, et l’a rattrapée avec la tête. Pong. Une fois. Pong. Deux fois. Pong. Trois fois… Tout son corps de 85 ans se déplaçait, se pliait et partait en extension pour frapper le ballon, avec une énergie compacte.

C’était à la fois époustouflant et burlesque, parce que ça avait un côté vieille dame indigne terriblement touchant. Et c’est là que j’ai compris. Le rire. En jouant avec son ballon, Christa savait qu’elle produirait cet effet. Tout au long des entretiens, elle n’avait du reste cessé de livrer des anecdotes comiques, ou de pouffer au souvenir de certaines horreurs qui lui étaient arrivées. Comme ce jour où elle s’était retrouvée à courir sous les orgues de Staline en protégeant une valise remplie de vaisselle. Ou cette autre fois où le type qui voulait la violer avait le “sifflet” tellement gonflé par la syphilis qu’il n’a pas pu parvenir à ses fins.

En la regardant taper dans le ballon, ce jour-là, je me suis souvenue de ma rencontre, quelques années auparavant, avec Sigmund Toman, survivant des camps nazis. Je l’avais interviewé la veille de son décès, dans la chambre feutrée d’un établissement de soins palliatifs de la Riviera. C’était son ultime témoignage, il était au seuil de la mort, son teint était jauni par le cancer, mais il avait, comme Christa, les yeux qui pétillaient. Il m’avait notamment raconté ce jour où il s’était abrité sous son écuelle pour se protéger des bombardements, et puis il m’avait dit que la seule chose que ses bourreaux n’avaient pas pu anéantir en lui, c’était justement cette spécificité humaine: le rire.

Comme Sigmund Toman, Christa Michoud a caché son vécu durant cinquante ans. histoire de se construire “une vie normale”. Contrairement au narrateur de Kaddish pour l’Enfant qui ne naîtra pas, du prix Nobel Imre Kertész, rescapé d’Auschwitz, ces deux-là ont fondé une famille et réussi à concentrer leur formidable énergie sur les préoccupations du quotidien. Pour Christa, ce furent ses enfants, puis son mari, décédé d’une sclérose en plaques. Ce n’est qu’après la mort de ce dernier que cette désormais arrière-grand-mère établie dans le canton de Vaud a commencé à parler, au moment de la commission Bergier. Elle a témoigné dans la presse et à la radio et puis, un jour de l’hiver dernier, elle a empoigné son téléphone pour intervenir durant l’émission La ligne de cœur, sur la RTS. Attablés dans leur salon de Romainmôtier, Sébastien Guenot et sa femme ont retenu leur souffle, subjugués par cette mémoire photographique qui s’exprimait sur les ondes. Il fallait l’écouter et la dessiner. Nous avons pris rendez-vous avec Christa peu de temps après.

Septembre 1939 : la guerre

Je suis née en Prusse-Orientale. Mon père était suisse à l’étranger. Ma mère était allemande. Comme il n’y avait pas beaucoup de travail à Neuchâtel dans les années 1920, mon père était devenu métayer pour un baron près de Breitenstein. Quand la guerre a éclaté, on se trouvait là- bas.

C’était le 1er septembre 1939. Un dimanche. J’avais dix ans. Je m’en rappelle comme aujourd’hui. On était dehors, avec nos habits du dimanche. Il y avait plein de camions, des tanks, des militaires. Il faisait beau, le 1er septembre. Bien sûr, les parents étaient au courant que la guerre commençait, mais nous, enfants, qu’est-ce qu’on en savait, hein? Ma mère a dit: “Je vais vite aller trouver grand- maman”. Elle a pris son vélo, et elle est partie. Il y avait beaucoup d’avions qui passaient au-dessus de notre village.

La mère a mis du temps pour revenir. J’imagine qu’elle a dû se demander, avec la grand-maman, s’il fallait partir ou rester. Les parents étaient inquiets.

Après, il y avait beaucoup de réfugiés qui traversaient notre village. Surtout des Polonais et des Lettons. Et nous, enfants, on a dû aller travailler, pour ramasser des pommes de terres, arracher des betteraves, parce qu’il n’y avait plus d’hommes pour le faire. La baronne du village nous donnait quelques sous, mais on n’avait plus d’école, rien.

Il y avait des prisonniers polonais et russes. Les Russes étaient libres la journée. Ils jouaient de l’accordéon et ils dansaient leurs danses cosaques. On allait souvent les voir, le dimanche après-midi. La nuit, ils étaient enfermés.

Maintenant je saute, parce qu’autrement ça fait trop long.

1944 : la fuite

En 1944, on a eu l’ordre de partir de la maison, parce que les troupes russes avançaient. J’avais 16 ans. On avait un grand char, avec quatre chevaux. Mes parents ont mis des cerceaux sur le char, et les tapis par-dessus. Et puis le linge, un peu de vaisselle, des habits, des valises. On a aussi pris de la nourriture. On a ouvert les poulaillers et les écuries pour que les bêtes puissent sortir. Mon père avait beaucoup de vaches, au moins cent, deux taureaux, des génisses, des veaux. Il y avait des poules, des lapins, des canards, des pigeons. Et puis des cochons. Tout ce qu’il y a dans une ferme. On avait aussi un petit chien tout poilu, qui ramenait les vaches. Il s’appelait Molly.

On est partis vers midi. Sur la route, il y avait des bouchons. Il y avait beaucoup, beaucoup de monde. La nuit, on dormait où on pouvait. Dans les granges, les salles de gym, les collèges, vers les chevaux, parce que ça tient chaud, ou sur le char. Le matin, on repartait. Les Russes étaient toujours derrière nous, il y avait des bombardements, ils passaient en avion et nous tiraient dessus. Au début, j’avais pris mon vélo, mais il a crevé, alors on l’a laissé au bord de la route.

On est allés jusqu’à Allenstein. Avec notre char, on a passé un peu dans tous les villages.

Rattrapés par les Russes

On pensait toujours qu’on pourrait rentrer à la maison. Mais un après-midi, on était dans un village, à 150 ou 200 kilomètres de chez nous. C’est là qu’on s’est fait avoir par les Russes, en janvier 1945.

C’était le soir. On était dans une maison où il y avait de la paille. Les femmes avaient préparé du pain. Elles n’ont même pas eu le temps de le sortir du four. Des gens ont crié: “Sortez, on va lancer une bombe!”

On a vu tout rouge, on a ouvert les fenêtres, et on a sauté. Dehors, il y avait la guerre. Des Allemands. Des Russes. Des lances-flammes, tout. On a eu vraiment peur. Des gens ont dit: “Il faut partir dans la forêt!” On a attrapé chacun une valise, et on est partis. Et qu’est-ce que j’ai pris, moi? Un panier avec des services et de la vaisselle. Quand ça pète de partout, vous voulez faire quoi? Mon père avait ma sœur dans les bras, et il courait, il disait toujours: “Baisse la tête! Baisse la tête!” À peut-être 500 mètres, il y avait des bâtiments en feu. Des Russes sont arrivés. Ils nous ont arraché les valises. Ils les ont jetées au feu.

J’ai commencé à gueuler, mais ma maman m’a donné une baffe.

On est partis dans la forêt. On courait, mais les gens devaient faire leurs besoins, alors il fallait se gaffer où tu marchais. On s’est arrêtés. Ma sœur avait une petite peau de mouton. Il y avait beaucoup de neige. On a arraché des branches de sapin pour s’asseoir dessus. On est restés deux jours comme ça. Il y avait des “orgues de Staline” (ndlr: lance-roquettes multiples). On voyait passer des boules de feu. On n’avait rien à manger. On dormait pas, parce que c’était impossible. Après, les Russes sont venus, et ils on dit qu’il fallait les suivre.

la séparation

On les a suivis. Ils sont venus trier les hommes. On pleurait comme des Madeleine. On ne savait pas où ils allaient. Ils ont pris mon frère, de 18 ans, et mon papa. Ensuite, on a dû partir, ma mère, ma sœur et moi. On nous a amenées dans un village et on nous a obligées à travailler. On vidait les maisons en jetant les objets par la fenêtre. Un jour, ils m’ont prise avec d’autres jeunes filles. On s’est cachées sous nos foulards, pour qu’ils ne voient pas quel âge on avait. Ils sont venus avec un camion bâché, et ils nous ont mises dedans. On est partis, je ne sais pas où, mais loin.

On est arrivés dans une petite ville où il y avait une gare. Il y avait des abris, on était coincées dans une grande pièce. Ils venaient nous chercher les unes après les autres. C’était mon tour.

les viols

J’arrive. Il y avait une table. Deux Russes, dont un avec un sabre. Ils me disent: “Déshabille- toi”. On était sales comme des cochons. Alors je me suis déshabillée. Juste la culotte et le soutien-gorge. Ils sont venus me tâter. Voilà. Bon. Comment tu t’appelles, qui est ton père, ta mère, tu as quel âge, ta nationalité. J’ai dit: “Ma nationalité, c’est suisse.” Le Russe a dit à celui avec le sabre: “Daï”. Il m’a tapée. J’étais en sang. C’était pas beau. Après, il m’a demandé: “Tu sais pourquoi on te tape?” J’ai répondu: “Non.” “Tu sais que les Suisses ont envoyé des armes aux Allemands?” Moi, j’ai dit que je savais pas.

Après, le Russe m’a emmenée dans une cave, seule. Il y avait une fenêtre, avec des barreaux en fer, et un bout de pain noir moisi. Comme j’avais faim, j’ai pleuré, et puis j’ai mangé mon pain. Pour moi, c’était comme… une fondue chinoise. Dans un coin, il y avait de la paille. Tard dans la nuit, trois Russes sont entrés. Ils ont dit: “Déshabille-toi.” Alors, ils m’ont violée. Un, il vous tient les bras. Un, il vous tient les pieds. Et puis un, il vous… Voilà. Quand je suis revenue à moi, ils étaient loin.

Quand je suis sortie, les autres ont dit: “Mais tu sors d’où?” J’étais bleue. J’avais des bosses partout. J’ai eu des crises d’épilepsie. Il paraît que ça vient de ça.On est retournées travailler. On dormait dans une pièce. J’avais la chance d’avoir une petite mémé avec moi. Elle m’adorait, et elle a vu que ça n’allait pas. Elle me protégeait toujours. Il n’y avait plus de porte, alors on prenait des planches et un billon, voyez, on est intelligents, pour pas qu’ils puissent entrer. Mais un jour, ils ont quand même réussi à casser les planches, ils sont entrés, ils avaient une lampe de poche, on a vu des godasses, des souliers militaires, ils cherchaient de nouveau des femmes. Ils se sont arrêtés vers moi, ils ont essayé de me violer, et puis j’ai chopé la diarrhée. Alors ils sont partis en vitesse.

Je dis la guerre, c’est la guerre, je suis tout à fait d’accord, mais s’il y a la guerre, qu’est-ce que j’y peux? Des femmes, des enfants, ils y peuvent quoi? Les surveillants étaient généralement corrects. Mais on était près de la route qui allait à Kaliningrad. Il y avait souvent des Russes qui traversaient, alors ils s’arrêtaient pour violer des femmes. C’étaient des gens comme nous, en temps normal, certains jeunes, plus sauvages, mais dès le début de la guerre, ils étaient drogués. Quand ils déjeunaient, ils prenaient une grande tasse de vodka, un bout de pain noir, un oignon, ils buvaient, ils reniflaient et hop, ils étaient déjà bourrés le matin. Ils demandaient aussi si on avait de l’eau de Cologne ou de l’eau de vie. Et ils buvaient tout ça. Ils étaient méchants, des fois, voyez, méchants. Il y avait des femmes jeunes, et des fois des mémés, violées n’importe où, sur un tas de fumier. On peut pas s’imaginer ce que c’est.

Quand les Russes arrivaient la nuit, on avait notre corps qui tremblait, tremblait. Pour nous, c’était égal qu’on soit tuées ou pas. On vivait dans l’angoisse, dans la peur, c’était horrible. Vous savez, un homme, il est plus tranquille durant cette période. Nous, notre corps accepte pas autant de mal. Je ne comprends pas que je sois pas devenue folle.

Il y avait pas de médecin, rien. Beaucoup de typhus, la syphilis. Une fois, j’ai pleuré parce que j’ai été ramassée par un monsieur qui avait la syphilis. Il voulait… il m’a fait peur, parce que quand ils ont cette maladie, bon, ils ont le si et très en é… Quelle discussion, hein. Alors là, j’ai pleuré, ah, j’ai pleuré… mais il a pas pu faire.

J’ai eu une chance, ou pas, pendant quatre ans, j’ai pas eu mes règles. Le choc. C’était pas seulement moi, il y en a beaucoup qui étaient bloquées avec les règles. Et tout ça, c’est pas bon pour la santé non plus. Mais d’un côté, c’était bien, parce qu’on avait rien pour… il y avait pas de pharmacie. On était des sauvages. Mais maintenant je suis là, hein.

Quelque temps après mon arrivée en Suisse, mes règles sont revenues. C’est fou, comme le corps réagit. Après, ça a pas été facile du tout de faire confiance à un homme. Une femme, elle est complètement détruite, question… Maintenant, je vais faire du thé, hein?

Les retrouvailles

Un jour, j’étais obligée de travailler avec un Russe, un grand-père, gentil comme tout. Ceux qui étaient féroces, c’étaient les jeunes. On devait aller chercher des betteraves. Je causais pas beaucoup, mais il m’a dit: “Tu vas quand même pas rester là, il faut que tu trouves ta maman.”

Alors on s’est évadées, avec des copines. Mais on n’a pas fait un long trajet, parce qu’il y avait beaucoup de tanks, de camions au bord de la route. Des soldats nous ont dit: “Viens ici (idi siouda!). Tu vas où? Il faut venir avec nous.” Et nous, on a répondu: “Non, on vient pas”. On a ouvert nos chemises, on leur a fait signe de nous tirer dessus. Ils nous ont amenées dans un autre camp, et j’ai reçu un laisser-passer pour aller trouver ma maman.

C’était un matin, il faisait beau, j’avais des souliers militaires, beaucoup trop grands, une veste militaire, voyez, comme un clown. Alors, j’ai retrouvé ma maman et ma sœur. Elles étaient restées à Domnau. Il y avait beaucoup de chenit, des habits, des chaussures, tout ça. J’ai aperçu ma sœur, elle était petite, et elle avait mis des chaussures à talons. Quand elle m’a vu, elle a dit: “Ah, Christa!” et puis elle a couru vers ma maman et elle a dit: “Maman, il y a Christa qui arrive!”. Ma maman: “Tu racontes des conneries, c’est pas vrai.” Ben elle était contente, hein.

Le travail

C’était le mois de mai. Pendant un mois, on a nettoyé des champs de bataille, ça veut dire qu’on ramassait les morts. On travaillait par deux, avec des brancards. Ils étaient noyés, brûlés, tombés à la guerre. On avait des pelles, on les poussait, on les portait, la peau se déchirait. Et puis, il y avait les odeurs. On les mettait dans des tranchées, pof, comme ça, dedans.

Après la guerre, il faisait chaud, on était obligés de travailler dans les ruines. On avait un bâton avec un l de fer, et on devait déminer. Qu’est

ce que j’ai pas fait. Sinon, on ramassait le foin, on plantait des patates, on fauchait le blé. J’ai porté des sacs de 50 kilos de blé.

Ensuite, j’ai fait un peu de tout. Par exemple, j’étais mécanicien sur tracteur. Ça dépendait toujours du temps, des saisons. J’ai aussi dû travailler un peu dans la forêt, j’ai adoré, parce qu’il n’y avait pas de viols. Les viols avaient lieu surtout quand tu étais seule, par exemple, quand ils te disaient de récurer des escaliers ou de tamiser de la farine.

Il fallait avoir quinze ans pour travailler. On allait travailler, et le soir, on rentrait au camp. Le camp, c’était le village, qui était gardé par des militaires russes. Quand on voyait un avion, on disait ah, peut-être qu’ils viennent voir si on est là! C’était impossible de partir. On ne savait pas où aller.

Le décès de la mère

Au mois de mai-juin 1945, ma maman est tombée malade. Elle avait le typhus. Il n’y avait pas de médecin, elle n’avait que de l’eau. Elle est morte… comment il faut que je dise… elle a crevé, hein. Elle dormait avec ma sœur, sur la paille. Elle pouvait plus marcher, elle avait plus que la peau sur les os. Un jour, un Russe est venu, et il a dit: “On va amener ta maman à l’hôpital.” Le 28 août, ils sont venus avec un grand char sur lequel il y avait de la paille et plusieurs malades. Ils sont partis, je ne savais même pas où.

Quelque temps après, au mois d’octobre, les Russes m’ont dit: “Christa, ta maman va bien, quand on refait un voyage, toi et ta sœur, vous venez la chercher.” On est partis, on est arrivés dans un village, je ne trouvais pas ma maman, alors j’ai dit: “Vous avez quand même un bureau d’enregistrement.” On m’a répondu: “Oui, votre maman, elle est décédée sur le char. Si vous voulez, vous pouvez aller derrière.” Il y avait un tas de fumier, une écurie, et des tombes avec des numéros. C’était tout. Alors moi, sans ma maman, je ne savais pas comment faire. J’ai eu une dépression qui a duré assez longtemps. Après, je me suis réveillée, je me suis dit, arrête de pleurer, parce que t’as plus personne autour de toi.

La petite soeur

Un matin, il y a un monsieur qui pouvait pas me puer, et qui m’a dit: “Écoute, Christa, tu vas travailler pendant une semaine dans un village, plus loin.” J’ai dit: “Je fais n’importe quoi, comme travail, mais je peux pas laisser ma sœur une semaine seule.”

Je voulais pas la laisser. J’avais qu’elle. Elle était brave. Elle faisait notre soupe et elle gardait un petit bébé. À 7 ans.

la violence

Au début, quand la guerre était encore là, en 1945, il y avait plein de pendus, dans les poulaillers, par exemple. Le premier jour que j’étais là, il y avait un soldat allemand qui s’était habillé en femme. Mais la barbe, elle pousse quand même. Est-ce qu’il a été dénoncé? Ils l’ont placé devant le mur et puis tchak, abattu.

Dans le camp, il y avait un couple de pasteurs. Lui, on l’a flingué, parce qu’il était capitaliste. La femme, elle a essayé d’avoir un quart d’heure pour faire la prière. On a fait notre prière, et puis un Russe est venu, il a dit: “Il faut aller jusqu’au village, vers l’église.” Là-bas, il y avait un caveau. On a dû ouvrir les cercueils, qui étaient zingués, et puis on a dû prendre les crânes dans nos mains et les amener aux pieds des Russes. Alors, ils ont shooté dedans. Ils shootaient et ils riaient comme des fous.

À un moment donné, des femmes militaires russes sont arrivées. C’étaient des vaches. Pour nous punir, nous mépriser, elles étaient là. Elles ont planté des tomates, on devait prendre une brouette, aller dans les toilettes, prendre le caca, qu’on amenait chez elles. Là-bas, on devait creuser, faire un rond, prendre avec les mains la m… et bien la disposer pour pas que ça touche les plantons de tomates. Et elles riaient, vous voyez, elles nous regardaient, et elles riaient. Moi, je trouve que c’est plus que méchant. La m…, ça vous reste un certain temps, on avait pas de savon, rien.

La douleur

Une fois, dans un jardin, j’ai vu un cerisier depuis un mur. J’ai dit: celui-là, je dois l’avoir. Alors, j’ai sauté. Une, deux, il y avait de l’herbe et en bas, une planche, avec un clou. Saute! Le clou, il m’a traversée. J’ai posé l’autre pied, j’ai tiré le premier pour sortir le clou, et puis j’ai pleuré parce que j’avais mal. Ensuite, j’ai pompé de l’eau dans l’abreuvoir, pour tremper mon pied. J’ai vu arriver une mémé et je lui ai demandé: “Vous faites quoi ici?” Elle a dit: “Ah, je viens voir ma maison.” Mais sa maison était complètement chue, bombardée, quoi. Alors, on était les deux en train de pleurer. Elle, elle pleurait pour sa maison, et moi, je pleurais parce que j’avais mal.

La 2ème ou 3ème année, j’ai eu mal aux dents. Mais tellement mal aux dents! Un Russe est venu, et j’ai pleuré, alors il m’a dit: “Dis donc, tu veux pas qu’on t’arrache la dent?” J’ai dit oui, il est allé chercher un tabouret et une pince à cochon. L’un me tenait, et l’autre m’a arraché la dent. Après, j’avais plus mal que tout, parce que rien n’était nettoyé.

La faim

Un jour, on a dû faire des trous pour enterrer des chevaux crevés. Une fois les trous creusés, on s’est caché dans les arbres. Ils ont amené les chevaux. On avait des couteaux, et quand ils sont partis, on a ramassé la viande et on l’a mangée.

On avait faim. Faim. On mangeait de la soupe qui était comme de l’eau. Ceux qui nous faisaient travailler, ils prenaient l’épais, et nous, on avait le jus. Et moi, j’étais obligée de partager avec ma sœur.

Quand tu as faim, tu fais n’importe quoi. En été, ça allait, on avait de la verdure, des orties, des choses comme ça. Mais en hiver, on devenait fous, on n’avait pas de travail. On souffrait, on gonflait parce qu’on avait rien à manger. On avait même envie d’aller tuer le boulanger. Quand tu as faim, c’est terrible.

En hiver, puisqu’on était gonflés, on prenait des paniers et on allait où il y avait des pommes des terre l’année d’avant. On tapait très fort pour faire un trou dans la terre et on trouvait des pommes de terre complètement écrasées, il y avait que la fécule et la peau. On les ramassait, et quand on arrivait au camp, on les mettait dans l’eau, la peau se décollait, on la posait sur notre fourneau, et on mettait un peu de sel. C’était bon… Rôôôôlala.

L’espoir

Fin 1947, des familles russes sont venues, pour rejoindre leur père qui gardait notre camp, et c’est devenu un peu plus civilisé. Elles étaient obligées de travailler comme nous, et on causait bien avec les filles, avec les femmes, parce qu’elles détestaient Staline, elles préféraient Lénine. Où on était, c’est devenu un kolkhoze. Elles avaient un bout de terrain, qu’elles étaient obligées de cultiver après le travail.

En juillet 1948, j’ai eu des nouvelles. J’avais écrit à la légation suisse, à Moscou, pour savoir s’ils pouvaient me dire où était mon père. J’ai reçu un télégramme, comme quoi mon papa et mon frère étaient à Serrières, dans le canton de Neuchâtel. Ils avaient été libérés d’un camp en Russie deux ans auparavant.

Un jour, j’ai reçu un petit paquet de la Croix- Rouge. Il y avait deux savonnettes au sapin, un petit tube de lait condensé, et des gaufrettes. Tout le monde était autour de ce petit paquet. Alors j’ai mis le savon sur une feuille de rhubarbe, et avec un marteau, je l’ai cassé. Ils ont tous eu quelque chose. Ensuite, j’ai reçu 400 roubles par mois, ça faisait à peu près 28 francs, mais ça fait rien, c’était génial. À partir de mai, juin 1948. Je pouvais m’acheter du beurre, du pain et de la farine.

Le retour

Au mois de septembre 1948, ils ont dû nous laisser partir, ma sœur et moi. On a quitté Domnau, là où il y avait les camps. On a marché jusqu’à Friedland. On avait, écoutez-bien, un kilo et demi de pain pour dix jours. De Friedland, on est partis pour Leipzig, on a fait dix jours de train. Le trajet était lent, mais c’était génial. C’était l’automne, il y avait des vergers, alors on sautait hors du train et on allait vite ramasser des pommes. Avant d’arriver à Leipzig, le train s’est arrêté. Tous dehors, tous à poil. Désinfection. Ils venaient vers nous, et pschiit, pschiit. Ma première douche depuis quatre ans.

On est arrivées à Leipzig. On a logé deux semaines dans des maisons de vieux. Dans une maison en face, il y avait des militaires allemands. Tous fous, fous. Ils se balançaient, il y en a qui pleuraient et qui disaient: “Aaaah, ma femme, mes enfants…” C’était pas beau à voir.

Après deux semaines à Leipzig, on est arrivées à Berlin. On a dormi dans une salle d’attente, et le lendemain matin, on est allées à la légation suisse. On a eu une soupe au lait et un morceau de pain. Ils ont fait mon passeport. Ils étaient très gentils. Ensuite, il y avait une Citroën qui nous attendait pour aller à Tempelhof. Le chauffeur de l’ambassade était une dame, il y avait deux petits drapeaux suisses sur la voiture.

Je suis fière de ce passeport. C’est la seule chose que j’ai comme souvenir. J’ai pas une seule photo, rien de la maison. Même pas un mouchoir. Les valises, elles ont passé au feu.

Vous savez ce que ça veut dire? (Elle sort son passeport). Je vais vous montrer quand j’avais 19 ans, voyez. J’étais une belle femme, hein? Je suis bête, hein? J’avais beaucoup de cheveux, mais je les perds. Ils étaient ondulés, j’avais des tire-bouchons.

Après Berlin, j’ai fait Francfort et Rheinfelden. On est restés bien deux semaines. Un jour, quand j’étais à Rheinfelden en quarantaine, mon papa avait eu le numéro de téléphone de ma résidence par la légation suisse, et il m’a téléphoné. Alors, lui: “Allô, allô”, et puis moi, je pouvais pas dire un mot, j’étais bloquée complètement. Ni au revoir, ni bonjour, ni rien. Ça, il faut le faire, hein.

Pour le retour à Neuchâtel, on a été chargées sur un camion. On avait l’habitude, comme j’ai dit, on était des sauvages. On est parties, je crois, à 7 heures du matin, et quand je suis arrivée à Bienne, vers les lacs, j’ai dit: “Mais c’est pas possible d’arriver dans un pays où il y a que de l’eau!”

Neuchâtel

Mon père habitait au bord du lac. Il lançait du pain, et les mouettes venaient jusqu’à la fenêtre. C’était un beau mec, mon père. Noiraud, des cheveux ondulés, et en plus, il parlait le français. En 1940 et quelque, on avait des prisonniers français au village. Mon père, il discutait avec eux. Je le prenais pour le bon Dieu, parce qu’il parlait une langue que je comprenais pas.

Quand on est arrivées sur le quai de la gare, mon papa, il est même pas monté. Il est resté en bas, vers les escaliers. Il pleurait juste en bas. Et nous, on était sur le quai, avec ma sœur, on voulait descendre les escaliers, et ma sœur était là, en larmes. Tous en larmes.

Je suis arrivée le 16 décembre 1948 à Neuchâtel, et le 17, j’avais mon anniversaire. J’ai commencé le travail le 20. Après trois jours. Parce que mon papa, il avait rien. Juste un lit, une table ronde, un appartement.

J’ai commencé à travailler chez la cousine à mon papa. Ils avaient une fabrique de cartonnage, je touchais 1,11 franc de l’heure, et le soir, je balayais l’atelier pour avoir encore un franc.

Un jour, à Neuchâtel, je suis sortie pour me promener au bord du lac, avec une copine. Quand on descendait, à gauche il y avait une barrière en fer, et des jeunes étaient assis là-dessus. Mon futur mari m’a dit: “Komm spazieren en bas la Strasse.”

Je me suis vite mariée, tout modestement. J’avais un deux pièces, mais très, très joli, et je travaillais, je faisais mon ménage, la lessive, comme on doit faire, quoi. Et puis, il a fallu apprendre à faire à manger comme on mangeait en Suisse.

J’ai été mariée trente-quatre ans. Mon mari avait la sclérose en plaques. J’ai toujours dit, quand j’étais jeune, je ferai infirmière ou couturière. Infirmière, j’ai fait longtemps, parce que mon mari pouvait plus marcher, rien. Ça me gênait pas. Il était très réveillé, il m’a appris beaucoup de choses. Il est décédé en 1985.

La parole

Quand vous avez retrouvé votre père et votre frère, vous avez parlé de ce que vous avez vécu dans les camps?

— Même pas. Très peu. Parce qu’un homme, il est pas tant touché qu’une femme.
Vous croyez?
— Je crois pas. C’est ça. Les viols, tout ça, une femme elle est beaucoup plus…
Et avec votre sœur, qui était avec vous au camp, vous en avez reparlé de tout ça, après?

— Pas du tout. C’est bizarre. Elle me cause jamais. Quand elle est arrivée en Suisse, elle a fait des écoles, elle a suivi ses classes, avec tant d’années perdues. Ensuite, elle a appris le métier de régleuse, pour les montres. Après, elle s’est mariée et elle travaillait à la maison. Des fois, elle me dit: “Tu te rappelles quand vous avez planté des pommes de terre, et moi j’étais obligée d’aller les déterrer pour faire une soupe?” Autrement, rien. C’est pas le même caractère que moi.

Pendant cinquante ans, j’ai joué un jeu, je ne me comprends pas. Personne savait. Parce que je voulais être comme tout le monde. Quand je suis arrivée en Suisse, j’ai pas vu de psy, ni de médecin, rien. Si on me demandait d’où je venais, je répondais du canton de Berne. Mais je sais même pas le schwytzerdütsch! Après, j’ai essayé de causer, mais certains disaient: “Toi, tes conneries, ça m’intéresse pas.” Alors, je me suis renfermée. Et puis il est arrivé un moment donné, j’ai dit: maintenant!

J’ai commencé à causer quand il y avait l’histoire de l’or des Juifs. Et j’ai quand même envoyé une petite lettre à Mme Dreifuss, qui était au Conseil fédéral, pour voir si j’avais droit à quelque chose. Mais j’ai rien eu. Rien.

Aujourd’hui, quand je raconte, beaucoup de gens me disent: continuez, Madame M. Au début, c’était assez difficile. Maintenant, ça me gêne plus du tout. Il faut pas me demander ce que j’ai mangé à midi. Mais ça, cette histoire, tout est marqué, du début à la fin.

— Votre mari, vous lui avez raconté cette période-là?

— Pas tant. C’était tout tricoté, c’était pas ça. Moi, je parlais l’allemand, et lui, le français. Après j’ai été obligée d’apprendre le français. Mais j’ai pas fait de cours. Ça n’existait pas, dans le temps.

Est-ce que c’est important de témoigner pour vous?

— Tout à fait. Je vais au mois de janvier causer mon histoire. Devant des personnes âgées.

Mais il faudrait raconter ça à des jeunes, non?

— Oui, mais je ne sais pas si les jeunes acceptent. Il faut vraiment qu’ils étudient l’histoire. Autrement j’ai pas l’impression que des jeunes…
À vos enfants, vous leur avez raconté?
— Ils savent que j’ai été dans un camp, mais pas des choses…c’est trop. Vous êtes d’accord, c’est trop.
Vos petits-enfants, vos arrières-petits-enfants, vous pensez que c’est important qu’ils sachent tout ça?

— Moi je trouve que oui.
Mais vous ne leur racontez pas directement?

— Non, même mes petits enfants. Ils pourraient venir et dire: “Écoute, grand-maman, raconte-moi ta jeunesse.” Mais rien.

Vous aimeriez qu’ils le fassent?
— Oui. Mais je causerais pas comme pour vous maintenant. J’irais au plus simple, pour pas choquer la personne.
Qu’est-ce qu’ils savent de votre histoire?

— J’avais témoigné une fois dans un journal. Ils ont lu. Mais ils ne m’ont jamais rien demandé. C’est très étonnant.

Aujourd’hui

Vous faites des cauchemars, des fois?

— Maintenant ça va mieux. Parce que je me suis vidée un peu en parlant. Mais avant, c’était épouvantable. Des fois, il y avait du feu, des pistolets, des viols dans mes rêves.

Vous avez l’impression que ça vous a rendue plus peureuse?

— S’il y a un bruit qui claque, même si les autos freinent ou klaxonnent, ça m’effraie, quoi. Aussi si quelqu’un me tape sur l’épaule, par exemple.

Aujourd’hui, vous êtes quelqu’un de très entouré…

— Oui, je suis une femme très gâtée. L’une me donne ça, l’autre me dit: “Écoute, Christa, je te paie un dîner.” Elles disent qu’au moins, avec moi, elles peuvent rire.

— Souvent, les personnes de votre âge souffrent et se plaignent de solitude. C’est pas votre cas.

— Oui, mais ça vient peut-être d’elles aussi. Par exemple, quand je vais à la Migros, il y en a toujours qui commence à se plaindre. Je dis: “Écoute, j’ai rendez- vous dans une demi heure. Ciao.” Parce qu’écouter des histoires… une fois, d’accord. Mais toujours, elle a mal ici, elle a mal là, elle couine de partout, alors ça, ça m’énerve.

— En tout cas, vous avez l’air bien dans votre peau.

— Oui, je me plains pas, sauf des jambes, hein. J’ai des douleurs partout. C’est la vieillesse, et c’est tout ce que j’ai eu. J’ai vécu avec des jambes gelées, j’ai sauté sur des clous, j’ai eu la variole, pas de médecin, ça fait beaucoup. Mais autrement, je suis très contente de ma santé. J’ai pas tant de bobos.

Vous faites toujours de la couture?
— Oui, beaucoup ont des mains tordues. Moi pas.

Là-bas

Vous n’êtes jamais retournée en Prusse-Orientale?

— Non. Parce que j’ai eu mon mari longtemps malade. Je ne pouvais pas m’absenter.
Et aujourd’hui, vous n’aimeriez pas y retourner?

— Non. Voir que des ruines, non. Et puis, j’ai de l’âge.
Vos amis ont pu y retourner sans problème durant la période soviétique?

— Oui, il y avait des voyages organisés en car.

Et votre village s’appelle comment aujourd’hui?

— Molinen.
Ça, c’était avant la guerre. Mais aujourd’hui?

— Je ne sais pas.

Vous prendrez bien un peu d’histoire ?

Hiver 1944–1945. Front de l’Est. Les premiers soldats russes foulent le sol allemand. Dans leur sillage: viols, exécutions, déportations. Un refrain bien connu et mis en place par les Allemands quand le conflit s’engageait en Union soviétique. Un refrain pourtant moins présent dans les mémoires. Peut-être parce que les Allemands étaient considérés comme les agresseurs? La nature abjecte des actes commis par les nazis permet d’expliquer la présence d’un voile pudique sur les crimes de guerre perpétrés à l’encontre des Allemands. Mais la mémoire finit toujours par ressortir. Et l’histoire lui emboite toujours le pas.

La Prusse-Orientale s’étendait sur une large partie du sud de la mer Baltique. Le territoire est actuellement partagé entre la Pologne et la Russie, qui conserve une enclave autour de l’ancienne Königsberg — patrie du philosophe allemand Kant — aujourd’hui rebaptisée Kaliningrad. La Prusse-Orientale était un territoire allemand, occupé par une population germanophone jusqu’en 1945. C’est dans cette région que les Soviétiques pénètrent pour la première fois sur sol allemand. Le tribut sera lourd. La tragédie que subira la Prusse-Orientale tient autant aux crimes qui s’y sont déroulés qu’à la mise à l’écart du souvenir de ces crimes, jusqu’à récemment.

Pris séparément, les témoignages des Allemands habitant les régions orientales de l’Europe ne paraissent pas départir des autres atrocités vécues par de nombreux civils tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Ils acquièrent toutefois un relief particulier quand les historiens s’en emparent, les mettent en corrélation. Ils permettent alors d’éclairer une vaste entreprise de nettoyage ethnique organisée depuis l’URSS.

La première vague d’exode survient au moment où le front se rapproche. À l’instar de la famille de Christa, de nombreux civils entament une longue marche vers l’ouest, emportant ce qu’ils peuvent avec eux, fuyant la ligne de front. En Prusse-Orientale, ces civils se retrouvent rapidement coincés dans une poche, encerclés par les Russes. Pris entre les feux des armées adverses. Cette phase du conflit trouve un éclairage particulièrement poignant dans le roman de Günter Grass, En Crabe. L’écrivain allemand y relate le naufrage du Wilhelm Gustloff, un navire de croisière chargé de civils fuyant la zone de combat, torpillé par la marine soviétique.

Cet exode survient brusquement, sans aucune préparation de la part des autorités allemandes. Comment expliquer cela? Selon l’historien Timothy Snyder, “Hitler avait toujours présenté la Guerre comme une affaire de volonté; ce faisant, il avait accentué la tendance, toujours présente dans la guerre, à nier la défaite et à en aggraver les conséquences. […] Les attitudes pragmatiques nécessaires pour protéger la vie des civils lui étaient tout à fait étrangères.” Sur le terrain, les administrateurs nazis négligent vite d’organiser des solutions de repli pour les civils.

En temps de guerre, quel meilleur symbole de persécution de la population par des militaires que le viol? La Seconde Guerre mondiale, particulièrement dans les derniers mois du conflit, a vu se multiplier les cas de viols commis sur des civils.

L’explosion de violence contre les femmes allemandes a pris rapidement des proportions inimaginables. Les hommes (pères, maris, frères) étaient souvent absents, au front, ou prisonniers. Ne restaient que les vieux et les infirmes. Dans de nombreuses localités, toutes les femmes, sans exception, furent violées. Les agressions en bande étaient courantes. Beaucoup de femmes sont décédées suite à des blessures subies au cours de viols à répétition.

Les premières explications évoquées par les historiens qui se sont penchés sur ce phénomène insistent sur le besoin de vengeance envers les populations civiles allemandes. Il s’agissait de rendre à l’ennemi la monnaie de sa pièce. La propagande soviétique exerçait une emprise importante sur les soldats du front: “Désormais, nous avons compris que les Allemands ne sont pas humains”, écrivait en 1942 le reporter de guerre Ilya Ehrenbourg dans L’Étoile rouge, le journal de l’armée soviétique.

Mais on peut se demander également dans quelle mesure cette pratique n’était pas orchestrée politiquement. Récemment, certains chercheurs concentrés sur les conflits de l’ex-Yougoslavie ont pointé du doigt le phénomène du “viol ethnique”. Dans ce contexte, le viol est un outil parmi d’autres pour la mise en place d’une politique de nettoyage ethnique. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec les violences quasi systématiques faites aux femmes allemandes.

Il y a quelque chose de paradoxalement ironique dans la tragédie qui se joue dans les territoires orientaux du Reich allemand. D’une certaine manière, la Russie soviétique reprend à son compte la politique des nazis, qui visait à nettoyer et à fixer les populations dans des États ou des régions administratives à caractère ethnique. En repoussant ses frontières plus à l’ouest, la Russie soviétique initie un jeu de dominos qui voit le déplacement et la disparition de nombreuses populations civiles aux origines variées. Ainsi, la Pologne bouge vers l’ouest, mordant sur les territoires qui relèvent historiquement de la culture germanophone et de l’État allemand: la Silésie, la Poméranie et, bien sûr, la Prusse-Orientale. Cette politique d’”ethnicisation” des nations de l’Europe de l’Est se fait au profit du vainqueur du front de l’Est.

La population germanophone de la Prusse-Orientale s’élevait à 2’400’000 habitants en 1944. Ils ne sont plus que 193’000 au printemps 1945. La guerre, l’internement et la déportation sont passés par là.

Deux ouvrages pour poursuivre la réflexion:

Timothy Snyder, Terres de Sang, L’Europe entre Hitler et Staline, Paris: Gallimard, 2013, 707 p.

Keith Lowe, L’Europe barbare, 1945–1950, Paris: Perrin, 2013, 488 p.

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