«La linguistique n’a strictement rien à dire sur la façon dont on doit découper une frontière»

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10 min readJan 20, 2016
© Igor Zaplatil / pogledi.si

Patrick Sériot est professeur de slavistique à l’Université de Lausanne. Il constate à quel point les barrières linguistiques sont prises en otage dans l’actuelle guerre civile en Ukraine. Mais pour le chercheur, les langues ne constituent pas la meilleure clef de compréhension du conflit. Elles font au contraire l’objet de raccourcis qui tendent à simplifier les tensions et à créer ex-nihilo des communautés belligérantes. Entretien réalisé par Guillaume Henchoz.

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Après le retour de la Crimée dans le giron russe, des séparatistes continuent de revendiquer un rattachement à leur grand voisin dans l’Est de l’Ukraine. Vouloir être incorporé à la Russie, n’est-ce pas légitime pour…des Russes?

Il faut faire très attention à la terminologie qu’on utilise. On a, par exemple, entendu Vladimir Poutine employer le terme de «compatriotes» à propos des habitants de la Crimée. Un peu comme si François Hollande affirmait que les Romands sont ses compatriotes sous prétexte qu’ils parlent le français. Je suis absolument catastrophé que des journalistes occidentaux reprennent cette expression sans y ajouter de commentaire. Quand on parle de «compatriotes», on imagine qu’il existait avant le mois de mars, en Ukraine, donc sur territoire ukrainien, des citoyens russes. C’est tout à fait faux. Il y avait des citoyens ukrainiens russophones. Alors, est-ce qu’un citoyen ukrainien russophone est un Russe? Lorsque je demande à des collègues en Russie comment ils font pour différencier des Russes et des Ukrainiens, ils me répondent que c’est très simple: les Ukrainiens parlent l’ukrainien, et les Russes, le russe. Le problème, c’est que c’est une idée complètement fantasmagorique, dans la mesure où l’immense majorité des citoyens ukrainiens sont, en fait, bilingues. Ce bilinguisme pose problème dans une idéologie essentialiste qui part du principe que chaque être humain se définit à partir de la pratique d’une seule langue, dont dépendent sa culture et son être propre. Cette idéologie, présente à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, estimait que le bilinguisme était une perversion, et qu’il ne fallait pas éduquer les enfants dans deux langues. Or, en Ukraine, la plupart des gens sont non seulement bilingues, mais beaucoup parlent aussi le surjik, qui est un mélange de russe et d’ukrainien. Le surjik a ceci de particulier qu’il n’est souvent même pas reconnu par les gens qui l’emploient: si vous demandez à un Ukrainien quelle est sa langue, il vous répondra soit qu’il s’agit du russe, soit qu’il s’agit de l’ukrainien.

Mais le russe et l’ukrainien sont bien deux langues différentes, non?

Du point de vue linguistique, personne ne peut dire ou commence et ou s’arrête une langue. Il y a un passage continu entre elles, qui forme une espèce d’arc-en-ciel: on comprend bien les gens du village d’à côté, et relativement bien ceux du village suivant. Et puis, passée une certaine distance, on ne comprend plus. Mais il est impossible de dire où passe la limite, parce qu’on comprend toujours les voisins, quels qu’ils soient. L’exemple de l’ex-Yougoslavie est en ce sens tout à fait passionnant: de la Slovénie à la Bulgarie, il y a un passage continu, entre le slovène et le croate, entre le croate et le serbe, entre les différents dialectes serbes et croates, etc. Il est donc très difficile de dire que tel village est d’un côté et tel de l’autre, et de savoir si le serbe et le croate constituent une ou deux langues. La question n’a aucun sens du point de vue linguistique, alors que du point de vue politique, elle est très claire. Il y a presque autant de différences entre le serbe et le croate qu’entre le français parlé à Evian et celui parlé à Lausanne. Mais chez les uns, on se fait la guerre, et chez les autres, on vit tranquillement ensemble.

On ne peut donc pas compter les langues, mais on peut, en revanche, compter les langues officielles. En France, par exemple, si on écrit «septante» sur un chèque, il ne sera pas reconnu par les banques. Par conséquent, chaque Etat a une langue officielle, et il y a autant de langues qu’il y a d’Etats. Mais personne ne parle l’exact reflet d’une langue normée par un pouvoir administratif.

Pour ce qui est de l’ukrainien comme du biélorusse, il est très facile de considérer que ce sont des variantes du russe. Si l’on part de ce postulat, alors, bien évidemment, il n’y a aucune raison que la Biélorussie et l’Ukraine soient des Etats indépendants. Si, au contraire, on décide que le biélorusse et l’ukrainien sont des langues, cela va entraîner des revendications politique et étatiques. Mais la linguistique n’a strictement rien à dire sur la façon dont on doit découper une frontière.

Elle a pourtant été utilisée pour effectuer une correspondance radicale entre langue et nation…

Oui, malheureusement, elle a été pervertie ou utilisée régulièrement à des fins politique. Comme lors du Traité de Versailles, en 1919, quand on a fait venir des experts linguistes pour déterminer si dans tel village on parlait le tchèque ou le polonais, par exemple. Autre exemple: la Macédoine. A la fin du 19ème siècle, lorsque l’empire ottoman, que l’on appelait alors «l’homme malade de l’Europe», commençait à s’effondrer, on a envoyé des experts dans les campagnes pour déterminer où devait passer la frontière entre la future Serbie et la Bulgarie. Ce genre de considération pourrit complètement le débat politique, parce qu’au lieu de parler de démocratie et de choix citoyens, on fait comme si les langues étaient des espèces naturelles, à l’image d’un botaniste qui constituerait son herbier.

La langue n’avait donc pas l’importance qu’elle revêt de nos jours dans la construction d’une identité nationale ?

Non, à l’époque, par exemple, le mot «biélorusse» n’existait pas. Quant à l’ukrainien, il y a eu la circulaire Valouïev, dans les années 1860. Piotr Valouïev était le ministre de l’intérieur du tsar Alexandre II. Il estimait que la langue ukrainienne n’avait jamais existé, et qu’il était donc tout à fait ridicule et inopportun d’écrire en ukrainien. Les cours à Kiev et Kharkov se faisaient donc exclusivement en russe Il était interdit par cette circulaire d’écrire en ukrainien dans les journaux et les livres. Une importante contrebande existait, on introduisait de façon clandestine des livres ukrainiens venant de Galicie. Mais si le pouvoir politique éprouvait le besoin d’interdire l’usage de l’ukrainien, c’est bien la preuve que ce cet usage existait et représentait un danger politique pour l’idéologie étatiste en place.

On se situe dans les années 1860, en pleine révolution européenne. C’est cela que craignait le pouvoir ?

Le pouvoir avait horreur des mouvement excentrés. Tout ce qui était de l’ordre d’une manifestation culturelle, donc linguistique, d’un nationalisme polonais, lituanien ou ukrainien sentait le souffre, c’est-à-dire l’irrédentisme. C’est alors que se développe une théorie comme quoi la langue ukrainienne n’existe pas. Et si elle n’existe pas, il n’y a pas de problème.

Les ukrainophones ont donc dû se cacher pour parler leur langue ?

Oui, on utilisait la langue de manière quasi clandestine.

Cela a dû paradoxalement nourrir les milieux nationalistes, non ?

Oui, sûrement, chacun sait que ce qui est interdit a un attrait plus fort que ce qui est autorisé. Les mouvements nationalistes revendicatifs étaient important. Certains s’agrégeaient sur des revendications sociales. Par exemple, en Ukraine, il y avait beaucoup de propriétaires fonciers polonophones: ceux qui possédaient la terre ne parlaient pas la même langue que ceux qui la travaillaient. Le servage n’a été aboli qu’en 1861, et même après, les paysans sont restés dans une grande misère.

S’agissait-il de revendications nationales ou d’un conflit de classes sociales ?

Difficile de dissocier les deux. Ce ne sont pas les paysans ukrainophones qui posaient le plus de problème au niveau de l’unité nationale. Eux avaient des revendications économiques. Mais il y avait aussi des intellectuels, ces gens qui compliquent toujours la vie des Etats, qui avaient des revendications nationales. Pas vraiment indépendantistes (c’était impensable dans l’empire des tsars), mais culturelles. Les intellectuels travaillaient à une reconnaissance linguistico-culturelle de cette population. On est à l’époque où le mouvement romantique a des conséquences politiques claires: une nation repose sur l’identité d’un peuple. Ce peuple lui-même ne peut exister qu’à partir du moment où il possède une langue. Or, si on vous répète que votre langue n’existe pas, comment pouvez-vous avoir une revendication politique?

D’où vient cette idée qu’une langue est égale à une nation, qui est égale à un peuple?

Elle date de la fin du 18ème siècle. La différence entre la France et l’Allemagne est alors marquée, tant sur un plan idéologique qu’étatique. La France était un pays centralisé, et la révolution n’a fait que récupérer le centralisme de la monarchie. A ceci près que, au moment de la révolution, moins d’un tiers de la population française parlait le français. La politique des jacobins a consisté à imposer l’usage de la langue française comme la seule langue possible dans la République. Leur idée était que les patois étaient des restes des préjugés de l’ancien régime, et que la langue française n’était pas la langue d’une ethnie française, mais la langue de la raison et de la République. La langue avait un véritable contenu idéologique, ce qui n’était pas du tout le cas en Allemagne. Cette dernière n’était alors pas un Etat, mais une poussière de micro-Etats séparés par des frontières douanières, des monnaies, et des unités des poids et de mesures différentes. Mais les intellectuels allemands avaient l’idée que même en l’absence d’Etat, la culture allemande reposait sur la langue allemande, et que par conséquent, la langue «faisait» la nation, laquelle, existant en dehors d’un Etat, était en droit de se constituer ensuite en Etat. C’était l’inverse de ce qui se passait chez les jacobins français, puisque ces derniers pensaient que la nation était le résultat de l’Etat. Pour les jacobins, un Etat existe à partir du moment où il y a une assemblée constituante et un projet politique de construction d’une nation. La langue vient ensuite comme le résultat politique de la construction de cette nation-Etat. Alors que chez les romantiques allemands, au contraire, la langue et la nation précèdent l’Etat. C’est une vision radicalement essentialiste, où la nation est fondamentalement une langue, et en même temps une culture, une mentalité, une façon de voir le monde — une Weltanschauung.

On peut dès lors imaginer toute la complexité des constructions nationalistes russophones et ukrainophones.

Bien sûr. A partir du moment où vous pensez qu’un Etat est une nation, qu’une nation est un peuple, et qu’un peuple est une langue, alors il n’y a aucune raison pour que ça s’arrête, car personne n’est capable de dire où commence et où finit une langue. En français, on a la notion de langue maternelle, celle que l’on parle avec ses parents et qu’on a appris dans sa plus tendre enfance. En Russie, en Ukraine ou en Biélorussie, cette notion n’existe pas. On a une sorte de «langue de la lignée». J’ai eu un jour une stagiaire ukrainienne qui me disait: «Ma langue maternelle, c’est l’ukrainien, mais je ne le parle pas. Je parle russe à la maison.» Lors des recensements de population, on pose la question de la langue. Certains vont répondre qu’ils sont ukrainophones alors qu’ils ne parlent pas l’ukrainien, par fidélité à la nation.

Mais on peut tout de même rappeler que la Crimée et la ville d’Odessa ont été peuplées par des Russes, non ?

C’est tout à fait exact, mais dans ce cas là, on peut redessiner pas mal de frontières. Par exemple, on pourrait revendre la Corse aux Gênois avec les mêmes arguments. La Crimée n’a jamais été peuplée par des ukrainophones, mais est-ce une raison pour l’annexer? Il est vrai qu’en 1954, Khrouchtchev a donné cette partie du territoire russe à l’Ukraine. L’argument que j’ai pu lire ça et là dans la presse, c’est que la Crimée fait partie de la Russie depuis plus de 500 ans. Cela n’est pas tout à fait exact, puisqu’avant la deuxième Guerre mondiale, elle était majoritairement peuplée par des Tatares qui ont été expulsés par Staline, sous prétexte de sympathies pro-allemandes. Avant les Tatares, il y avait les Grecs. Avant les Grecs, on devait sûrement y trouver quelques hommes de Néandertal, et avant les hommes de Néandertal, il y avait les dinosaures. La totalité de la planète a connu tant d’invasions et de déplacements de population… si on veut considérer qu’un Etat actuel a des revendications territoriales légitimes sous prétexte qu’il y a plusieurs siècles, il y avait sur ce territoire des gens qui parlaient telle langue, il est absolument impossible de s’arrêter.

Au sujet de la Crimée, un parallèle s’impose. Lorsqu’en 1939, Hitler a envahi les Sudètes, il considérait que les citoyens tchécoslovaques germanophones étaient des Allemands avant d’être des citoyens tchécoslovaques. Bien sûr, ce parallèle passe très mal auprès de mes collègues russes. Mais il faut reconnaître que les nazis ont alors été reçus à bras ouverts, avec autant d’enthousiasme que les Russes ont été accueillis par les Ukrainiens russophones de Crimée. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas eu de violence.

Considérer que l’appartenance ethnique prime sur l’appartenance citoyenne est une idéologie politique extrêmement dangereuse, qui repose sur l’idée de pseudo-naturalisme, à savoir que tout russophone est en même temps redevable de son être profond à l’Etat russe.

Pourtant, il y a bel et bien un clivage linguistique qui fonctionne comme catalyseur du conflit ukrainien…

Je ne suis pas du tout d’accord. On trouve dans l’Est de l’Ukraine beaucoup de gens parlant parfaitement l’ukrainien. Et j’affirme que l’immense majorité des Ukrainiens, même les plus nationalistes, comprennent parfaitement bien le russe, même s’ils refusent de le parler ou s’ils font semblant de ne pas le comprendre. Le clivage n’est pas linguistique, mais bien politique et géopolitique. Il y a ceux qui pensent que l’ancrage vers l’union européenne est important. D’autres pensent le contraire, à savoir qu’il vaut mieux regarder en direction de la Russie. Tout le monde est d’accord pour affirmer que la situation économique actuelle est une impasse épouvantable, et que l’Ukraine ne peut pas s’en sortir seule. Il y a donc des choix politiques à faire.

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