© Aline Henchoz

La route de la viande

Comment mastiquer de la viande tout en restant heureux de nos jours? Reportage publié dans Ithaque #3 (Hiver 2012)

Guillaume Henchoz
Ithaque Reportages
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19 min readJan 19, 2016

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Chapitre I : Entrée

On se croirait dans l’Enfer de Dante. Enfin, j’imagine, parce que je n’ai jamais lu Dante. Nous nous trouvons aux abattoirs de La Chaux-de-Fonds, gérés par André Bühler. Il est sept heures du mat’. Les ouvriers de la viande s’activent depuis plusieurs heures. Nous sommes au plus fort d’une séance d’abattage et de débitage d’une bonne douzaine de porcs. Certains ne présentent déjà plus à nos yeux qu’une carcasse abstraite estampillée par le vé­térinaire cantonal. D’autres attendent encore que Gilles Bühler, le fils, vienne dans l’enclos, élégamment baptisé “la guillotine”, pour leur administrer le choc électrique qui préfigure leur mise à mort, soit un “sourire kabyle ” spécial cochon.

À tous les postes, un porc est “traité”. D’abord égorgés, ils sont ensuite plongés dans un bain chaud, puis dans le “grill”, afin d’ôter les aspérités de la peau et les saletés. Le grill fait penser à une grosse machine à laver avec des chalumeaux dedans. Les porcs y sont continuellement retournés. Leurs sabots tapent contre les parois métalliques de l’appareil. Un boucan d’enfer. Ajoutez encore les vapeurs du bain, qui imprègnent petit à petit une partie du lieu, les “groiiiiink” de désespoir des condamnés attendant leur tour — ils voient bien qu’un truc pas catholique se déroule sous leurs yeux, le bruit des machines et des treuils qui permettent de manipuler les lourds corps sans vie des animaux.

Et puis les odeurs. Sans être écoeurant, ça sent un peu le cochon qui a transpiré. Les garçons-bouchers travaillent cérémonieusement, chacun à leur poste. Les gestes sont rapides, nets, précis. Hop, que je t’enlève les yeux. Hop, que je t’ouvre. Hop, que je te vide. “Dans le cochon, tout est bon”, dit l’adage. Tout est bon, sauf les poumons. Aline, la photographe, cherche un nouvel angle pour prendre quelques clichés. Elle doit se déplacer, traverser la chaîne d’abattage juste entre le poste où l’on procède à la suspension du corps par les pieds et celui où l’on s’occupe de l’ouverture des porcs. Elle a repéré plus loin un mec avec une énorme scie électrique. Il est en train de couper dans le sens de la longueur le premier cochon arrivé en bout de chaîne. Elle manque de se ramasser en pleine poire une carcasse lancée sur les rails du circuit. Ambiance, ambiance. Mais qu’est-ce qu’on fait là, déjà? Rembobinons…

Auto-analyse du carnivore

© Aline Henchoz

L’huile d’olive pétille dans la poêle posée sur le grand fourneau à bois. “Vas-y, envoie la bidoche, ordonne le paternel, saisis-la quelques secondes de chaque côté, puis verse la confiture d’échalotes”. Il faut rapidement tourner et retourner les morceaux d’araignée, cette partie du boeuf qui ressemble à une bavette très entremêlée, sous l’oeil attentif du père qui aboie encore quelques ordres secs: “D’abord le poivre. La fleur de sel à la toute fin, nom de dieu! Réduis-moi ce confit d’échalotes à part, on veut manger bleu!

J’ai appris à cuisiner en regardant mon père nous préparer des festins en fin de semaine. Non pas que ma mère n’ait jamais mis les pieds à la cuisine, bien au contraire. Elle a certai­nement passé plus de temps que lui derrière les casseroles. N’empêche. “Serial bosseur” la semaine, papa se rattrapait auprès de ses enfants le week-end. Il avait le beau rôle. Dès le samedi en fin de matinée, il s’agitait derrière un barbecue de luxe, une sorte de Rolls-Royce qui fonctionnait au gaz, pour nous préparer des bonnes choses: dorade en papillotes, rosbif sauce maison, coeur de filet de boeuf charolais, costine de porc au miel, rack d’agneau à la provençale, bavette au beurre salé…

Récemment, le paternel s’est établi dans le Sud-Ouest de la France et continue son odyssée gastronomique. Quand on vient le trouver, il ne cesse de nous surprendre avec ses dernières trouvailles. Là-bas, il passe des heures à concocter des mets élaborés et n’hésite pas à lancer des expéditions jusqu’en Espagne pour chercher un “jamón” incontestable­ment meilleur que celui qu’il a trouvé du côté français de la frontière une semaine auparavant.

Mon père, cet ayatollah de la bonne bouffe, est donc en grande partie responsable de mon amour immodéré pour la bidoche. À cause de lui, la viande constitue l’étalon de mes papilles gustatives en matière de nourriture. Ma conception de la cuisine ressemble un peu à la carte des menus d’une bonne brasserie. On décline différents produits carnés en leur collant quelques accompagnements. Pour faire joli dans l’assiette. La viande constitue un élément central de mon alimentation, et, encore plus important, de mon goût.

Ces derniers mois, ma conscience a commencé à me travailler. Parce que je suis papa, sans doute. Le fait de faire des enfants rend moins égoïste, plus paranoïaque, et accentue l’intérêt pour tout ce qui peut constituer un danger pour les générations à venir. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais Jonathan Safran Foer qui le démontre dans son récent essai, Faut-il manger les animaux? (Fayard, 2011). Je me suis donc avalé un peu de littérature sur le sujet. Je constate que l’état actuel des choses est désastreux. L’industrie de la viande, ou pour élargir, l’exploitation industrielle des animaux, est un des facteurs de pollution les plus importants. Les animaux réunis en unités de production sont la cause principale des gaz à effet de serre. Ils participent également à la pollution générale des nappes phréatiques. Quand je mastique mon onglet ou suce une aile de poulet, je ne peux plus m’empêcher d’y penser. Un bref instant. Ainsi, je constitue un petit élément de la masse informe qui mange un peu trop de viande et qui contribue à laisser derrière elle une empreinte écologique plus épaisse que les autres.

Mais ce n’est pas tout: la viande que je mange provient d’animaux vivants. On a dû les tuer. Ou, pour être plus précis, on les a élevés, nourris et abattus. Quelqu’un (ou pire: une machine) a décapité mon aile de poulet, égorgé mon onglet de boeuf, tiré mon magret de canard au foie gras.

Chapitre III : A fond les méninges

© Aline Henchoz

On résume: si je veux pouvoir manger la conscience tranquille, il faut que je résolve deux problèmes de taille:

1 — Comment justifier le fait de manger de la viande quand la production d’aliments carnés est une des principales sources de pollution de notre planète.

2 — Comment justifier le fait de manger la chair d’un être vivant qu’il a fallu exécuter d’une manière ou d’une autre.

En fait, le premier de ces points est bien documenté. La solution communément admise par les militants, les journalistes et les experts qui se sont penchés sur le sujet, c’est qu’il faut baisser sa consommation et se recentrer sur les produits bio et locaux. Mais le problème, si on le pense en termes collectifs, est insoluble. Tout le monde ne peut pas se procurer de la viande chez un petit boucher local qui s’appro­visionne auprès d’un petit éleveur local. C’est bien trop cher et c’est là que je sors mon joker: la carte du bobo pas trop pauvre, prêt à sacrifier son budget vacances pour bien manger toute l’année.

La nourriture, dans ma famille, relève d’un certain art de vivre. On ne bouffe pas n’importe quoi (ou alors on le cache). Donc, je fais attention. Je questionne sans relâche mon boucher et analyse la sémantique complexe des vignettes de poulet au supermarché. Bien sûr, cette posture a ses limites. Difficile de demander au garçon ou à la serveuse de dresser la généalogie du morceau de bidoche qui se trouve dans l’assiette. Tout au plus doit-on se contenter d’un simple “ élevé en Suisse ” qui n’en dit pas long sur la bête.

La Suisse, tiens, parlons-en. Notre pays est l’une des nations à avoir adopté la législa­tion la plus stricte en matière d’élevage et d’abattage. En 1892 déjà, la Société protectrice des animaux déposait une initiative populaire contre l’abattage rituel. Le Conseil fédéral et l’Assemblée fédérale avaient proposé son rejet, mais le peuple suisse a fini par la plébisciter en 1893. L’article 25bis de la Constitution helvétique (de 1893) stipule qu’il est “expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préala­blement”. Le texte n’est pas compatible avec les règles de la kashrut et les Juifs pratiquants de Suisse se sont vus contraints d’importer leur viande de boeuf. L’initiative est souvent présentée comme une avancée dans les moeurs, mais elle ne peut se départir d’une certaine connotation antisémite. Si, aujourd’hui, le texte pose également problème aux boucheries halal des musulmans, ceux-ci n’étaient pas nombreux en Suisse au XIXe siècle. Si le légis­lateur avait véritablement voulu protéger ou même assurer un minimum de bien-être aux animaux, pourquoi n’a-t-il pas édicté une loi qui prenne en compte tous les animaux voués à être mangés? Imaginez un peu un chasseur en train de courir après un sanglier pour l’endormir et ensuite le tirer. Ou encore un fermier qui devrait assommer ses poules avant de leur trancher la tête. Ces animaux-là méri­taient-ils moins d’égards?

Reste encore un autre aspect qui m’empêche parfois de mastiquer en toute tranquillité. Je mange des cadavres d’animaux. Ces mêmes bêtes que je vois gambader dans les prés lorsque je vais travailler. Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les thèses antispécistes qui tendent à considérer les animaux comme des êtres vivants possédant les mêmes droits que les humains (les mêmes droits, mais pas les mêmes devoirs: ça part en sucette rapidement). Le maître à penser de ce courant, Peter Singer, auteur de La Libération animale (Grasset, 1993), développe un utilitarisme de comptoir un peu limité dans lequel il met en balance plaisir et douleur. En consommant de la viande (plaisir), on produit de la misère (douleur), affirme le philosophe. La quantité de douleur produite est beaucoup plus importante que la somme de plaisir engrangée, conclut le philosophe. En poussant le raisonnement de Singer dans les cordes, on pourrait considérer que si les animaux étaient tous heureux puis éliminés par un procédé qui nous garantisse que cela soit fait sans douleur et qu’il soit ensuite possible d’élever une nouvelle génération d’animaux heureux, manger de la viande ne nous poserait pas de problème éthique. La quantité de bonheur serait constante. La douleur, réduite à son extrême. Tout irait bien dans le meilleur des mondes. Trop facile.

En fait, ce n’est pas du côté de la théorie et des essais que ma prise de conscience s’est amorcée, mais grâce à la littérature. Le prix Nobel John Maxwell Coetzee est connu pour ses romans mais moins lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la consommation de viande. Pourtant, les relations entre les humains et les animaux sont au coeur de la réflexion de cet écrivain afrikaner qui a connu la gloire dans une Afrique du Sud post-apartheid. Dans Disgrâce (Seuil, 2003), l’un de ses romans phare, le narrateur en rupture se voit confier une tâche d’un genre particulier. Il doit exécuter les chiens errants ramassés par la fourrière et les incinérer. Il cherche à effectuer son job de la manière la plus digne qui soit. Il ne supporte pas les ouvriers qui brisent les articulations des cadavres pour mieux les faire entrer dans l’incinérateur. Coetzee, à mon sens, touche plus juste que l’éthique toc de Singer. Il n’est pas question des animaux en général, mais de la vache que je mâche depuis un moment, ou du chien qui lèche la main du narrateur avant de recevoir sa piquouze. Le personnage de Coetzee fait l’expérience de relations avec les animaux puis… couic.

Faire l’expérience. Constater par soi-même. C’est plus fort que savoir ou connaître. Il fallait que je puisse voir comment ça se passe. Reconnecter la bavette au jeune taureau en passant par la case abattoirs. Et ensuite, revenir à la viande. Si le coeur et l’estomac sont d’accord. Voici donc quelques impressions recueillies auprès de personnes qui travaillent avec des bêtes. Qui élèvent des animaux. Qui les tuent. Pour les manger.

Chapitre IV : Elever des bêtes

© Aline Henchoz

Shakiraaaa!” À peine la route traversée, le Setter fou aux poils roux s’est déjà fait la malle. Shakira nous accompagne sur les lieux de l’exploitation, tout excitée à l’idée de faire le tour du propriétaire en notre compagnie. Peut-être arrivera-t-elle à plonger son museau en douce dans la bouffe réservée aux veaux? Nous sommes en bordure du village de Bussy-Chardonney, dans le canton de Vaud, sur le domaine de Marie-Jeanne et Claude Cavin. Avec le dernier enfant, Lionel, le père s’est lancé dans les taureaux l’automne dernier. Ils ont fait construire une importante étable qui accueille des bêtes à viande. C’est un peu une nouveauté au sein de la famille, selon Claude: “Mon père et mon grand père n’aimaient pas trop le bétail. Ils en avaient, mais ils avaient aussi un vacher qui s’en occupait. Ils préfé­raient se concentrer sur les arbres et les champs. Par la suite, on a même démantelé l’écurie.

Qu’est-ce qui a bien pu pousser les Cavin à repartir dans le bétail? Les choses sont arrivées petit à petit. Il y a dix ans, le père reprenait la charge du domaine du château de Chardonney. Le propriétaire avait spécialement insisté pour qu’il y ait de la vie sur ses terres. Les Cavin y ont progressivement élevé jusqu’à une quinzaine de vaches allaitantes et leurs veaux. “Bon, le lait ça ne rapporte pas”, nous glisse Lionel. Pas besoin de nous faire un dessin. “Par contre, la viande est mieux cotée”. Aha! Nos éleveurs n’auraient-ils que des motivations pécuniaires? Non, c’est encore plus basique que cela. “Autrefois, j’étais céréalier, nous apprend Claude. Mais la politique fédérale fait qu’on importe beaucoup la céréale. On a commencé à se battre contre des Canadiens. Non, mais c’est pas possible! Comme on voulait rester dans le domaine agricole, on s’est diversifié et on a ouvert le créneau bétail.

Élever des taureaux, c’est la garantie pour Lionel et Claude de pouvoir continuer à faire tourner le domaine, monter tous les matins sur leurs tracteurs. Vivre avec leur terre, sur leur terre, de leur terre. Avant de commencer la visite, on s’est posé dans un bureau attenant à leur maison. C’est là qu’ils s’occupent de la gestion des affaires. Il faut dire que l’élevage d’animaux produit une quantité impressionnante de paperasse, explique Lionel: “On attribue à chaque bête un numéro qui assure sa traçabilité, de sa naissance à sa mort. Le dossier est bouclé le jour où l’animal part définitivement. Ça nous fait des classeurs et des classeurs à archiver. Le tout est effectué sous le contrôle de la gendarmerie”. Faut vous mettre à l’iPad, les gars.

Donc, leurs taureaux ont des numéros. Ils figurent sur des étiquettes jaunes collées aux oreilles. Ont-ils des noms? La question surprend. Petit moment de silence. Et c’est Lionel qui s’y colle: “Euh… non… pas de noms. Juste un numéro…” Claude s’empresse de porter secours à son fils: “On produit de la viande. On élève des taureaux pour les manger. C’est cruel. Mais on s’arrange pour faire les choses bien”. Faire les choses bien, chez les Cavin, c’est bien sûr se plier aux nombreuses normes, mais c’est aussi se montrer respectueux face aux bêtes et fier face aux autres. Marie-Jeanne se souvient d’un récent voyage en Inde. Avec Claude, ils ont été frappés par les conditions de vie des vaches: “Elles évoluent en liberté, puisqu’elles sont considérées comme sacrées. Mais elles sont souvent dans un sale état. Tandis que les nôtres ont une vie meilleure, mais finissent leur carrière dans nos assiettes.” Je trouve l’anecdote intéressante, d’autant plus qu’elle renvoie presque à la symbolique du consentement. Vous savez, cette manière que les humains ont de laisser croire que les bêtes sont d’accord de donner leur vie pour nourrir et entretenir la race des hommes. L’histoire des religions regorge de prêtres répandant des graines sur le sol ou tirant le licol du boeuf pour le faire opiner du chef. La petite histoire de Marie-Jeanne introduit cependant une subtilité dans l’affaire. Nous ne sommes pas dans une fable de La Fontaine où le loup use de son libre-arbitre pour mener une vie de gueux, libre sur les sentiers de la forêt, tandis que le chien abandonne le sien et se fait passer une corde au cou contre un os de jambon et une litière douillette. La réflexion de Marie-Jeanne évacue la question du libre-arbitre chez les animaux (ouf!) pour se demander comment nous traitons les animaux. Est-ce que nous les traitons mal parce que nous allons les manger? Évidemment, non.

On continue la visite. Nous déambulons entre le hangar, qui permet de stocker le foin et les machines, et l’étable. Tout est neuf, principa­lement en bois. L’étable est compartimentée de manière à pouvoir accueillir des veaux de 3 mois à 12 ou 13 mois. Après, on les mange. Chaque compartiment est divisé en trois zones différentes. Les bêtes dorment au fond, ensuite se trouve une partie à ciel ouvert, puis un couvert où la nourriture leur est servie. Les animaux entrent dans la première section, puis passent d’un compartiment à l’autre selon le poids qu’ils prennent, jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’autre extrémité de l’étable. Ensuite, c’est un boucher qui vient les prendre, souvent la nuit. Je fixe les bêtes un peu amorphes pendant qu’on vient les déranger en cet après-midi post-automnal et pluvieux. De la viande sur pattes? Non, juste des veaux qui semblent ignorer tout du sort qui leur est réservé. Des bêtes bien traitées, bien nourries. Shakira aboie, tente d’en réveiller quelques-unes qui lui renvoient un regard… bovin. Je me demande un bref instant pourquoi on mange les vaches et pas ce satané clébard. Peut-être parce qu’il y a moins à ruper sur un chien?

À la fin de sa carrière chez les Cavin, un jeune taureau pèse entre 500 et 550 kilos. On en récupère plus de la moitié en viande. La grande fierté de ces éleveurs, c’est leur indépendance. Des privés les contactent régulièrement pour acheter une bête. Plusieurs familles se cotisent et font ainsi de la réserve de viande pour toute l’année. Mais les Cavin travaillent surtout avec une coopérative de producteurs qui prend des marges correctes.

Les éleveurs produisent de la viande. Eux-mêmes le disent comme ça, “mais on le fait avec respect, tant pour les consommateurs que pour les bêtes elles-mêmes”, affirme Claude. En fait, il me semble qu’on peut établir une nuance de taille. Les Cavin élèvent des animaux, passent du temps avec et finissent par les faire abattre, pour pouvoir continuer à en vivre. L’abattage s’inscrit simplement dans la nécessité économique. D’ailleurs, quand le camion se pointe de nuit, Claude n’aime pas trop voir les animaux partir: “Heureusement que de nouvelles bêtes arrivent. Ce qui se passe après, c’est vraiment un autre métier.

Chapitre V : Tuer des bêtes

© Aline Henchoz

Abattoirs de La Chaux-de-Fonds, décembre 2011. Nous sommes arrivés à cinq heures, la photographe et moi. Les Bühler père et fils, André et Gilles, sont déjà en train de courir dans tous les sens. Enfin, le fils surtout, parce que le père est un peu usé, et comme plié en deux. Cela ne l’empêche pas de prendre une part active à la mise en place du dispositif d’abattage et de débitage. C’est lui qui nous lance un “z’êtes les journalistes? V’nez, on va préparer les bêtes”. En fait de préparation, il s’agit surtout de les réveiller. Elles viennent de passer les dernières heures de leur vie dans une étable qui jouxte l’abattoir. Elles seront ensuite progressive­ment acheminées vers la zone d’abattage. Les cochons sont placés dans le couloir qui leur permet de transiter entre l’étable et l’abattoir. Le couloir de la mort. Le cheval, le mouton et les deux vaches devront attendre encore un peu. Rendormez-vous, les amis!

La technique pyjama : les lapins sont rapidement tués et préparés. Les gestes sont précis et méthodiques. © Aline Henchoz

Nous ne restons pas longtemps dans l’étable et gagnons l’abattoir. Gilles termine la pré­paration des différents postes. Puis il revient avec deux caisses de lapins en guise de mise en bouche. “Tout le monde n’est pas encore là, mais on va déjà commencer avec les lapins”, bougonne le père. Face à nos sourcils interoga­tifs, il rajoute: “Vous voudriez faire encore une heure de plus dans une caisse si vous étiez à leur place? Non. Ben voilà. On est des bouchers, mais quand même.” En près de 20 minutes, c’est plié. Les zoulis petits lapins blancs sont tués, dépecés, vidés. Préparés à être mangés. Le fils les abat, puis le père se positionne en face et enlève la peau d’un coup sec. J’ai bien gardé en tête la technique, que j’applique quand mon aîné ne veut pas enlever son pyjama. Mais ça marche moins bien chez moi.

Ensuite, c’est au tour des cochons. Et très vite, l’ambiance décrite en ouverture de cet article prend forme. Ça chouine, ça pisse le sang, ça passe au grill, ça se retrouve le bide ouvert, c’est vidé, apprêté, coupé en deux, pesé, échantillonné, puis ça passe plus loin pour être débité. C’est impressionnant de voir à quel point tout se déroule selon une partition bien établie. Les cris, les odeurs, l’ambiance générale est effrayante, mais il y a quelque chose d’autre. Je crois que c’est l’absence de chaos, de bordel qui me stupéfie le plus. Chaque personne occupe son poste et sait ce qu’elle doit faire pour ne pas ralentir la chaîne de l’abattage. Les garçons-bouchers travaillent à un rythme impressionnant. “Aujourd’hui, c’est rien, nous lance le père. Revenez un jour où on tue vraiment.” Un jour où ils tuent vraiment? Parce que quand on abat douze cochons, on ne tue pas vraiment? “Venez une fois où il y en a cinquante. Vous verrez bien la différence.” Le caractère spectacu­laire des garçons-bouchers au travail tient à la dimension semi-industrielle et semi-artisanale des abattoirs de La Chaux de Fonds. En tout, une douzaine d’ouvriers de la viande travaille en une petite chaîne bien organisée. On n’est pas chez un boucher qui passe sa matinée sur un cochon. Ni chez Micarna, qui a un rythme d’abattage et de débitage nettement plus rapide et concentré.

On fait parfois l’analogie avec les camps de la mort, la Deuxième Guerre mondiale et l’extermination des Juifs et des Tziganes par les nazis. On frise vite le point Godwin quand on parle d’abattage, et d’ailleurs si vous avez déjà été confronté à une chaîne d’abattage industrielle ou semi-industrielle, vous ne pouvez pas vous empêcher de faire le lien. À l’abattoir, les cochons deviennent du porc, les vaches “ du boeuf ”. De leur côté, les nazis appelaient les déportés descendus au terminus des “pièces” qu’il s’agissait de traiter. On ne peut qu’être saisi par les proximités au niveau des champs lexicaux. Autre élément marquant: dans les camps de concentration, comme sur une chaîne d’abattage, il n’y a pas de place pour ce que les bourreaux allemands appelaient le sentimentalisme. On n’éprouve ni haine, ni pitié, il ne faut pas faire souffrir plus que nécessaire. On ne joue pas (pas trop) avec la “marchandise”, car cela nuit aux objectifs de rentabilité…

Une différence de taille est à souligner cependant: les camps de la mort sont des camps d’extermination. Au final, il ne doit rester que des cendres. Si quelques sordides ingénieurs ont bien cherché à utiliser la matière des exterminés, cela n’a pas donné grand chose. L’abattoir ne vise pas à faire disparaître, mais plutôt à transformer. Transformer des animaux en viande. En quelque chose qui peut nous permettre de subsister.

C’est peut-être ce que j’ai trouvé de plus fascinant lors de cette visite. La transformation de l’animal en viande. De la vie en matière. Pendant un long moment, j’ai essayé de trouver le point nodal, le poste où cela s’opérait. Est-ce lorsque les bêtes sont égorgées, lorsqu’elles sont vidées ou lorsqu’elles sont débitées en morceaux de viande? Il est intéressant de constater que pour André Bühler, les animaux qui arrivent à son abattoir ne sont déjà plus que de la viande. Extrait d’une conversation:

— La viande, quand elle voyage trop, c’est vraiment n’importe quoi.

— Je ne suis pas sûr de comprendre…

— Je dis: c’est vraiment n’importe quoi. Ça panique, ça devient nerveux. C’est vraiment n’importe quoi.

Cette dépersonnalisation ou plutôt cette “dé­sanimalisation” peut paraître choquante, mais j’imagine qu’elle n’est pas moins nécessaire pour faire ce boulot, manger de la viande et dormir la nuit. Quand on se demande de quoi il faut être fait pour vider des cochons, celui qui les vide s’interroge sur celui qui les tue. Ainsi, ce boucher qui regarde son collègue brandir la fourche permettant d’électrocuter les porcs avant de les égorger se laisse aller à une confession intéressante: “Faut en avoir pour descendre dans la guillotine, choper les bêtes. Travailler la viande, c’est une chose. Mais tuer la bête, c’en est une autre. Faut avoir le coeur bien accroché. Moi, j’aime vraiment pas. Faire des jambons, par contre…

Un vétérinaire au boulot La viande fait l’objet d’un contrôle systématique au moment de l’abattage. C’est pourquoi un vétérinaire est toujours présent lorsque les abattoirs font boucherie. © Aline Henchoz

Le métier de garçon-boucher est dur. On travaille dans le froid, on manipule des objets dangereux et on passe sa vie dans la viande. Il faut pouvoir supporter. Les jours où on tue sont particulièrement astreignants. Les employés sont assez âgés et peu de jeunes semblent vouloir prendre le relais. Le fils du boucher, Gilles, n’est là que les jours d’abattage. C’est lui qui électrocute les cochons et qui tue le gros bétail. C’est comme ça. Le reste du temps, il tient une table sur les hauts de La Chaux-de-Fonds. Quand on interroge André Bühler au sujet de la relève, le ton se fait morose: “Si vous connaissez des gaillards solides qui sont prêts à se lever à 4 heures du matin et à faire boucherie pour 3’800 francs par mois, n’hésitez pas à me les envoyer.” Et les stages, on n’en parle même pas: “On a bien eu quelques stagiaires. Ils vont voir pour bosser dans les bureaux. C’est pas trop ça. Ils viennent bosser ici quelques jours. Après ils veulent tous retourner dans les bureaux.” Tu m’étonnes!

Chapitre VI : Dans les cuisines de la transmission

© Aline Henchoz

Ulysse, trois ans, fixe une vieille mouche toute sèche, incrustée dans la moquette de sa chambre.

— Elle est un peu écrasée dans les nuages, papa.

— Effectivement.

— Mais on va pas la manger, dis?

— Non, on a préparé du gigot d’agneau à la place. Ça ira?

— Ouais, c’est mieux.

La transmission du goût, pour les papas, ça commence juste après le nichon. Je n’ai pas encore eu le courage d’expliquer à mon aîné comment on faisait de la viande. Mais je vais bientôt devoir m’y coller. J’ai déjà l’impression qu’il suspecte quelque chose.

Au cours de ce dernier mois, j’ai vu des lapins qui se vidaient juste après le coup de grâce, un cheval décapité (c’est fou, la quantité de sang qu’on peut trouver dans un cheval), des cochons suspendus par les pieds (on dirait des ballerines), des moutons égorgés. Je continue pourtant à manger de la viande. Mon mode d’alimentation ne s’en est pas retrouvé bouleversé. Mais le changement a certaine­ment déjà eu lieu sans que je ne m’en rende compte. Il s’agit d’une prise de conscience pro­gressive, qui nécessite une réponse toujours plus pressante: qu’est-ce que je vais transmet­tre à mes enfants? Quelque chose qui se trouve entre un gratin aux brocolis et une tajine de porc au miel.

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