Le Loup de Carélie

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Ithaque Reportages
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7 min readApr 22, 2016
Mariusz Wilk / ©Piotr Jaxa

Polonais exilé volontaire en Russie, Mariusz Wilk compose des livres rares, mélange de chroniques, essais historiques, recueils de poèmes et fragments autobiographiques. Une oeuvre chaleureuse distillée à deux pas du cercle polaire. Portrait réalisé par Ivan Radja et paru dans ITHAQUE #5

Il y a une fascination étrange pour le Grand Nord. Le dérèglement des jours et des nuits, les températures extrêmes, la topographie particulière de la toundra et de la taïga, criblées de lacs, de la banquise aussi, rendent fou. Ou séduisent à jamais. Le Grand Nord est une sirène, son territoire est peuplé de militaires, d’ingénieurs pétroliers, d’autochtones dignes, d’autochtones perdus, et de poètes qui ont librement défait les liens qui les rattachaient au navire de la civilisation. Se perdre dans le Grand Blanc pour mieux se recentrer.

Ces poètes vagabonds tracent des routes connues d’eux seuls. On est loin, très loin de Google Maps, et les GPS volent en formation dans le ciel, ces oies sauvages dont Mariusz Wilk suit le sillage, non pas à la jumelle, mais à très haute altitude. “Pour moi, le nord n’est pas seulement une direction géographique, c’est aussi un état de l’oum, un état d’esprit spécifique où règne le Vide”, écrit-il en conclusion de l’un de ses essais. Ils sont quelques-uns à composer cette confrérie des “géopoètes”, que Wilk a peu à peu reconstituée au fil des voyages et des lectures. Y siègent son compatriote, l’écrivain-reporter Ryszard Kapuściński (Imperium). L’Écossais Kenneth White, auteur de La Route bleue, qui le mena aux confins du Labrador. Les Russes Vassili Golovanov (Éloge des Voyages insensés) et Mikhaïl Prichvine (Au Pays des Oiseaux sans Peur), ou le poète japonais Bashô, qui, au XVIIe siècle entreprit son dernier pèlerinage poétique, Le Chemin étroit vers les Contrées du Nord.

Ce réseau se moque des siècles, morts et vivants s’y côtoient selon des règles parallèles définies par White dans sa théorie de la “géopoétique”. On pourrait y ajouter les noms des Québécois Jean Désy, médecin et poète, l’anthropologue Serge Bouchard, ou le chanteur Richard Desjardins. Tous arc-boutés qui sur la Côte-Nord, qui dans les poudreries du Nunavik, qui en Abitibi. Tous répondent à la double logique du reflux et de la résistance. Reflux face à l’avancée d’un monde mangé par l’excès de technologie et de technocratie, résistance à l’engloutissement des particularismes régionaux, historiques, culturels et naturels.

Wilk a d’ailleurs suivi le trajet de La Route bleue, quelques années à peine après le passage de White. Déjà, l’industrie, le tourisme surtout, sa vraie bête noire, avaient altéré à jamais la tropa de l’Écossais. Ce voyage, relaté dans la deuxième partie de Dans le Sillage des Oies sauvages, n’est pas inutile pour autant. Désarçonné par le Grand Nord québécois, il n’en revient que plus déterminé à défendre et explorer chaque recoin de l’immense Carélie, depuis sa vieille isba plantée au bord du lac Oniégo. À chacun son coin de taïga. Et d’abord, c’est où, l’Oniégo? Au nord, on vous dit. Pas loin de la Finlande, juste en dessous de la mer Blanche. Quelles pistes ce Polonais a-t-il bien pu suivre pour loger sa tanière dans l’un des territoires les plus méconnus du grand frère russe? En célébrer la langue et la culture? Attitude qui lui vaut du reste quelques solides inimitiés dans son pays natal, où il ne revient que ponctuellement, et toujours à regret: “Dès que je vais en Pologne, je m’énerve. Il suffit que Doda et autre Lady Gaga me sourient sur des panneaux publicitaires pour que j’aie aussitôt envie de recracher ce que je n’ai pas digéré.” Au diable! Après tout, “on ne peut pas être Polonais toute sa vie”. Né en 1955 à Wrocław, Mariusz Wilk suit des études de littérature et participe à diverses publications dissidentes de la Pologne des années 1970–1980. Il est dans les rangs des pionniers de Solidarność, traverse les grèves des chantiers navals de Gdańsk, connaît la prison à l’ombre des lunettes noires de Jaruzelski. Dès 1991, il vivote un temps comme correspondant à Moscou du Quotidien de Gdańsk, parcourt les républiques fraîches écloses de l’ex-URSS, côtoie quelques conflits naissants, le temps de faire sa provision d’horreurs.

Après, il s’en va.

Wilk — “le loup” en polonais — , s’écarte de la meute. Durant dix ans, il se fixe dans les îles Solovki, au milieu de la mer Blanche, dont il tire son premier recueil, Le Journal d’un Loup. Puis, depuis une dizaine d’années, au bord de ce fameux lac Oniégo, le plus grand d’Europe après son voisin, le lac Ladoga. Isolé l’été, absolument seul l’hiver (la première habitation est à plusieurs heures de ski), il y bâtit sa rugueuse thébaïde, au cœur de l’immensité. Un mot encore à propos de ce Vide évoqué plus haut: loin du Néant occidental, il s’agit de la notion japonaise du Vide, cette supposée béance neuronale dont la lente maîtrise permet seule le déploiement de l’âme et de l’esprit. Nous sommes aussi, ne l’oublions pas, dans le berceau nordique du chamanisme, fruit de l’hystérie arctique, des aurores boréales et des orages magnétiques. “Il nous arrive de perdre la raison pendant un certain temps, mais en fin de compte seuls les imbéciles ne la perdent jamais, parce qu’ils n’en ont pas”, avoue-t-il.

Juché sur le toit du monde, Wilk tresse une œuvre où s’embrassent deux postures: celle du guetteur dont le regard parcourt l’immense Russie à main gauche, l’Europe à main droite et, au point de fuite, la courbure de la Terre. Et celle du misanthrope, parti de peu et revenu de tout, effrayé par la termitière et convaincu que “la vie est trop courte pour se presser”. “Les Blancs vivent dans le temps. Les Inuits dans l’espace, lui a confié un chaman du Labrador. Le Blanc a un certain nombre d’années pour voir le plus de choses possibles, et moi, j’ai encore un nombre de miles défini à parcourir, alors plus je vais lentement, plus je vois”.

Et Wilk voit. L’insondable déliquescence du moujik rongé d’alcool. La dislocation du village russe traditionnel. La désorganisation absolue de tout embryon de vie civile ou d’État de droit — hormis, bien sûr, les obstacles administratifs. Au point qu’il s’effraie parfois (mais est-il vraiment effrayé?) de sentir pointer en lui une inclination naissante pour la bonne vieille dictature: “Contrairement au marquis de Custine, arrivé en Russie partisan de la monarchie et reparti démocrate convaincu, j’y suis arrivé militant de l’opposition démocratique et j’en repartirai partisan du pouvoir autoritaire et du travail forcé”.

Il arpente la rousskaïa gloubinka (la Russie profonde), cingle vers les mers polaires, souffre dans la presqu’île de Kola à la recherche de sanctuaires millénaires et de stèles balafrées par l’écriture naissante des chasseurs. Il tâte les peuples, suit les traces des anciens Samis, ancêtres des Lapons et des Samoyèdes, “dont le nom vient de samo jeden, moi tout seul”. Mange le renne cru. Dénonce les ravages des compagnies minières avides de “loparite”, ce minerai rare que la Carélie recèle en abondance. Redescend le canal de la mer Blanche au lac Oniégo, un travail de titan voulu par Staline, et mené à la Staline: 100’000 morts en vingt mois de travaux forcés.

Le terreau du Nord est fertile pour ce loup savant qui sait se transformer en rat de bibliothèque. N’est-ce pas là que naquirent les premières expériences de travail collectif forcé? Il interroge les “zeks”, ces anciens bagnards survivants de la zone concentrationnaire mer Blanche — mer Baltique. Croise des raskolniks, descendants des vieux-croyants persécutés depuis leur rejet des réformes de l’Église orthodoxe au XVIIe siècle, réfugiés ou déportés aux marches de l’Empire. Farfouille aux racines de la littérature russe, elle aussi accouchée au cœur des terres froides. Raconte, dans Le Journal d’un Loup, le monastère de Solovki, longtemps centre religieux et culturel connu dans toute la Russie et au-delà, puis matrice du goulag, qui tente de renaître de ses cendres. Il épluche les vies de Saints, qui sont aux Lettres russes ce que les sagas sont à la Scandinavie. Remonte aux sources de ce territoire “né entre le XIIe et le XVIIe siècle où, plus que partout ailleurs dans l’Empire, les restes de l’ancien mode de vie des Russes ont été préservés”. Il décortique les anciennes bylines, cette poésie héroïque de la nuit des temps, comme on ouvre des huîtres pour ses amis lecteurs. Wilk est un ermite qui sait recevoir. La Russie de Novgorod, “qui fonda ses premières colonies sur la mer Blanche à la fin du XIIIe siècle”, n’a plus de secrets pour lui, et c’est un plaisir de le suivre dans ses enquêtes historiques comme dans ses virées naturalistes.

La flore, la faune, les paysages naissent sous sa plume comme autant de respirations entre deux propos plus lestés. Il écrit tôt le matin. Dehors, le soleil mettra longtemps à se lever. Il fait froid, il est bien. Non loin dorment encore sa compagne et sa fille, Martoucha. Une paternité tardive, les plus heureuses peut-être, qui le réchauffe autant que le vieux poêle russe qu’il a reconstitué de ses mains. Sa première, bien que future, lectrice: “Je me sens comme un naufragé sur une île, je lance une bouteille à la mer avec l’espoir que peut-être dans quinze ou vingt ans tu en liras le message”. D’ici là, lapez-en quelques goulées, la prose de Wilk est du tord-boyau qui aiguise l’esprit et nourrit l’âme. Ça passe bien, par les temps qui courent.

Texte : Ivan Radja / Photographie : Piotr Jaxa

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