Le vieux beau et les bimbos

Albert Wyatt ne recule devant (presque) rien. Journaliste depuis trop longtemps, Ithaque lui a proposé de quitter sa zone de confort et de s’essayer à un autre mode de récit journalistique. Plus subjectif. Plus gonzo. Premier défi: portrait d’une personne fréquentant un Solarium. Article publié dans Ithaque #1.

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Ithaque Reportages
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7 min readJan 20, 2016

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Comme si les journées ordinaires ne suffisaient pas. Je suis journaliste — localier dans une grande petite ville européenne. Deux cent mille habitants en comptant les pendulaires dont les villas sont désormais plus nombreuses que les granges. Après voir passé la porte (pas celle des granges mais celle de la profession) il y a bientôt quarante ans, j’ai appris que «le moi était haïssable». Parle pas de toi, parle des gens et le journal sera bien rempli. Ce n’est pas mon rédacteur-en chef qui le dit, c’est Blaise Pascal, pas le genre d’auteur à traîner sur les tables de la rédaction. Et pourtant, une grosse bouffée d’amour propre — le « moi » pascalien — m’a submergée l’autre jour. Une ancienne stagiaire, K., est devenue directrice de revue — le genre on réfléchit avant de taper sur le clavier puis on publie « web&print » et chic en plus.

Il faut que j’aille au solarium

A ses débuts, il y a six ans, elle osait des phrases: «Dimanche sur les rives de la mer noire. Un vent chaud venu du sud enveloppe doucement la cité de Sébastopol, où des chiens errants se dorent au soleil. Il est 9h30 et une politicienne européenne a rendez-vous avec son chauffeur et une interprète à la chevelure soyeuse dans le hall de l’Hôtel Ukrainia.» Le cheveux soyeux est depuis dans la soupe de nos blagues préférées. Alors quand K. me dit «carte blanche, tu choisis un lieu, tu fais le portrait de quelqu’un que tu ne connais pas. Lignage libre et surtout devoir de subjectivité.» Moi gonzo ! Mon gros ego boursouflé à bloc, je dis «oui, oui, je veux bien». Je cite pêle-mêle divers endroits de la ville. Solarium lui plaît. K. voulait du journalisme «ultra-subjectif». On allait voir ce qu’on allait voir.

18h50 un soir toujours dans la «grande petite ville européenne». J’en ai plein les bottes. Couru toute la journée après des tuyaux bidons: la plus belle collection de fèves du monde, un «kébabier» qui affirme être le seul en ville à faire lui-même sa broche, un ouvrier viré après 40 ans dans la même entreprise, un escroc parti avec la caisse de l’œnothèque et la nouvelle halte garderie du quartier sud. Au final, des bides en rafale. Et en plus, il faut que j’aille au solarium.

Être beau même si on est au bout du rouleau, belle même si on l’air d’une poubelle

Au «My Sun», près de la Poste, on entre plein d’espérances. Être beau même si on est au bout du rouleau, belle même si on l’air d’une poubelle après une journée de travail. Le solarium est parfaitement vide mais annonce sa couleur : «il n’y pas de vie sans soleil» explique la pancarte à côté des «dix règles pour bronzer intelligent». Les huit cabines sont vides, porte ouverte sur le hall. Je jette un œil. Elles s’appellent «Superpower», «Superstand». Et moi, «Supernaze». Entrer dans un de ces sarcophages maquillés en auto-tamponneuses ne fait pas partie de mon cahier des charges. Et puis je l’ai déjà fait. J’en étais sorti avec un coup de soleil sur le nez qui me valut les questions insidieuses d’un collègue — rouletabille du mélanome des temps actuels.

Au milieu du hall, c’est là qu’est ma place. Sur le carrelage fluo pistache («achtung glissant!» précise un panneau), la direction a planté un bananier en papier. En-dessous, un «fauteuil auto-masseur». L’auto-massage ne rend pas sourd, j’ai essayé. Deux francs dans la fente située sur l’accoudoir droit, des rouleaux peu amènes me broient le dos. Sous mon bananier de papier, l’«auto-masseur» m’en donne pour mon argent. La FM locale envoie “It’s A Man’s Man’s Man’s World” et devant le grand lagon (poster panoramique), je flotte, je m’endors. Puis, je me transforme en iguane guettant sa proie. Mes fanons de sexagénaires facilitent la mutation. Tous les sens en éveil, j’attends.

Fausses Paris Hilton, vraies vendeuses

Je ne sais si les iguanes ont de l’odorat. J’en ai. L’odeur du «My Sun» me rappelle… Me rappelle le dernier salon de massage où j’ai mis les pieds. Ou bien était-ce la salle de gym où un musculeux m’avait donné rendez-vous ? C’est l’odeur du «propre» qui s’ajoute aux effluves corporelles sans les supprimer. L’odeur, le bananier de papier, tout est toc. Comme ces corps fatigués qui essaient de tromper leur monde d’un coup de déodorant, d’un coup de lampe.

A 19h15 la porte s’ouvre, content il est l’iguane. Faux Chanel, faux Vuitton, faux D&G, fausses Paris Hilton, vraies vendeuses, deux bimbos apparaissent. Elles se croient seules car j’ai réussi, total zen, à me transformer en crotte d’iguane sur «auto-masseur». Pas un œil pour le fossile, les deux copines prennent chacune une cabine. Elles parlent fort. Après le nez, je tends l’oreille. «T’es venue avec ou sans démaq’?» « Sans. On va au Donald après?».

Avec ce qu’elles ont déjà sur la peau, cela va être jojo. Je laisse les deux filles, un peu rouges, repartir. Elles ne m’intéressent pas. La FM balance «private investigations». Y a pas à se plaindre. Je me dis que je n’ai rien dans le frigo à la maison. Entre une nouvelle proie potentielle.

Vrai Vuitton, bottes de vraie fourrure, des vraies cuisses fuselées couleur cannelle sous minijupe en peau, authentique politesse dans son bonsoir. L’iguane n’est pas un animal à sang chaud sauf sous les bananiers en papier. Je susurre un bonsoir redoutant de bafouiller. L’apparition choisit un «Superstrand» modèle vertical. Dix minutes après, la messe est dite. La pin-up sort de la cabine. Je ne bronche pas.

«Bonsoir, j’aimerais faire votre portrait pour une revue virtuelle qui a du sens.» Celle-là, on n’a pas du lui faire mais je me dégonfle. A quoi bon ? Vrai ou faux Vuitton, quand tu es bimbo, tu es bimbo. Bon endroit mais mauvaise heure, tout n’est pas perdu.

Entre le vieux beau

L’erreur, c’était l’heure. Comme l’empereur, sa femme et le petit prince, je repasserai. Dimanche 15h, le «My Sun » a gardé sa petite odeur crapoteuse. De la première cabine à gauche en rentrant, l’oiseau rare fait enfin son apparition- bonne heure, bon endroit. J’en frémis sous mon bananier, c’est lui : un vieux beau, pas une bimbo.

Guillaume* accepte la rencontre. Conditions sine qua non : prénom fictif, anonymat respecté. En échange du vrai de vrai. C’est parti, on prend rendez-vous. Le quinquagénaire choisit une vieille auberge du centre-ville et, classe, prendra l’addition. Enfin, il la mettra sur sa note de frais.

Cinquante-cinq ans, une épouse, deux enfants et quarante-cinq employés bossant dans une agence de communication. Le tout est lourd à porter et laisse des traces. Seule une poignée de collaborateurs connaît le secret du patron. Cinq francs dans la machine, cinq minutes de lampe par semaine et toujours à la même heure pour avoir toujours la même cabine, première à gauche en entrant. Dans le coffre de la voiture, toujours un slip de bain, un bonnet de coton et le tube de crème pour le nez. Mais le torse, il le protège des rayons avec ses bras. «Je ne nettoie jamais l’endroit où je m’allonge. Ni avant, ni après. Je fais confiance aux autres dans cet univers presque exclusivement féminin. Et puis je ne suis pas hygiéniste.»

Les femmes, Guillaume les croise. Il ne traîne pas et ne cherche pas le contact. «Pour moi, il n’y a pas d’ambiguïté. J’ai préparé dans ma poche ma pièce de 5 francs et j’entre en cabine.» Il sent que sa présence peut gêner les jeunes femmes qui, il s’en est aperçu, se sentent surprises dans leur intimité : «un solarium self-service est comme un bordel ou une banque de gestion privée : tout est fait pour que les clients ne se rencontrent pas.»

Guillaume n’a pas peur de se transformer en vieux beau, «c’est déjà fait». Le résultat est correct. Shampoing traitant pour cacher les cheveux blancs, pattes d’oie spirituelles, l’homme connaît son charme mais garantit qu’il ne bronze pas pour séduire. «Je suis condamné à paraître dynamique, je dois paraître en pleine forme, ne pas donner l’impression à mes clients, à mon banquier, à mes employés que je suis écrasé par mon job.» Qui dira la solitude du manager à l’heure de la bronzette dans un sarcophage à tubes ?

Moi.

L’entretien tourne à la « souchonade». Allo maman bobo , j’suis condamné à faire le costaud . Sous le hâle, attention fragile. Alors entre vieux schnocks, on se met à l’aise. La voyait-il comme cela sa vie ? Guillaume plisse les pattes. «Jeune, j’avais le visage hâve. Ma pâleur était ma beauté même, ma marque ; j’étais gothique. Aujourd’hui… je dois avoir le hâle… dynamique.» Bon, on ne va pas rester là-dessus. Le cheveu traité, le visage bronzé, tout le charme de la « quinquattitude », Guillaume ne doit pas laisser les femmes indifférentes. Et pourtant confie-t-il, «cela fait longtemps que ma femme ne me dit plus que je suis beau.»

*Prénom modifié par la rédaction

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