Les exilés de l’atome

A Vilcha, petite localité proche de Kharkiv, la population majoritairement formée par des déportés de la zone de Tchernobyl s’apprête à commémorer les 30 ans de la catastrophe dans une atmosphère pour le moins morose. Les reporters Sebastien Gobert, Laurent Geslin et Niels Ackerman sont allés à la rencontre de ces exilés de l’atome et publient sur ITHAQUE une version longue de leur récit.

Sébastien Gobert
Ithaque Reportages
16 min readApr 26, 2016

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L’accueil chaleureux de Tetyana Sementchouk / © Niels Ackermann/Lundi 13

Malmenée par les secousses, la voiture traverse la forêt sur une route faite de plaques de béton mal alignées. A chaque soubresaut, Niels pousse un râle énervé: sa voiture, fraîchement sortie d’un concessionnaire de Suisse romande, en prend en coup. A l’entrée du village, au-delà des champs de terre noire, des maisons de briques retranchées dans des petites parcelles de jardins individuels forment une ligne sans fin. Malgré cette ambiance typique de la campagne ukrainienne, on devine vite que Vilcha n’est pas un village comme les autres. Ici, on ne trouvera aucune de ces maisons de bois si caractéristiques de la plaine céréalière. Ce qui attire l’oeil, ce sont ces pavillons, tous identiques, qui semblent avoir poussé comme des champignons. Plan de construction à l’octogone, lignes droites et une passante sympathique qui confirme le chemin: la route cabossée que nous empruntons mène bien au bâtiment décrépi de l’administration locale où nous avons rendez-vous. Devant la porte principale, un monument en forme de cloche a été érigé. Sur la pierre, une date symbolique: celle du 26 avril 1986, le jour fatidique de l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl.

Plus de 700 kilomètres séparent Vilcha 1 de Vilcha 2 / © ITHAQUE

Au moins, nous ne nous sommes pas trompés de village. Nous sortons de la voiture. Niels a son appareil photo en bandoulière, Laurent, son enregistreur, et moi, mon carnet de notes. «Vilcha, c’est un endroit particulier, construit par, pour et avec les évacués d’un village anciennement appelé Vilcha, dans la zone interdite de Tchernobyl», nous avait-on soufflé à Kharkiv, la grande ville du nord-est du pays, à 60 kilomètres d’ici. L’occasion idéale de réaliser un reportage sur Tchernobyl à plus de 700 kilomètres de la zone, loin de la foule de journalistes internationaux dépêchés à la centrale pour y couvrir les 30 ans de la catastrophe nucléaire. A l’accueil chaleureux des habitants, nous savons déjà que nous ne regretterons pas le déplacement.

Vue de Vilcha / © Niels Ackermann/Lundi 13

Vilcha 2, un village unique

«Vilcha, c’est un village unique, confirme d’emblée Tetyana Sementchouk. Il a été construit pour les victimes de Tchernobyl. Tout le monde vient de la zone. Ici ne vivent que des invalides, des gens qui ont été évacués, des liquidateurs, ceux qui ont été dépêchés à la centrale pour contenir la contamination…»

Notre interlocutrice au visage encadré par des cheveux blonds est la responsable de l’Association “La Mémoire de Tchernobyl”, très impliquée dans la vie du village. Il y a exactement 30 ans, elle avait 22 ans, et était enceinte de sa première fille. Elle était une habitante insouciante de Prypiat, une des “villes de l’atome” soviétiques, construite en 1970 pour héberger le personnel de la centrale voisine. «Le 26 avril, c’était un beau jour de printemps, comme ceux qui avaient précédé. Nous avions de la famille de Biélorussie qui était venue nous rendre visite. Personne ne se doutait de rien». Aucune alerte n’avait été lancée par les autorités. Seuls les résidents d’immeubles en hauteur avaient pu remarquer que de la fumée montait de la centrale.

«Le premier signe que quelque chose d’anormal se déroulait, c’était l’asphalte, qui était comme humide, recouvert d’une couche d’une substance non-identifiable…» Le malaise s’installe au moment Tetyana Sementchouk se rend à la gare ferroviaire. «Les gens attendaient, pour rien: il n’y avait pas de bus, il n’était possible de se rendre nulle part». Elle apprendra par la suite que tous les véhicules disponibles ont été réquisitionnés pour aider à la lutte contre le feu qui s’est déclaré à la centrale. L’énervement d’être en retard au travail se transforme alors en anxiété, puis en panique. Les gens commencent à errer en ville, désemparés, à la recherche de réponses. La suite appartient à l’histoire: des douzaines de personnes tombent malades dans les heures qui suivent, et les autorités procèdent à l’évacuation de l’ensemble des habitants le 27 avril. En quelques heures, ce sont 53’000 personnes qui sont transportées vers des villages à l’écart de la zone.

Le 26 avril 1986, Tetyana Sementchouk avait 22 ans, à Prypiat. Elle était enceinte de sa première fille / © Niels Ackermann/Lundi 13

«Ils nous avaient dit que cela ne durerait pas plus de trois jours. Les gens n’avaient pris que le strict minimum. Nous avons tout laissé derrière nous…», se rappelle Tetyana Sementchouk, la voix chargée d’émotion. Après avoir réalisé qu’elle ne rentrerait jamais chez elle, la jeune femme passe quelques temps en Biélorussie, avant d’être relogée à Vilcha, petit village dans l’oblast (région) de Kiev. Le “Vieux Vilcha”, appelle-t-on cette bourgade maintenant… A quelque 40 kilomètres de la centrale, la localité n’a pas été placé dans la “Zone d’Exclusion” avant 1993. Les autorités soviétiques avaient néanmoins compris très tôt que le village n’était plus habitable: les plans de construction d’un “Nouveau Vilcha”, dans l’oblast de Kharkiv, à plus de 700 kilomètres de là, sont établis dès 1988.

Les plans avortés d’une ville champignon

«Il n’y avait rien ici, avant. Il a fallu construire les routes, déboiser l’espace suffisant pour y accueillir la ville, faire venir l’électricité, le gaz… Un travail titanesque», explique Oleksandr Breitenfeld, responsable de l’association locale des liquidateurs. Comme son nom de famille l’indique, Oleksandr est le descendant d’une famille de colons allemands invités par la tsarine Catherine II au XVIIIe siècle. Quand il vivait au Vieux Vilcha, il était employé dans un kolkhoze (ferme collective), mais il a été forcé de déménager en 1992 et de se refaire une vie dans la campagne de l’oblast de Kharkiv. De son passé soviétique, il garde sa moustache brune, bien fournie, et un blouson de cuir rapiécé.

La vie promettait alors d’être bien belle. «Les plans de construction étaient très ambitieux», détaille Maya Borissivna, avec l’air presque enfantin de son visage rond, coiffé d’une permanente. Elle était une jeune mère au “Vieux Vilcha”, en 1986. Elle aussi a été plongée dans la tourmente de l’urgence nucléaire, et de l’évacuation forcée. «Le gouvernement voulait faire du nouveau Vilcha un modèle du relogement des évacués de la zone. On nous avait promis une école suffisamment grande pour 300 élèves, une crèche bien aménagée, une clinique sur plusieurs étages, l’implantation de quelques entreprises…» Mais c’était sans compter le discours historique de Mikhail Gorbatchev, le 25 décembre 1991. Le Président de l’Union Soviétique met alors fin à sa fonction. Le lendemain, l’URSS cesse d’exister, entérinant de facto l’indépendance de l’Ukraine, déclarée le 24 août de la même année. Pour beaucoup, la chute inattendue de l’Union soviétique est, entre autres, une conséquence directe de la mauvaise gestion de la catastrophe de Tchernobyl.

Maya Borissivna: “L’idée d’une Maison de la Culture est tombée à l’eau…” / © Niels Ackermann/Lundi 13

«Le jeune Etat ukrainien, malgré ses promesses, n’a tout simplement pas eu d’argent pour continuer le projet», regrette Maya Borissivna. Au moins un tiers du Nouveau Vilcha n’a jamais été construit. «La clinique est fonctionnelle, mais assez petite. L’idée d’une Maison de la Culture est tombée à l’eau…»

Isolés dans un bout de campagne, à quelques encablures de la nouvelle frontière avec une Russie désormais étrangère, les exilés de Vilcha se retrouvent ainsi cantonnés à une vie paisible et monotone, sans emplois, ni distractions. Un quotidien que devinent vite Niels et Laurent, partis en éclaireurs dans le village. «On a vite fait le tour», lance Niels, d’un ton laconique.

«Ici, au moins, il y a de la forêt, donc nous pouvons continuer à ramasser des champignons, à la saison, nous avoue un mycologue du coin, croisé au détour d’une des rues. Nous avons amené ici notre talent de collecte de champignons, car dans nos forêts, il y en avait à foison». A la question des champignons qu’il récoltait dans la période entre la catastrophe et son départ du Vieux Vilcha, l’homme sourit, et demande à éteindre l’enregistreur. «Au moins, ici, nous n’avons pas besoin d’aller chercher des champignons avec nos compteurs Geiger, pour détecter la radiation…» Pendant des années, les habitants de Vilcha ont récolté et consommé les produits de la forêt en fonction du son des “tac-tac” de leurs compteurs individuels. Un sport local, dont le souvenir alimente de nombreuses boutades. L’homme en plaisante néanmoins en toute discrétion, sans y associer son nom. Des dizaines d’années après, le mystère qui entoure la zone contaminée est un fardeau que ces exilés ont emporté dans le temps et la distance, le long d’une vie passée à panser ses plaies et à ressasser les souvenirs.

«C’est Nikolaï, l’un des premiers pompiers mobilisés pour tenter de refroidir le réacteur. Il est mort dans un hôpital de Moscou, le 16 mai 1986», raconte avec émotion Tetyana Sementchouk, en passant devant la photo d’un jeune homme en uniforme, dans le hall d’entrée de l’administration locale. «Sa photo est ici car il est des nôtres, du Vieux Vilcha. Je suis de 1964, lui de 62. Nous étions à l’école ensemble, avec Maya Borissivna. On se souvient de lui comme d’une partie de la maison».

“Personne n’est en bonne santé”

«Vivre ici? On y est bien, mais c’est dur, psychologiquement». Anna Pintchouk, infirmière à la clinique locale, zigzague en vélo entre les nids de poule qui parsèment la chaussée. «Mais la vie continue, il a bien fallu s’habituer». Alors qu’elle nous guide vers la clinique, on passe devant un bloc de briques rouges. La construction de la “Molochnaya Kouchnia”, le magasin spécialisé de nourriture pour enfant, s’est arrêtée d’un coup. Aujourd’hui, les briques de la façade tombent les unes après les autres, et des mauvaises herbes poussent à l’entrée du bâtiment inachevé. «Il y a un avenir pour Vilcha, j’en suis convaincue, assène Anna Pintchouk. Mais c’est vrai qu’il y a tout à construire ici, dans tous les sens du terme». Ses deux enfants ont quitté le village il y a longtemps, pour chercher du travail ailleurs.

La construction de la “Molochnaya Kouchnia”, le magasin spécialisé de nourriture pour enfants, s’est arrêtée d’un coup / © Niels Ackermann/Lundi 13

Le manque d’activités économiques est un problème de fond, dans une petite localité de campagne où résident à peine 2’000 habitants. Même si la plupart d’entre eux ont le statut d’invalides. «Ici, personne n’est en bonne santé, nous confie Tetyana Sementchouk. Dans chaque famille venue de la zone, il y a quelqu’un de malade. Une femme sur deux ou trois a été opérée des seins… Selon les chiffres officiels, 31 personnes sont directement mortes des suites de la radiation, et 237 en sont sérieusement tombées malades. Ce sont en réalité des milliers de cas de cancers et de sérieux problèmes de santé qui seraient dus aux retombées radioactives de la catastrophe, en ex-URSS et ailleurs en Europe. Selon toute logique, ces gens, anciens habitants du “Vieux Vilcha”, à moins de 50 kilomètres de la centrale, ne s’en sont pas sortis indemnes.

Pas sûr que la clinique du bourg, un bâtiment aux murs bleus délavés, suffise néanmoins à les traiter convenablement. «Il y a plusieurs catégories de patients, bien sûr: des liquidateurs, des habitants de la zone, des enfants… » , explique Mykola Prokorchouk, le docteur en chef, dans son bureau meublé, bon gré, mal gré, dans un style “vintage”. «Mais nous faisons face, en général, a des types de maladies différentes de celles de la moyenne de la population: des problèmes cardiaques, des insuffisances respiratoires, de l’encéphalopathie, des cas de cancers…»

Mykola Prokorchouk: “Et comment c’est, le système de santé en France?” / © Niels Ackermann/Lundi 13

«Nous avons tout ce dont nous avons besoin, nous pouvons même accueillir des patients d’autres villages», assure l’infirmière Anna Pintchouk. On est néanmoins loin du niveau d’équipement dont disposent certaines villes plus proches de la zone contaminée. A Naroditchi, par exemple, à quelques 60 kilomètres de la centrale, les gouvernements japonais, allemand, et autres, financent la crèche de cette ville, en plein “baby-boom”. Les installations médicales sont dotées d’équipements remarquablement modernes.

A Vilcha, c’est un Etat ukrainien appauvri et dysfonctionnel qui prend tout en charge. «Je suis un patriote de l’Ukraine, donc je vais vous répondre que nous avons tout ce dont nous avons besoin, même plus!», taquine le docteur Mykola Prokorchouk avec un large sourire. L’Ukraine est depuis 2014 victime d’une féroce guerre hybride, un conflit dont les initiateurs, liés de près ou de loin au Kremlin, prennent des visages divers, et s’activent sur des fronts variés, allant du militaire à l’économie, en passant par l’information. Dans ce contexte tendu, Vilcha se trouve à moins de 10 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière russe, soit dans une zone intensément militarisée. Ici, il semble hors de question de remettre en question la politique des autorités de Kiev.

Anna Pintchouk: “Il y a un avenir pour Vilcha” / © Niels Ackermann/Lundi 13

Tetyana Sementchouk se montre toutefois plus critique que notre médecin: «Le cadre législatif régulant le sort des personnes évacuées à cause de l’accident nucléaire a changé 49 fois ! Je pense que cette incertitude juridique parle d’elle-même». Officiellement, les victimes de la tragédie nucléaire sont considérées comme des pupilles de la nation. «Il est vrai qu’en Ukraine, la médecine est gratuite», concède Oleksandr Breitenfeld. Il est néanmoins de notoriété publique que le système d’Etat ne prend pas ou peu en charge les traitements onéreux des liquidateurs, notamment ceux concernant les cas avancés de cancers. «Nous ne bénéficions d’aucune faveur particulière, mais au moins, l’Etat verse nos pensions», se conforte notre ancien liquidateur. Les exilés de Vilcha doivent survivre avec des retraites similaires au reste du pays, soit environ 1’500 hryvnias — une cinquantaine d’euros par mois.

Vilcha 1, 2, et 3…

Boute-en-train, le docteur Mykola Prokorchouk se lasse vite de parler des maladies de Tchernobyl. Il est curieux de l’état de la médecine en France, et du salaire du personnel soignant en Europe de l’ouest, et ne rate pas l’occasion de faire une remarque acerbe sur la politique française. Il ne se plaint malgré tout pas de son travail. Originaire de l’oblast de Khmelnitskiy, dans l’ouest de l’Ukraine, il a choisi de venir s’installer à Vilcha, «où la terre noire est si riche, et les forêts si belles». Il n’est pas le seul. D’après Oleksandr Breitenfeld, environ 30% des maisons de Vilcha ont été rachetées par des familles qui n’ont rien à voir avec Tchernobyl: «Les installations urbaines sont ici assez bonnes, nous avons l’électricité, l’eau courante. Les routes sont… praticables». Une remarque qui donne une idée de l’état des infrastructures dans les campagnes ukrainiennes. Après quelques années passées à sillonner le pays dans tous les sens, j’ai une bonne image de ces petits coins reculés, où les conduites de gaz ne sont jamais arrivées; de ces localités où le seul carré de bitume sur la route est celui qui mène à l’église. Mal desservies, peu valorisées par le pouvoir central, les campagnes ukrainiennes sont parmi les grandes perdantes de l’indépendance du pays. A Vilcha, on s’en sort plutôt bien.

Nune Margaryan: “Chaque weekend, nous organisons concerts et grandes fêtes” / © Niels Ackermann/Lundi 13

D’ailleurs, c’est ici que l’on trouve la meilleure discothèque du canton, le “Djermouk”. Les propriétaires, Nune Margaryan et son mari, ne se consi- dèrent pas comme des exilés. Mais c’est bien la guerre du Haut-Karabakh qui les a poussés à fuir leur Arménie natale, dans les années 1990, et à venir s’installer en Ukraine. «La semaine, nous avons généralement peu de clients», commente Nune Margaryan, assise à une table dans la grande salle déserte du club. «Mais chaque week end, nous organisons concerts et grandes fêtes. Vous pouvez voir cela sur notre site Internet. Oui, nous avons Internet!»

«On fait aussi venir une strip-teaseuse depuis Kharkiv», ajoute, l’air de rien, son mari, en tirant longuement sur une cigarette. Et de nous inviter chaleureusement pour le samedi prochain. “Ca fait venir du monde, et ça permet de voir des jeunes. Parce que sinon, il faut reconnaître que la popula- tion du village, c’est beaucoup de personnes vieillissantes. Le taux de mortalité est très élevé à Vilcha».

L’entrée du Djermouk / © Niels Ackermann/Lundi 13

La raison du rachat des maisons par les nouveaux arrivants, se trouve à quelques centaines de mètres du village, au bout d’une route mal pavée. «Regardez, vu la taille du cimetière, on dirait que Vilcha existe depuis au moins une centaine d’année », décrit avec émotion Oleksandr Breitenfeld. Sur les pierres tombales, régulièrement décorées des visages des défunts, les dates gravées indiquent que la plupart d’entre eux sont décédés entre 40 et 60 ans. Des morts précoces, ultimes séquelles de l’exposition aux radiations.

Le cimetière de Vilcha / © Niels Ackermann/Lundi 13

Début mars, Oleksandr Breitenfeld a enterré son meilleur ami, un ancien liquidateur. Il repose aujourd’hui sous un tas de terre fraîchement battue, recouvert de gerbes de fleurs en plastique. Une perte qui ne l’empêche pas de faire preuve d’humour noir: «Vous voyez, nous avons la chance d’avoir 3 Vilcha. Vilcha 1, c’est là où nous avons vécu, Vilcha 2, c’est le nouveau village qu’ils ont construit pour nous. Et Vilcha 3, c’est ici, où on va tous finir par nous ranger…», Il étouffe un petit rire dans sa moustache. Quelques semaines auparavant, les barrières métalliques qui entourent “Vilcha 3” ont été reculées de quelques dizaines de mètres pour dégager de la place pour de nouveaux pensionnaires.

«Il ne reste que 114 liquidateurs à Vilcha», nous confie-t-il une fois revenu au village. «Chaque année, nous en perdons quelques-uns». A Vilcha plus qu’ailleurs, la démographie dicte sa loi: le village est appelé, un jour ou l’autre, à perdre son statut de refuge d’exilés de la zone.

Maria Itan, 13 ans, qui se presse dans une des rues pour rentrer chez elle, ne se rappelle de Tchernobyl que d’après «ce que l’on dit à l’école». Sa famille, récemment installée à Vilcha, n’a aucun lien avec Tchernobyl. «Ils disent que là-bas, la zone, c’était mieux, que la terre était plus riche, les forêts plus belles… Moi, je ne peux pas comparer. Ce que je pense, c’est que la vie était meilleure là-bas à ce moment-là, qu’ici à l’heure actuelle».

Tetyana Sementchouk, ne dit pas autre chose. Elle, qui décrit Prypiat «comme la plus belle ville du monde», mélange ses souvenirs de la ville à ceux de sa belle jeunesse. Une insouciance que le destin lui a volé, en seulement quelques jours. «En tout cas, se ressaisit-elle, vous voyez avec Maria que les enfants de Vilcha connaissent bien l’histoire de la tragédie de Tchernobyl. En Ukraine, les jeunes générations tendent à oublier ce que cela veut dire. Ici, c’est bien présent dans les programmes scolaires. Chaque 26 avril, nous organisons des commémorations spéciales…»

Maria Itan se presse pour rentrer chez elle / © Niels Ackermann/Lundi 13

De nouveaux réfugiés

A Vilcha, le souvenir de l’exil est en effet omniprésent. C’est l’une des raisons pour lesquelles les habitants se sont fortement mobilisés afin que des réfugiés d’un autre genre puissent également s’y installer. «Notre village accueille depuis plus d’un an des personnes déplacées de la zone de l’Opération Anti-Terroriste (ATO)», explique Maya Borissivna, en faisant référence à la dénomination officielle de la zone de guerre du Donbass. Plus d’1,5 million de personnes ont dû fuir la région depuis le début du conflit, au printemps 2015. Environ un millier d’entre eux se sont retrouvés à Vilcha, en 2015, hébergés par les 2’000 résidents du village. «Aujourd’hui, c’est moins, mais nous en avons encore environ 300–400», estime Maya Borissivna.

«Vilcha est un endroit calme, en pleine nature. C’est un environnement idéal pour les évacués de Tchernobyl, mais aussi pour le repos des rescapés de la guerre», observe le père Serhiy, responsable de la petite paroisse gréco-ca- tholique du village. Avec Laurent, nous sommes surpris par la présence de cette église à Vilcha. Le gréco-catholicisme, patriarcat chrétien de rite orthodoxe placé sous l’autorité du pape de Rome, s’est répandu remarquablement au-delà de son berceau historique de l’ouest de l’Ukraine, jusqu’à conquérir les coeurs et les esprits dans ces terres, traditionnellement orthodoxes. Vilcha, conçu comme un refuge de réels “homo sovieticus”, a ainsi été touché par la propagation de la culture de l’ouest du pays, très pro-active dans la diffusion de l’idée nationale ukrainienne. Et le village accueille aujourd’hui des personnes déplacées de l’est industriel en guerre. D’un coup, nous avons la sensation d’être dans un vrai petit condensé d’Ukraine.

Avec l’aide de Caritas, le père Serhiy accueille quelques familles de réfugiés dans le bâtiment de son église, et leur offre nourriture, vêtements et soutien psychologique. Un changement d’air dont avaient besoin Anna et sa fille, après avoir longtemps vécu dans la cave de leur immeuble à Horlivka, un des bastions des séparatistes de la République populaire autoproclamée de Donetsk. La ville est régulièrement victime des duels d’artillerie, caractéristiques de cette guerre de position qui perdure: «Ma petite a quatre ans, mais elle sait déjà faire la différence entre un obus de char et un missile ‘Grad’, alors je suis reconnaissante envers les habitants de Vilcha, explique Anna. Nous discutons régulièrement de nos expériences de l’exil, cela nous fait un point commun. La grande différence, c’est qu’ils n’ont pas dû faire face à l’horreur de la guerre. Ils reconnaissent eux-mêmes que notre situation était bien pire que la leur. Mais le traumatisme du départ est assez similaire ».

Vue de Vilcha / © Niels Ackermann/Lundi 13

Le rêve d’un retour impossible

Autre différence de taille, si une solution politique est un jour trouvée pour mettre fin au conflit qui déchire l’Ukraine, les réfugiés du Donbass pourront peut-être rentrer chez eux. Les exilés de la zone contaminée, eux, sont condamnés à finir leur vie sur une terre étrangère. «S’il y avait la moindre possibilité de revenir à Prypiat, je serais la première à organiser mon retour!», s’exclame Tetyana Sementchouk. «Il y a quelques temps, une de mes filles s’y est rendue, sans me prévenir. Elle y a pris une photo de notre ancien immeuble, et a écrit: ‘Maman, je suis à la maison’. J’ai failli m’évanouir!». Sa fille n’y est pas restée longtemps, cela dit. La “ville de l’atome”, dont les photos de désolation ont fait le tour du monde, est bel et bien abandonnée. Elle n’accueillera plus aucune vie humaine pour encore des centaines d’années, si ce n’est jamais.

Oleksandr Breitenfeld: Vilcha 1, 2, et 3… / © Niels Ackermann/Lundi 13

Si Prypiat est invivable, Vilcha 1 n’existe tout simplement plus: «Ils ont rasé nos maisons après notre départ, se rappelle Maya Borissivna. J’y suis retournée il y a quelques années: de ma maison, il ne restait que le poêle, planté au milieu d’un carré de terre!» Au vieux Vilcha, il ne reste qu’une gare et quelques petites usines locales. Quelques personnes auraient bravé l’interdit il y a quelques années, en s’y réinstallant sans permission. Mais pour les habitants de Vilcha, ce n’est pas une option. «Au moins ici, nous avons une maison, la clinique…», se rassure Maya Borissivna. Ils ne se rendent à Vilcha 1 qu’à l’occasion de fêtes religieuses comme lors de la Toussaint, pour aller fleurir les tombes de leurs ancêtres.

«C’est difficile d’avoir à voyager autant de kilomètres pour aller prendre soin de la tombe de ses parents…», conclut Oleksandr Breitenfeld. «Il nous faut vivre avec les effets directs de la radiation. Mais aussi avec les traumatismes liés au fait que nous avons dû fuir nos maisons pour aller dans une autre région…» A Vilcha 2, il a appris à vivre avec les problèmes conséquents à la radiation, dans un village à demi-construit. Il a même appris à en rire. Mais pour lui et ces réfugiés de l’atome, c’est l’exil qu’ils n’accepteront jamais.

Texte de Laurent GESLIN et Sébastien GOBERT.

Photos de Niels ACKERMANN.

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