© Pierre Dubois / ITHAQUE!

Sur les trottoirs, la crise

Les trottoirs genevois sont un miroir de la crise économique européenne. À l’heure des grands discours sur la liberté à disposer de son corps, ce constat interroge la notion de choix. sans pour autant plaider pour une interdiction. Reportage publié dans Ithaque #5.

Ithaque Reportages
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10 min readJan 20, 2016

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Leur regard, quand il faut y retourner. Il y a la chaleur du bus, cette épave recouverte de tags larguée au bord du boulevard Helvétique, à Genève. À l’intérieur, les effluves du thé à la cannelle, les biscuits de Noël, les parfums offerts comme cadeaux de fin d’année, les capotes qui se distribuent, les conseils, les mots d’encouragement, les signes de croix et les rires bruyants. Et puis, il y a le regard des prostituées, au moment où elles doivent se lever de leur fauteuil et ressortir dans la rue. Et hop, encore un petit chocolat pour la route, déballé avec des mains aux ongles vermillon. Au revoir, au revoir, merci pour la conversation. Dehors, il fait nuit et froid, mais nalement, des gens qui travaillent dans le froid et la nuit, il y en a beaucoup. Sans doute, à force d’exposer leur poitrine, les professionnelles du sexe s’enrhument-elles plus facilement, à l’image de ce transsexuel qui égraine les mouchoirs comme un chapelet sans réussir à déboucher son nez. Mais nalement, les personnes qui prennent froid en hiver sont légion.

Non, ce qui fait la différence, quand elles doivent y retourner, c’est la trouille. Avant de partir à leur rencontre, on avait en tête le syndicat créé en 2012 à Genève, la liberté à disposer de son corps, une sorte de vent de revendication, léger, certes, mais qui tend à faire de la prostitution un métier ordinaire: voyez, ce n’est pas pire que caissière, et dans les deux cas, on ne choisit pas. Une position renforcée par le débat français sur la pénalisation des clients — un texte de loi dénoncé par de nombreux intellectuels et professionnels du sexe était sur le point d’être examiné par l’Assemblée nationale au moment où nous mettions sous presse. Et puis, dans le bus de l’association Boulevards, qui travaille de concert avec l’association de défense des prostitués Aspasie, on s’est retrouvé, entre autres, face à Anna, une grand-mère dans la cinquantaine. Vêtue de bas résille sous un body léopard, Anna tenait de ses deux mains une pochette à paillettes où elle cachait un spray au poivre. Malgré la présence de l’objet, cette Espagnole d’origine équatorienne, ancienne employée dans une entreprise de nettoyage en Galice, avait les chocottes au moment d’y retourner. Improbable Anna, moulée dans une tenue indigne pour une femme de son âge, si minuscule sur son fauteuil, si vulnérable. Certes, la peur n’est pas l’apanage des prostituées. Mais dans aucun autre métier, l’on est aussi nu et exposé, à la merci de la nuit. La caissière harcelée sexuellement par son patron aura toujours un syndicat pour la défendre, et la morale pour l’épauler. La prostituée agressée, elle, l’aura bien cherché.

Quelques minutes après, une autre Équatorienne raconte, encore sous le choc, comment un homme a fracassé la tête d’un passant, la veille, aux Pâquis, pour un téléphone portable: “À Amsterdam, le Quartier rouge est couvert de caméras de surveillance. Aux Pâquis, les clients, les filles, tout
le monde a peur. Lorsque je dis que j’ai une chambre là-bas, les hommes répondent souvent qu’ils préfèrent le faire dans leur voiture.
” Selon Elvira, une belle jeune femme aux dents baguées et à l’accent castillan, dans le quartier chaud de Genève, “c’est plus dangereux qu’en Espagne”, car les patrons de salons font la loi comme au Far West.

On pourra lui rétorquer que lorsqu’on “choisit” un métier (mais choisit-on jamais vraiment, hein Pierre Bourdieu?), on en assume les mauvais côtés. La trouille est là, d’accord, reste que l’argent est cash et immédiat. De quelles sommes parle-t-on, au juste? Selon Sylvie, coordinatrice, la prostitution est “la seule prestation de service dont le prix a chuté avec le temps. Le coût de la passe a baissé de 200 francs à 50 francs, dans certains cas. Les femmes qui débarquent de l’Europe du Sud dans le but de se prostituer viennent faire un maximum de boulot en un minimum de temps. Elles ne s’intéressent pas au syndicat, parce qu’elles ne s’identifient pas au travail: elles sont là pour gagner de l’argent. Au Portugal, aujourd’hui, les professionnelles fournissent trois prestations — rapport oral, anal et vaginal pour 20 euros. Alors en Suisse, elles sont déjà contentes avec 50 francs pour une prestation. Les clients jouent là-dessus: ils les interrogent l’une après l’autre jusqu’à ce que l’une d’entre elles dise oui pour une somme dérisoire.

Cette année, on aura beaucoup glosé sur ces “putes” auxquelles il faudrait ne pas toucher, sur ces femmes libres de disposer de leur corps qui fascinent une partie du monde politique et intellectuel—souvent de droite. On a oublié un peu vite qu’avant d’être cette magnifique putain qui inspire les intellectuels, de fonder l’association Aspasie et de devenir une icône, l’écrivaine Grisélidis Réal était une jeune mère affamée et désespérée, perdue dans le Munich des années 1960. “Je marche, écrit-elle dans Le Noir est une Couleur. Une petite crevure efflanquée me suit déjà, langue pendante et moustache au vent, reniflant d’espoir. Il me prend le bras, sûr de son fait. Je ne lui échapperai pas, il le sent. Il se réchauffe déjà à mon malheur, il hume la faim qui me tord l’estomac. Il aire une humilité bien soumise en échange de quelques marks. Il me plume déjà du regard, sa mâchoire cliquette de gourmandise.

Bien sûr, c’était avant la révolution sexuelle, avant le féminisme, avant la légalisation de la prostitution, en Allemagne comme en Suisse. Mais que sait-on de l’impact de ces éléments sur la conscience des Latino-américaines immigrées en Espagne ou au Portugal il y a dix ou vingt ans, et qui débarquent aujourd’hui dans les pays du nord de la péninsule ibérique pour fuir la crise économique? Car c’est de cela qu’il s’agit, en partie, sur les trottoirs de Genève, et sans doute aussi d’ailleurs.

Au cours de trois soirées passées dans les deux bus de l’association Boulevards, aux Pâquis et sur le boulevard Helvétique, on a croisé des femmes fières, revendiquant le droit de vendre leur corps sans être exploitées par les gérances, les propriétaires des logements et les patrons des salons. Des femmes “libres”, toujours, entendez par là non contraintes à se prostituer par la violence physique et psychologique — celles qui le sont sont souvent des filles de l’Est, qui ne fréquentent pas les bus. Au bénéfice de permis de travail comme “masseuses” indépendantes (on relèvera la pudeur de l’appellation), elles tapinent officiellement, ouvertement.

C’est pour elles, à l’heure actuelle en Suisse, le seul moyen d’exercer légalement: selon les autorités, les contrats de travail contiennent des obligations et des droits qui ne sont pas compatibles avec le principe de l’autodétermination sexuelle. Les professionnelles du sexe tiennent donc leur propre business, sur des bases totalement flottantes: censées payer des impôts, l’AVS et une assurance maladie comme n’importe quel citoyen, elles ne disposent d’aucun document pour prouver quoi que ce soit. Quel client accepterait de signer une facture après s’être rhabillé?

Beaucoup de ces femmes “libres” assurent pourtant qu’elles auraient préféré être caissières. A l’image d’Alexandra, grande quadra noire en foulard rose et collants léopard, infirmière en Colombie, puis employée dans l’hôtellerie à Marbella, venue en Suisse dans l’espoir de trouver du travail en tant que cuisinière. Elle a cherché, en vain (mais comment faire lorsqu’on ne parle pas français?), et la voici sur le trottoir, avec un récit semblable à celui de nombreuses autres: une arrivée en Suisse à la recherche d’un emploi, une baffe (du travail, soit il n’y en a pas, soit il y en a au noir, pour des salaires de misère), puis le passage vers cet “autre côté, celui d’où l’on ne revient plus” dont parle Grisélidis Réal. “Je paie 100 francs par jour pour un studio aux Pâquis, explique Alexandra. Si tu n’arrives pas à régler ton loyer, le propriétaire te met dehors après une semaine. J’ai conscience de l’injustice qui règne dans ce métier. Mais je veux continuer à payer les études de ma fille.”

Une fille qui ignore tout, bien sûr, du métier que pratique sa mère. C’est très souvent le cas: “Mes enfants sont adultes, ils peuvent s’imaginer ce que je fais, souffle Anna. Mais je ne leur ai jamais dit clairement.” “Moi, j’ai raconté à ma mère que j’avais rencontré un mec en Suisse”, explique Maria, une Colombienne qui a travaillé comme ingénieur environnemental pour une entreprise de Barcelone, jusqu’à la faillite de cette dernière. “Elle me mettrait à la porte si elle savait. Mais il faut bien manger. Je fais ça une année, et j’arrête.” “C’est ce qu’elles disent toutes, soupire Sylvie, la coordinatrice. J’espère que pour elle, ce sera possible. Mais beaucoup continuent, parce qu’elles n’arrivent pas à en sortir.

Ici, ce sont des parents qu’il faut aider, là, un mari et des petits enfants restés au pays, plus loin, une sœur qu’il faut soutenir financièrement parce qu’elle vit seule en Espagne avec son fils et n’a plus de revenus. C’est le cas d’Elvira. Avec sa queue de cheval blonde, son col roulé aux motifs “vacances de neige” et ses bottes hautes (elle n’a pas encore revêtu sa tenue de travail), Elvira cultive une image de belle fille sage qui colle mal avec sa profession. Elle se prostitue pourtant depuis des années, d’abord à Madrid, puis en Suisse, où elle a émigré à cause de la crise, dit-elle — elle aussi. Tandis qu’elle raconte son histoire, Elvira se signe sans arrêt, comme si le Tout-Puissant était le dernier à pouvoir veiller sur elle. “Dieu, oui, l’Église, non merci”, lâche-t-elle avant de partir affronter la nuit.

Comme pour confirmer la rengaine, voici que les différents actes de cette tragédie classique intitulée “crise économique mondiale” se déroulent en direct juste sous nos yeux, dans l’autre bus de l’association, sis aux Pâquis. C’était en août dernier, un couple venait de débarquer directement depuis la gare de Cornavin, valises en main, en provenance d’Espagne. Des Vénézuéliens. Les médiateurs de l’association passent quelques coups de fil afin de leur trouver une chambre pour la nuit. Pendant ce temps, la conversation s’emmanche avec les prostituées. La femme s’enquiert de la pratique et des tarifs et semble prête à se reconvertir.

On résume: un couple de Sud-Américains est licencié du sale boulot qu’il faisait en Espagne, débarque en Suisse, et Madame sombre dans la prostitution. Tombe le rideau.

On peut cependant continuer à penser que Madame qui n’a rien d’une adolescente naïve, choisira de se prostituer en toute connaissance de cause.
Seulement voilà. La question du libre choix fonctionne dans un cadre précis: celui d’un marché du sexe qui se porte au beau fixe. Pas trop de filles dans les rues, une clientèle suffisamment nombreuse, et des gérant d’établissement pas trop gourmands. Ce n’est pas le cas actuellement. Sur les trottoirs, la concurrence est rude et les tarifs baissent. Ce qui pouvait être une alternative auparavant (je décide d’utiliser mon corps comme gagne-pain) peut vite se transformer en piège (je ne tourne pas, j’ai des dettes, je dois multiplier les clients pour payer mon loyer). En fait, le libre choix ne fonctionne qu’à une condition importante: que des instances de régulation garantissent des conditions d’exercice décentes. En Allemagne, dénonçait le Spiegel cet été, le libéralisme a ainsi mené à une explosion des “tarifs forfaitaires” dans les bordels (plus de risques et davantage de services pour moins d’argent) et du proxénétisme.

En Suisse, pour faire face à la multiplication des établissements abritant la prostitution et des agences d’escort-girls, une commission du Conseil national veut rétablir l’infraction de “proxénétisme passif” afin de punir les personnes qui en retirent des avantages disproportionnés.

Poser ce décor ne signifie pas pour autant diviser le monde du sexe tarifé en deux catégories: d’un côté, des femmes victimes, et de l’autre, des hommes salauds. L’on peut admettre que la majorité des personnes qui se prostituent le font, du moins au début, par contrainte économique ou psychologique, à quelques exceptions près, sans pour autant punir des clients que l’on considère comme des profiteurs. Il faut lire, encore une fois, Grisélidis Réal, lorsqu’elle est interviewée par Jean-Luc Hennig dans Grisélidis, Courtisane , pour réaliser les liens qui se tissent entre une prostituée et son client, les trésors de patience, d’amour, d’humanisme et de douceur déployés par celle qui vend son corps, la touchante et paradoxale vulnérabilité de celui qui, quelque part, s’abaisse à payer pour consommer.

Je connais toutes les nuances, toutes les petites caresses, je les connais comme si c’était moi qui les avais mis au monde”, raconte la fondatrice d’Aspasie au sujet de ses fidèles clients. Grisélidis Réal est alors plus âgée, installée dans un studio à Genève, loin des années de faim. Comme elle, pourtant, celles qui tapinent aujourd’hui sur les trottoirs de la Cité de Calvin par nécessité économique sont loin de considérer leurs clients comme des salopards. Elles les décrivent comme “gentils” et plutôt prévenants, “pourvu qu’on les flatte”, selon Maria. Seul problème: ceux qui ne veulent pas de capotes — ils sont de plus en plus nombreux. “Ils me disent: je suis propre, je suis marié. Je réponds: et moi, tu me connais? Je travaille dans la rue!”, raconte une Ghanéenne qui pourrait être mannequin. “Ils ont l’air d’hommes bien, tu n’imaginerais pas qu’ils demandent des choses comme ça. Il y en a qui ont des sièges enfant à l’arrière de leur voiture. Là, je suis pas à l’aise.

Dire que beaucoup de femmes qui se prostituent auraient préféré être caissières, relever que de nombreuses professionnelles du sexe se laissent prendre dans l’engrenage de l’argent facile et peinent à en sortir, ne signifie pas pour autant en conclure qu’il faut tenter d’abolir cette pratique. En novembre, quarante-trois parlementaires suisses de droite comme de gauche ont rédigé un postulat demandant aux autorités fédérales d’examiner la possibilité d’une interdiction pure et simple de la prostitution. Un leurre. Interdire à Anna et Maria de vendre leur corps légalement après avoir perdu leur emploi en Espagne serait comme de scotcher le dernier domino à la table pour éviter l’effondrement. Et puis, cela reviendrait à les replonger dans la clandestinité, donc dans la solitude et la maladie.

Que faire, alors? Fabian, le coordinateur d’Aspasie qui nous a accueillis et accompagnés dans les nuits genevoises, aurait bien une idée. Un peu folle. Un peu utopiste. Bref: une bonne idée. S’il avait de l’argent, il l’investirait dans de l’immobilier afin de proposer des logements décents à des prix normaux aux nombreuses travailleuses du sexe de Genève. “On pourrait ainsi casser les prix outranciers des gérants et essayer d’infléchir le processus de paupérisation qui touche les prostituées.” Créer un cercle vertueux et instiller, même à dose homéopathique, des éléments de régulation. Mais peut-être est-ce déjà trop tard?

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