Future Fest: ce que j’en retiens

Véronique Boisjoly
iXmedia
Published in
11 min readJul 17, 2018

La semaine dernière, mis à part Michael Ignatieff (et peut-être son entourage), j’étais une des rares parmi les 4000 personnes présentes à venir du Canada pour assister à la quatrième édition de Future Fest, à Londres. Pour moi qui déteste la chaleur, pas de chance: la vague m’a suivie jusqu’au Tobacco Dock, là où le soleil perce à travers les lucarnes trop nombreuses tandis que les ventilateurs et la climatisation (quelle climatisation?) sont totalement impuissants. Peu importe, ça valait le détour. Pourquoi? C’est toujours difficile de mesurer concrètement ce que l’on retire d’un gavage d’idées et de présentations, mais il y a ces impressions qui restent et nous habitent, quelques jours plus tard, et tous ces livres à ajouter à nos wishlists, ces liens à suivre et ces @quelquun à stalker après les conférences.

Future Fest: Occupy the Future, Tobacco Dock, Londres, 2018.

Dans ce cas-ci, je reviens avec le sentiment d’avoir pris le pouls d’une communauté de penseurs et d’activistes qui ont élargi mes réflexions sur la place (et l’absence) des femmes et des minorités dans la communauté numérique et celle de la technologie dans le présent et le futur. Durant les deux jours à écouter chercheurs, documentaristes, artistes, philosophes et scientifiques parler de la menace des algorithmes et de l’intelligence artificielle, j’ai eu l’impression d’être devant une crise écologique parallèle. Disons qu’on a l’écosystème numérique incertain. Si quelques conférenciers étaient optimistes, plusieurs ont une vision plus partagée quant à ce que nous réserve l’avenir du point de vue de la Valley.

Avec 5 salles en simultané, près de 150 conférenciers et panellistes, voici un résumé des conférences auxquelles j’ai pu assister, souvent sous les bonnes recommandations de mon ami Patrick Tanguay qui, parmi plein de choses, publie Sentiers chaque dimanche.

Educ-AI-tion rebooted #work #learning #tech
Sir Anthony Seldon et Azeem Azhar expliquent comment l’intelligence artificielle peut mener vers un enseignement moins passif, où le développement et les intérêts personnels de chaque enfant sont considérés. Azeem Azhar fait le parallèle avec Netflix ou Spotify et propose qu’un étudiant puisse recevoir une playlist d’activités (algorithmée) pour la journée. Une fois l’apprentissage terminé, on fait des projets d’équipe. On parle beaucoup de l’importance de développer des compétences «collaboratives», entre nous, mais aussi entre humain et outils technologiques, pour en tirer pleinement profit.

2029: When happiness comes before profit #work #wellbeing
Format de conférence intéressant: nous sommes les employés d’une grande entreprise et l’on nous présente deux candidats pour remplacer le chief hapiness officer qui s’est malheureusement suicidé. La direction ne veut pas répéter la même erreur avec le remplaçant et nous demande de l’aider à choisir entre deux candidats (Julio Salabar et Susan Basterfield). À la fin des deux exposés, on peut approuver (pouce en l’air), désapprouver (pouce en bas), s’abstenir de voter (pouce sur le côté) ou bloquer le processus (avec la main). Si quelqu’un bloque, on doit arrêter, discuter et trouver une solution convenable à tous.

Dans notre cas, la proposition a été bloquée par quelqu’un soulignant que le bonheur appartient à chacun et n’a pas à être institutionnalisé. Qu’en pensez-vous?

Experiment in the future of development #tech #work
Anab Jain et Kathy Peach parlent de Mantis, un projet fictif qu’elles ont présenté à des institutions, des organismes et des ONG comme s’il existait vraiment, pour les conscientiser à certains dangers (cyberattaques et autres), de façon réaliste et ultra engageante. Par exemple, un matin tous les ordinateurs d’une banque affichaient un écran laissant croire aux employés que la banque avait été victime de piratage. Le but: changer les comportements en faisant prendre conscience de l’importance de respecter certaines règles de sécurité en ligne.

Parmi d’autres exemples, en créant des «futures-mondes» dans le présent, Jain veut nous aider à être critiques face aux choix qu’on fait aujourd’hui et qui auront un impact demain.

Une approche qui demande d’énormes moyens (financiers, technologique et humains), mais qui aide à changer les perceptions de façon durable.

Sex, race and gender in robotics and AI #tech #identity #creativity
Prof. Noel Sharkey possède l’alignement de lettres le plus spectaculaires pour dire toutes ses qualifications. Watch out: Noel Sharkey PhD DSc FIET FBCS CITP FRIN FRSA Emeritus Professor of AI and Robotics University of Sheffield, co-director of the Foundation for Responsible Robotics and chair elect of the NGO: International Committee for Robot Arms Control (ICRAC). Juste ça!

Depuis 2006, ses recherches portent sur les questions l’éthique, la législature et les droits de l’homme en lien avec la robotique.

En 20 minutes, il fait le portrait raciste et sexiste des objets du quotidien pour attirer l’attention sur le besoin de conscientiser les équipes de développement pour créer des environnements plus inclusifs et plus diversifiés. Parmi les exemples qu’il nous présente: un distributeur à savon (avec capteur de lumière) qui ne donne pas de savon aux personnes à la peau noire. Même chose avec un sèche-main. Idem pour les applications avec filtres qui détectent les visages humains. Injustice algorithmiques, big data qui ne tient pas compte des minorités… En passant par des algorithmes fédéraux qui augmentent les frais de caution à payer pour les personnes noires versus blanches, en se basant sur des critères biaisés. Plein d’exemples pour nous faire prendre conscience d’un criant besoin de diversité et de réflexion.

Resisting machine control #economy #power #tech
Paul Mason, l’auteur de Postcapitalism, nous encourage à imaginer un monde qui se défait de l’emprise des marchés et des machines. D’un monde transhuman, post-human et non-human possible, il espère qu’on s’inspire des valeurs marxistes (les vraies) pour créer un futur où les richesses sont partagées. Rien de moins.

Présentation de Paul Mason.

Women invent the future #science #invention #identity
La technologie transforme notre façon de vivre, d’aimer, d’apprendre et de s’enrichir, mais seulement 19% des gens qui la créent sont des femmes.

Dans la salle, il n’y avait que trois ou quatre hommes. L’un d’eux a demandé «comment peut-on contribuer à aider les femmes à prendre plus de place ?», ce à quoi Anjali Ramachandran a suggéré ceci: «quand une femme «ose» prendre la parole dans une réunion, souvent les gens présents, surtout les hommes, font comme si elle n’avait rien dit puis, un homme dit à peu près la même chose et ça devient son idée. La prochaine fois que vous serez en rencontre, donnez la parole à vos collègues et lorsqu’elles parlent, prenez la peine de reconnaître la valeur de leurs propos.»

Une autre suggestion était de partager le lien vers leur livre, Women invent the Future (ePub), avec un homme dans votre entourage, alors tiens: https://doteveryone.org.uk/women-invent-the-future/

Autre lien pour être un meilleur internetteur: https://doteveryone.org.uk/ et pour créer un monde où femmes et filles peuvent innover, inventer, entreprendre:

CTRL + F https://doteveryone.org.uk/ctrlf/

Future Frankenstein I: icons and iconoclasts #science #invention #tech
Philip Boeing est le cofondateur de Bento Lab: un laboratoire portatif pour permettre à tout le monde de faire ses tests génétiques. Bon, peut-être pas tout le monde, puisque (1), ce n’est quand même pas donné (près de 2000 livres! pour le lab, sans compter les produits requis) et (2) pas tout monde a accès aux agents révélateurs nécessaires pour faire certains tests génétiques. Dr Güneş Taylor, biologiste et copanelliste, n’avait pas l’air du tout convaincue par ce lab ouvert. Malveillance? Mauvaise manipulation? Accès restreint et terrain de jeu trop limitatif? Je dirais que l’amalgame de tout ça l’a laissée perplexe et mal à l’aise.

The tangle of mind and matter #tech #creativity
Je retiens de la présentation de Rebecca Allen ses nombreux projets liés au mouvement humain et sa représentation virtuelle, dont l’animation de Musique Non-Stop de Kraftwerk (1986) qui était justement beaucoup plus du «craft work» que de l’anim 3D au sens de ce qu’on la connaît aujourd’hui.

Présentation de Rebecca Allen.

Elle a aussi raconté qu’en cherchant des exemples du mouvement du corps féminin sur pour un projet d’animation, elle avait eu beaucoup de mal à trouver autre chose que des démarches de femmes très sexualisées sur talon aiguille. Pour son projet, elle a donc adapté le code d’animation du modèle masculin pour créer un mouvement plus réaliste, moins stéréotypé.

Quant au futur, celle qui se consacre au lien entre les arts, la réalité virtuelle et la neuroscience, a répété plusieurs fois que la réalité virtuelle lui fait peur. Comme si on pouvait s’y perdre. «Que signifie tuer ou abuser de l’autre dans le monde virtuel? Quelles sont les conséquences de ses comportements dans cet autre monde? Doit-on adopter un code d’éthique virtuel?»

En parlant de son dernier projet, The tangle of ming and matter, elle dit ceci: «Whether the mind and brain are one in the same or different entities is still unknown. Some even propose that the physical world we inhabit, our reality, is just an illusion of the mind.»

Douglass Rushkoff

Team human: mastering the digital #tech #identity
Bête de scène captivante, si Douglas Rushkoff doit choisir un camp, il n’hésite pas une seconde et milite pour #teamhuman (qui est d’ailleurs le nom de son balado auquel je viens de m’abonner. Le premier épisode que j’ai écouté (ep. 87: Jason Louv, A World of Gods and Monsters) était convainquant. Vous connaissez?).

Dans sa conférence, il nous parle d’investisseurs survivalistes qui l’ont approché pour savoir dans quelle techno investir pour protéger leur argent. À quoi il répond qu’ils devraient investir leur argent à créer un monde dans lequel ils se sentent en sécurité et n’ont pas à protéger leur argent. Selon lui, les riches ont appris à voir l’humanité comme un problème à résoudre et les technologies comme la solution.

Il nous rappelle que si on ne se voit pas, yeux dans les yeux, et qu’on se limite aux filtres technologiques pour nos échanges, ironiquement on est humainement déconnectés et on perd confiance en l’autre.

Designing collective intelligence #tech #internet
Geoff Mulgan travaille à Nesta, l’institut de recherche qui organise Future Fest. Il nous a présenté le cas de vTaiwan, un des 6 exemples de gouvernements qui testent les possibilités du numérique dans le processus démocratique.

Le modèle:

(1) Objectif > Les faits sont partagés en ligne via slideshare, discourse.org, Wikipedia timeline.
(2) Délibération > à grande échelle via pol.is,
(3) Interprétation > via livehouse.in et
(4) Décision > au niveau gouvernemental.

Nesta s’intéresse de près à la question des innovations gouvernementales et présente plusieurs initiatives inspirantes.

Building the people’s Internet #Internet #democracy
Aral Balkan milite pour le web+, un web peer to peer qui viendrait remplacer le modèle actuel peer to server (http://datproject.org/). Il parle aussi de douglas.io: des serveurs, portables et appareils mobiles qui opèrent sur un système complèmentement indépendant et décentralisé. Peut-on parler d’une 4e révolution dans le monde numérique? (1: les PC, 2: l’Internet, 3: les appareils mobiles et 4: la décentralisation).

Parmi ses nombreux projets, il a aussi développé Better Blocker, une application qui sert à protéger vos données contre les sites qui essaient de tout savoir sur vous. Il parle de design éthiquement responsable et respectueux. C’est le genre à pouvoir tout t’expliquer sur le GDPD.

Balkan croit davantage à la force des stay up financées socialement plutôt qu’à la culture des start up et à leur modèle éphémère et éthiquement déresponsabilisé.

Si le sujet vous intéresse, il y a cette conférence en ligne, avec le meilleur titre ever: Excuse Me, Your Unicorn Keeps Shitting In My Back Yard, Can He Please Not?

Weird intelligence: reimagining interaction #creativity #tech
J’ai beaucoup aimé Kyle McDonald, un artiste-codeur qui explore les failles des systèmes informatiques et manipule les algorithmes pour faire ressortir l’impact sur nos relations et la construction de nos identités dans les contextes numériques actuels.

Il a présenté 4 projets qui ont attiré mon attention.

Man / Woman in the Middle: Kyle et sa copine Lauren McCarthy (geek elle aussi) ont installé chacun un script sur un serveur qui a intercepté tous les textos qu’ils se sont échangés, sur une période de 6 mois. Ces représentations automatisées d’eux-mêmes pouvaient modifier un message reçu ou envoyé, répondre à un message plutôt que le modifier ou l’envoyer et initier de nouvelles conversations sans l’intervention de Lauren ou Kyle. À travers cet exercice, le couple voulait synchroniser leurs différents styles de communication et développer une meilleure relation.

Pplkpr: Une application qui enregistre, analyse et gère ta vie sociale, en se basant sur les données de ta smartwatch et tes impressions après une rencontre avec les gens de ton entourage.

Exhausting a crowd: Inspiré par le récit expérimental de Georges Perec, An Attempt at Exhausting a Place in Paris (1974), écrit en 3 jours depuis un banc de parc, avec Exhausting a crowd Kyle fait appel à la notion de public/privé en demandant aux internautes de commenter live 12 heures de scènes de vie à Piccadilly Circus, à Londres.

Le projet est documenté sur GitHub.

Exhausting of a crowd, par Kyle McDonald.

Future Humans: augmented selves #identity #tech #creativity
Même s’ils étaient trois à parler, c’est Jasmine Idun Isdrake qui a attiré toute mon attention. Probablement parce qu’elle parle beaucoup et que c’est un des rares cyborgs que j’ai eu la chance de rencontrer. D’après elle, il n’y a pas de mal à utiliser les implants pour améliorer les fonctionnalités humaines. Par contre, Douglas Rushkoff qui était sur scène avec elle s’est montré plus réservé sur la question, considérant que la technologie et les données appartiennent à des entreprises et qu’elles ont le potentiel d’être utilisées contre nous. Nous avec un N majuscule.

New power #power #democracy
Jeremy Heimans, l’auteur de New Power, nous explique les différences entre les valeurs du vieux pouvoir et celles du nouveau pouvoir:

Formel (représentation) / informel (réseau)
Compétition / Collaboration
Confidentialité / Transparence radicale
Expertise, professionnalisme, spécialisation / Culture du DIY
Affiliation à long terme, fidélité, peu participatif / Affiliation conditionnelle à court-terme, participatif

Dans certains cas, les vieilles valeurs sont toujours de mises, mais parfois le nouveau modèle est plus efficace. Et parfois, le vieux modèle adopte les nouvelles valeurs ou le nouveau modèle retient les valeurs du passé.

Je n’ai pas trop compris ce qu’il propose de faire avec tout ça, parce que les Anglais criaient trop fort (ce jour-là, ils pensaient encore pouvoir gagner la coupe du monde de foot!). J’ai quand même pris cette photo de sa présentation qui semble dire que ce n’est pas parce que c’est nouveau que c’est nécessairement mieux :

Présentation de Jeremy Heimans

Je vais lire son livre et le stalker un peu ici, et .

Conclusion
L’impression générale que je garde de ces deux jours de conférences est qu’il y a urgence de reconnaître la valeur de notre humanité afin de la préserver. Le tsunami-a-i et la complexité de notre écosystème numérique représentent la même menace pour la #teamhuman que le réchauffement climatique et la pollution environnementale.

Si les neuroscientifiques ne comprennent toujours pas la complexité du cerveau humain, on peut parier que ce n’est pas demain la veille qu’un wiz kid de la vallée va développer l’intelligence artificielle capable de nous remplacer dans toute notre complexité. Ceci dit, notre quotidien (et celui des autres) est déjà trop affecté par des algorithmes subjectifs. On devrait insister pour y infuser plus de sagesse et ne pas renoncer au projet d’un monde ouvert aux autres, plus égalitaire et centré sur l’expérience humaine plutôt que sur l’expérience utilisateur.

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