L’effet Elon Musk

Younès Rharbaoui
Join Lion
Published in
7 min readMar 6, 2019
Dans un futur proche …

Le film Usual Suspects — promis, pas de spoilers — repose sur cette citation cryptique de Charles Baudelaire : “le coup le plus rusé que le diable ait jamais réussi a été de faire croire à tout le monde qu’il n’existait pas”. De manière amusante, l’exact opposé est vrai pour l’entrepreneuriat :

“Le coup le plus rusé qu’un entrepreneur ait jamais réussi a été de faire croire à tout le monde qu’il existait.”

En effet, l’entrepreneuriat est l’art de faire sortir de terre une organisation entière qui n’existait nulle part ailleurs que dans l’esprit de ses fondateurs, et de la faire vivre aux yeux de ses clients, de ses investisseurs, des journalistes et de ses employés.

D’ailleurs, les meilleurs entrepreneurs ne font pas que communiquer au monde entier les contours de leurs projets ; ils parviennent aussi très bien à convaincre tout le monde que ce sont des génies. Plus ils véhiculent cette idée, plus cela devient simple pour eux d’attirer des utilisateurs, du capital ou des nouveaux talents. Et le maître incomparé en la matière est bien sûr Elon Musk.

Il n’y aurait absolument aucun mal à cela, si cela ne conduisait pas à créer un récit biaisé qui présente les fondateurs comme des rock-stars ou des super-héros, alors que ce raccourci de communication n’est qu’une astuce de plus dans leur livre de recettes. Et cela déforme grandement la réalité : les startups ne deviennent pas des géants de la tech parce que leurs CEOs ont des super-pouvoirs. Au contraire, c’est parce que leurs employés — à tous les niveaux — exécutent avec précision et efficacité qu’elles deviennent des empires.

Le véritable problème, c’est que le récit autour des employés de startup est trop confidentiel.

Au mieux, les employés font de la figuration dans l’histoire d’un géant de la tech avant de s’illustrer en tant que leader d’un autre champion du marché. C’est le cas d’Adam d’Angelo (Facebook, puis CEO de Quora), de Marissa Mayer (Google, puis CEO de Yahoo!) ou de Sheryl Sandberg (Google, puis COO de Facebook). Parfois on reconnaît leur capacité à créer des pans entiers d’activité au sein de leur entreprise, comme Paul Buchheit (créateur de Gmail chez Google), Jonathan Golden (créateur du produit d’assurance d’Airbnb) ou Austin Geidt (directrice de l’équipe d’expansion d’Uber). Le plus souvent, malgré tout, l’impact des employés dans la réussite d’une startup est passé sous silence.

Cette discrétion autour du rôle des employés est doublement problématique. Elle est problématique, d’abord, parce qu’elle crée une distorsion mentale en faveur du rôle de fondateur, mieux valorisé dans l’imaginaire collectif. Tout le monde se rêve Elon Musk, alors que beaucoup se sentiraient plus à l’aise en tant qu’employé clé dans une startup en croissance.

Elle est problématique, surtout, parce qu’elle empêche les employés intéressés par les startups d’être inspirés par les parcours de leurs pairs et d’avoir des points de comparaison pertinents pour trouver des réponses à leurs questions. Je le sais bien, puisque mon travail à Lion consiste précisément à aider ces employés à appréhender l’écosystème et ses subtilités.

Il faut donc déconstruire l’effet Elon Musk — le biais cognitif qui conduit à penser que les fondateurs sont des super-héros — et le démythifier. Désolé Elon, ça n’a rien de personnel, mais ton nom se prêtait bien à l’exercice ;)

Les leaders ne sont pas des experts, mais ils les attirent

Les startups sont obligées de (littéralement) faire croire des choses pour naître et grandir : qu’elles ont un produit, qu’elles ont un marché, qu’elles ont une marque. Il faut qu’elles arrivent à amener des gens à croire en elles. Et dans cette perspective, faire croire à tout le monde qu’on est un visionnaire, un génie ou un super-héro permet d’haranguer les foules (marché), d’attirer les meilleurs employés (talent) et de lever de l’argent efficacement (capital).

Tout ceci est d’autant plus facile avec une histoire qui s’intéresse à un seul personnage. Une personne seule capable de créer et gérer Zip2, PayPal, Tesla, SpaceX, SolarCity, The Boring Company, OpenAI et Neuralink est une histoire bien plus belle et facile à raconter que la réalité, où Musk occupe différents rôles de chairman ou de co-fondateur peu actif dans (certaines de) ces organisations.

Cela ne veut pas du tout dire que le parcours d’Elon Musk n’est pas impressionnant. Il l’est vraiment. Il faut une formidable trempe et une compréhension subtile d’un vaste nombre de sujets pour ne serait-ce qu’approcher son niveau de réussite. Mais alors, comment est-ce possible ? Comment peut-on diriger ou orchestrer 6 projets étant censés avoir un impact majeur sur le monde en même temps ?

Tout simplement parce qu’on a les bonnes personnes autour de soi pour le faire. C’est le premier secret qui sous-tend l’effet Elon Musk. Le rôle d’un CEO de startup change du tout au tout en fonction du niveau de maturité de l’entreprise. De “doer” dans les premiers moments de l’aventure, le CEO doit devenir manager alors que l’entreprise progresse et enfin se transformer en leader qui choisit les grandes directions, qui donne l’impulsion pour l’effort collectif, et qui inspire les troupes.

Les vrais bons leaders d’entreprise doivent être assez humbles pour savoir qu’ils ont besoin de personnes meilleurs qu’eux sur chacun des sujets clés de l’organisation, et assez malins pour ne pas le dire. Si brillant soit-il, Elon Musk reste entouré de dizaines de doctorants, chacun expert de son domaine, et qui donnent vie à ses voitures, ses fusées et ses lance-flammes. Ils ont la vraie expertise.

Le boulot de Musk n’est d’ailleurs pas de créer des choses. Son boulot est d’avoir un meilleur pressentiment du futur que les autres (une vision), d’avoir une ténacité à toute épreuve (résilience), d’exiger une extrême qualité des produits que ses entreprises créent (perfectionnisme), et de recruter les bonnes personnes pour que tout prenne vie. Ces qualités sont celles d’un grand leader, et il les a, sans aucun doute.

Funding secured

Oh, hey, salut les marchés financiers … je vous avais pas vus

Ce qui rend Elon Musk si fascinant, c’est qu’il semble faire réellement ce que bon lui semble, libre comme l’air. Il s’autorise même à communiquer sans aucunes contraintes. Il est ce génie impertinent et sans complexes. Et, là encore, il y a une raison à cela.

En tant que fondateur, Elon Musk prend des véritables risques personnels avec les entreprises qu’il dirige. Si le cours de l’action Tesla baisse, son propre patrimoine baisse — significativement. Alors pourquoi décide-t-il de communiquer des informations financières erronées ou même plus simplement de s’allumer un petit joint en direct à la radio ? Certains diront que ce sont des coups de pub qui participent à créer sa légende et à le rendre encore plus mythique. Il y a sûrement de ça. Cependant, j’aurais tendance à dire qu’il y a probablement une grande part de signal, surtout envers ses employés.

Pour l’expliquer, il faut comprendre l’un des énormes avantages des entreprises encore dirigées par leurs fondateurs. Dans la plupart des grands groupes, les PDG sont nommés par le conseil d’administration et l’assemblée des actionnaires. Pour cette raison, ils doivent donc plaire aux actionnaires — et notamment montrer des résultats positifs à intervalles réguliers (tous les trimestres). Si, en revanche, il leur venait à l’idée de déplaire aux marchés financiers, alors leur propre carrière serait en péril : ils perdraient sûrement leur emploi et ne retrouveraient probablement plus jamais de poste similaire dans le terrible mercato des dirigeants d’entreprise. Et quand on connaît la rémunération moyenne d’un patron de grand groupe, on comprend pourquoi ils ne veulent pas prendre ce risque. Ceux-ci ont donc tendance à s’appuyer fortement sur des outils de décision financiers qui freinent l’innovation.

Dans le cas d’une entreprise dirigée par son fondateur, en revanche, beaucoup d’entrepreneurs parviennent à garder la main sur la gouvernance de leur entreprise. Ils prennent les décisions qui comptent. En grossissant le trait, ils pourraient même dire aux marchés d’aller se faire voir sans être trop inquiétés. Ce qui veut donc dire qu’ils peuvent diriger et orchestrer leur entreprise de la manière dont ils l’entendent — et notamment prendre des décisions dont les impacts financiers ne se feront qu’à long terme.

Et le second secret de l’effet Elon Musk, c’est qu’il n’y a pas meilleur moyen de dire à ses employés : “Hey, tout va bien, vous avez le droit de faire des erreurs, d’innover et d’avoir des objectifs à long terme” que d’assumer la responsabilité envers les marchés financiers et de se comporter comme quelqu’un qui — vraiment — garde à l’esprit l’importance de l’innovation. Cela donne aux experts toute la latitude qu’il faut pour s’exprimer et faire de l’entreprise une grande réussite. Lorsqu’Elon Musk dévoile les plans à 10 ans de Tesla, il est tout autant en train de dire à ses employés qu’il leur laisse le temps de travailler dessus sans pression, mais avec ambition. Et c’est ce qui fait que toutes les initiatives qu’il dirige sont si impressionantes.

Ombre et lumière

Au final, la relation CEO-employé est basé sur un compromis. Pour que l’entreprise réussisse, les employées acceptent que la réalité soit distordue et la distribution biaisée des rôles : le CEO incarne l’entreprise, ses ambitions, et fait tout ce qu’il peut pour attirer plus d’experts et leur donner les moyens d’exprimer leurs talents ; tandis que les employés travaillent dans l’ombre conscients que ce sont eux les véritables clés du succès de l’organisation.

Il n’y a aucune honte à cela. Je dirai même qu’on peut y voir beaucoup de grandeur. Et si tu l’acceptes, tu pourrais être un grand employé de startup, par qui Elon Musk lui-même serait impressionné. Viens donc nous voir à Lion si c’est le cas ;)

--

--