Bibendum et cheval mort

Axel Regard
Cherchez le garçon
3 min readNov 9, 2019
Source : https://fourpennies.tumblr.com/post/45375761069

Je tire une dernière latte sur ma Lucky. Je l’écrase comme un remord dans le cendrier crasseux face à moi. Il commence à cailler sévère. Aujourd’hui il faisait beau, il faisait bleu. La nuit est tombée vers dix-huit heures. Sans prévenir, comme une belle vieille garce. Je me demande d’ailleurs pourquoi l’on s’échine à dire que la nuit tombe. Est-ce qu’elle s’écroule sur le jour comme si elle venait d’atteindre le souffle de l’orgasme ? Finalement, la nuit, c’est peut-être le cheval mort du jour. Peu importe, ces deux là ne font que se croiser sans cesse. C’est ainsi.

À Lille, tu trouves toujours du monde en terrasse même lorsque le baromètre pique terriblement du nez. La température frôle le négatif et je vois ces gens se marrer, picoler, se peloter sous leurs grosses doudounes qui les transforment en bibendum Michelin. Je m’imagine le peloter ce bidendum et je me marre tout seul. Je les regarde, ça les rend tellement laids cette lumière rouge. Ici, le jeu c’est de se caler le plus possible en dessous des convecteurs électriques afin de pas finir aussi glacés que leurs pintes. Du coup, ils sont moches. Ils me dégoutent un peu. Mais au moins ils ont chauds. Et puis, eux, ils ne sont pas seuls. J’hésite à les mimer mais je n’ai pas besoin de m’enlaidir un peu plus. Et puis, je n’ai plus qu’une clope au fin fond de ce paquet ratatiné. Ça fait grave chier.

La double porte s’ouvre. Je sens une vague de chaleur qui s’abat sur moi en même temps qu’un petit bonhomme, crâne rasé et virevoltant, s’avance pour me serrer la main. Il m’appelle chef et me demande comment ça va depuis le temps. Ce que je deviens. Il s’en branle comme de l’Egypte Antique de ce que je deviens. Etant donné qu’il ne sait ni qui j’étais ni qui je suis, c’est du vent tout ça. Il fait son job. Il est pas facile son job. Il me fout dans la tronche un flot de banalités, sa barbichette se balance en rythme. Je ne l’écoute pas mais je l’aime bien ce type. Vraiment. Cette poignée de main me suffit. J’aimerai lui dire qu’il n’a pas besoin d’en faire des tonnes. Oui, elle me suffit car elle me rassure. Elle me laisse à penser que j’existe encore, que l’on puisse se souvenir vaguement de moi.

Par pure politesse, je lui demande comment il va. Son sourire disparaît un court instant, ses traits se crispent, son regard s’éloigne. Je ne sais pas où il est parti durant ces quelques secondes. Il revient et bafouille un truc convenu au sujet de la météo. Je me demande si tout le monde se traîne un paquet de merde derrière la tête. Ça expliquerait pourquoi on nous dit tout le temps qu’il faut aller de l’avant. Bah ouais, t’imagines si t’as un bon gros paquet derrière la tête, genre une couche de bébé et que d’un coup tu vas plus de l’avant ? Tu te retournes et là tu te prends tout le merdier que tu traînes dans la tronche. J’en viens à me dire que c’est ça l’optimisme. Etre optimiste c’est ne plus vouloir nager dans ses propres déjections, quelles qu’elles soient.

--

--