Océane

Axel Regard
Cherchez le garçon
4 min readNov 23, 2019

Océane semble désespérée de cette discussion.
Presque autant que ses protagonistes.

Il est fou comme deux personnes peuvent se parler sans s’écouter, se parler sans se comprendre, se parler pour n’échanger que des sons qui se réverbèrent dans leurs propres conduits auditifs.

Océane en a marre des après-midis derrière le bar. Elle perd son temps. Elle gâche sa jeunesse. Elle le sait. Mais ça lui permet d’avoir son petit studio en centre-ville. Elle s’accoude au bar, elle joue maladroitement avec un briquet. La flamme s’allume, elle le repose à côté du vase, devenu réservoir à bonbons acidifiés. Elle y voit clair dans le jeu de ce blanc bec, la trentaine bien entamée, qui s’esquinte depuis leur arrivée en fin de matinée à créer du lien avec sa, semble t-il, collègue à l’accent créole des plus chantant et charmant.

Que fait donc cette femme ? Déjà plus de deux heures qu’elle raconte sa vie, qu’elle essaye de glisser des anecdotes, certes teintées de préceptes philosophiques et parfois religieux à cet homme qui ne l’écoute pas. Elle doit être terriblement seule. Et lui, qu’attend t-il avec ses réponses laconiques « ouais ouais » et sa volonté de toujours, sans subtilité aucune, vouloir ramener la discussion à lui ?« Oh moi tu sais je dois la récupérer vers 17h mais je suis large… Ça peut très bien être 17h30 voire 18h en fonction. »
En fonction ? Drôle de fin de phrase, non ?

(NB : je n’aime pas mettre en forme les dialogues alors voici pour aider à la lecture : Elle / Lui.)

- Qui est le géniteur de cet adulte ? C’est terrible, c’est terrible ! Quel est cet être froid et gelé ?
- … Et il est mort d’un cancer, il n’a jamais voulu reconnaître Maryline comme sa fille. Il a dispatché ses enfants en foyer et voilà.
- C’est fou quand même, toutes ces histoires que tu entends et qui semblent toutes droit sorties de livres ou de films. Des gens agissent comme des bateaux tauliers qui ratissent les bas fonds alentours.
- Oui c’est triste.
- Et on y perd des bouts de cœur. C’est marrant, tu vois. J’ai l’impression qu’on est de plus en plus perdu dans nos vies.
- J’étais déjà perdu quand je suis arrivé ici avec mes grands parents. Et toutes ces histoires de familles qui te touchent, à longueur de temps, c’est pesant.
- Ouais ouais… Tu vois j’ai l’impression que l’on passe notre vie à se prendre des coups, justifiés ou non, justifiables ou non. Ça crée des être humains cabossés. Comme des bagnoles en casse automobile. Et tu vois moi j’ai l’impression que je suis en plein dans cette foutue casse automobile pris entre des tenailles.

Il pose sa main sur la sienne, penche la tête en avançant vers elle. Il se prend une claque tellement tranchée qu’il manque de dégringoler de son tabouret. Il ne semble pas très bien savoir quoi faire, il veut faire le marrant en attrapant une bouteille derrière le bar. Pour indiquer qu’il va noyer son chagrin dans l’alcool, certainement. Il passe littéralement par dessus le zinc. Un bruit assourdissant s’ensuit. Personne ne comprend. Tout le monde pense qu’un pan de mobilier s’est effondré.

Océane sert des clients en terrasse, elle se précipite à l’intérieur. L’homme est allongé sur le dos derrière le bar, immobile comme une carpe. Du verre brisé jonche le sol. Il baragouine. Son amie semble à la fois gênée et figée, elle se baisse auprès de lui. Il dit que ça va, qu’il a glissé en se mettant debout sur son tabouret. Rien de grave même si c’est une cascade digne de Tom Cruise qu’il vient de réaliser. La scène est étrange, tout le monde est là mais personne ne bouge. Chaque maillon semble faire partie d’un balai, d’une danse que personne ne mène. Le cascadeur dit qu’il va bien, il se redresse. Par chance, seul son coude est ensanglanté. Putain, je l’envie. Ça fait tellement viril. Il est en nage. Brasse coulée je dirai. Il se redresse donc, guidé par son amie sur la chaise capitonnée de cuir la plus proche.

- Non mais ça va aller.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu as trop bu ?
- Ça doit être la chaleur.. Non je n’ai bu que deux verres.
- Tu vois que l’on aurait dû manger un morceau.
- Ouais ouais..

Le spectacle est des plus pitoyable. Océane se dit qu’elle n’a jamais eu droit à un cas pareil, en pleine journée, qui plus est. Finalement, l’après-midi est bien moins ennuyante que prévu. La vie restera toujours aussi imprévisible que les vagues d’un océan insondable.

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