Sous le train.

Axel Regard
Cherchez le garçon
4 min readDec 13, 2019

Il fait froid. Il est trop tôt pour que le jour accompagne cette masse de frêles petits pantins. Ils sont réglés comme des horloges. J’étais réglé comme une horloge. Finalement, c’était rassurant de l’être. Aujourd’hui, il fait froid et je ne sais pas ce que je fais là. Personne ne se regarde, le quai se voit éclairé par un halo ‘Androïd iOs’. De toute façon plus rien ne compte à part Pinterest, Instagram et consorts. Il y a des ombres sur les visages, des écrans se reflètent sur les verres de lunettes embués. Personne ne me regarde. Personne ne me voit. Je me surprends presque chaque matin à compter. Comme si j’allais planifier un braquage de banque. Mais je suis loin du grand banditisme. Je calcule les secondes qui me séparent du TER. Celles qui donneraient un timing parfait à ma chute du quai avec aucune chance d’y remonter.

Quand les phares dépassent le buisson à la sortie du virage, je compte environ vingt secondes. Je vois des visages dans ma tête endolorie. J’imagine ceux que je laisserais. Je me demande si ce n’est pas la meilleure chose à faire pour eux. S’ils savaient. Qui je suis. Comme je regrette d’être là. Finalement, je grimpe dans ce train et sa chaleur réconfortante. Simplement car je ne suis pas un garçon courageux.

Un nouveau matin. Toujours le même à peu de choses près. Aujourd’hui, le sol est givré, figé. « Attention à ne pas glisser » a asséné la sage femme à la mienne ce week-end. C’est beau tout ce blanc. Enfin, c’est pas comme la neige. C’est un blanc vaporeux, quelque chose de léger et très gracieux. Le givre, c’est la morsure du froid. Et cette mâchoire sur ma peau me fait me sentir vivant. C’est beau mais une fois de retour sur ce satané quai, rien ne change. Malgré la profusion de doudounes et l’impossibilité de pianoter sur son smartphone, du fait des doigts gelés, la masse zombifiée est éteinte.

Les conditions climatiques. Elles peuvent tout changer. Mon calcul n’est peut-être plus suffisamment juste pour parvenir à mes fins, ma fin. Je vais devoir compter à nouveau. C’est quand même dingue que les trains puissent flotter comme ça sur les rails, malgré le gel, et ce sans tanguer. J’aimerai beaucoup être un train. Être droit, ne jamais déraper. Tracer une ligne entre un départ et une arrivée sans jamais laisser la place au doute. Filer droit tout bêtement. Je donnerai tout pour être un train. J’opterai pour un train touristique.

Je me souviens d’un été dans le sud. Oui, les gens du Nord disent qu’ils vont en vacances « dans le sud ». C’est comme ça. Ça sonne bien. J’étais monté à bord du train des Pignes, que mon frangin s’amusait à appeler « train des Pines ». Désolé, je ne suis pas le seul mec plein de finesse dans la famille. Bref, c’était fin juillet. Quelques mois plus tard, un énorme rocher s’est écrasé sur le même train. Deux morts. Question de timing certainement.

En tout cas, c’était beau, un train virevoltant dans la nature encore préservée. Je l’ai emprunté pour me rendre au mariage de mon cousin. D’ailleurs, je ne peux m’empêcher de penser à son petit frère. C’était plus qu’un cousin pour moi, un frère, un ami, un confident, presque mon idole quand j’étais gamin. Je voulais lui ressembler à mon cousin. Il m’a tout expliqué, des prémices de l’écriture créative à celle la meilleure façon de marcher un verre à la main.

Et puis il est tombé du quai. Vraiment. Façon de dire qu’il a tenté de nous quitter, de se quitter lui même sans succès. Le cocktail médicamenteux devait plutôt être un TER qu’un TGV et rien n’a été assez vite. Ils l’ont ramené. Mais il n’est jamais vraiment revenu. Comme si l’échec de la mort sur sa vie l’avait totalement anéanti. Nous avons échappé à un enterrement automnal, aux pleurs de la famille et des amis. Mais finalement, il ne reste qu’une coquille vide de toute trace de vie. J’en conclu qu’il ne faut absolument pas se rater. Le calcul doit être parfait. Il fait toujours aussi froid. Le train n’arrive pas. Peut-être qu’il a tangué, qu’il a perdu le nord lui aussi.

Tiens, j’ai jamais fait gaffe à ce lamentable morceau de ficelle sur cette toute aussi lamentable rambarde occupant à peine deux mètres du quai. Quel intérêt ? Peut-être que des gens payés pour ça se sont dit qu’il serait bon de poser cette rambarde, à cet endroit précis. Un comité scientifique a repéré une faille dans l’espace temps, tunnel entre dimensions. Si c’est le cas, c’est de là que je dois plonger. Ce qui signifie que je dois refaire l’ensemble de mes calculs… Et ça, ça m’emmerde vraiment. Il est tout effiloché ce bout de ficelle, comme si on l’avait trituré mais pas assez pour qu’il soit libéré. Peut-être qu’un bout de ficelle, ça ne supporte pas d’être noué. Peut-être que je suis ce bout de ficelle. Restons de ce côté de la rambarde dans ce cas.

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