Appliquer l’agilité à l’impression 3D

Nicolas LINARD
Just-Tech-IT
Published in
13 min readMay 24, 2023

En appliquant ma culture de l’agilité dans un projet personnel, j’ai réussi à rationaliser le coût et le temps de production pour créer un objet en impression 3D en fonction de mes besoins. Je vous raconte comment j’ai fait.

Photo by Kadir Celep on Unsplash

L’agilité fait partie de ma culture depuis mes études universitaires il y a une quinzaine d’années. Curieusement, j’ai rarement rencontré des situations personnelles où ces connaissances m’ont aidé car l’envergure des projets que je menais en dehors de mon travail ne s’y prêtait quasiment jamais… Jusqu’à aujourd’hui.

Il y a 3 ans je me suis lancé dans l’impression 3D. L’immense majorité des objets que j’ai pu imprimer jusque là étaient constitués d’assez peu de pièces. Des œuvres uniques en somme. Puis, en ce début d’année je suis tombé sur ce Kickstarter: https://www.kickstarter.com/projects/gutshotgames/stagetop-the-3d-printed-gaming-table

credit: Gun Shot Games

En amateur de jeux de société c’est l’accessoire ultime! Pourtant des solutions toutes prêtes existent : des tables similaires en kit, ou des tables complètes avec plateau intégrées. Mais elles ne m’intéressaient pas. Ce qui m’a séduit dans ce projet est son aspect personnalisable à outrance, l’écosystème qu’il pourrait devenir (et qu’il devient), et le fait que je vais pouvoir construire ce projet moi-même.

Problème: comment passer d’un mode de production de pièces uniques à un «projet industriel»? Comment minimiser le temps de production pour «réceptionner» le produit dans un délai raisonnable? Disons… un mois : le même temps que pour une commande sur Wish, par exemple.

C’est là que je me suis dit que j’allais faire comme ce que je fais avec mes projets professionnels: utiliser les fondamentaux des méthodes agiles pour piloter la production.

Listons d’abord les moyens:

  • 1 imprimante 3D
  • Pas de stocks de filament

Mince, c’est pas idéal.

Heureusement, je peux utiliser mon slicer (prononcer “slaïseur”) pour estimer le temps et le coût de chaque pièce. Un slicer, c’est un logiciel qui prend un modèle 3D en entrée pour en sortir un fichier GCode: une liste d’instructions que l’imprimante va executer en séquence. Quand j’effectue cette opération de traitement du modèle, le slicer prendra en compte les caractéristiques de l’imprimante ainsi que celui du matériau utilisé pour générer chaque commande à envoyer. Il est aussi capable de calculer une estimation du temps que prendra une impression ainsi que la matière consommée.

Sauf que… j’ai une trentaine de pièces et options différente. Je ne sais pas exactement ce que je veux parmi les choix proposés. Et préparer chaque fichier GCode pour chaque impression prend beaucoup de temps.

Je sais juste que:

  • Il y aura plusieurs matériaux à gérer: du PLA Gris pour la base, du PETG pour les éléments qui ont besoin d’un peu de flexibilité, peut-être du TPU pour faire des protections contre les chocs, et éventuellement du PLA mélangé à du bois pour des finitions un peu plus authentique.
    Pour résumer ces matériaux en quelques mots… Le PLA c’est de l’amidon de maïs; c’est pas cher et assez solide, mais cassant. Le PETG, c’est de la bouteille plastique (en gros); c’est un peu plus cher que le PLA et un poil plus resistant. Le TPU, c’est un filament presque aussi flexible que de la gomme ou du caoutchouc.
    Pour plus d’information sur les matériaux imprimables: https://help.prusa3d.com/fr/materials
  • Le coût de chaque filament varie entre 20€/kg pour le PLA Gris, à 35€/kg pour le PLA Bois. Il faudra donc choisir le bon matériau pour la bonne pièce et éviter les gaspi (ne pas imprimer une pièce qui ne sera pas utilisée).
  • Le temps d’impression de chaque pièce est généralement long: un socle prend 7h. Si ce socle prend tout le plateau d’impression, je ne peux pas imprimer plusieurs pièces. Je dois donc gérer la parallélisation de l’impression des pièces.
  • Le temps d’impression varie aussi en fonction de l’épaisseur du petit boudin de matière qui sort de la buse (imaginez un tube de dentifrice qu’on presse sur sa brosse). Pour optimiser le temps d’impression tout en gardant un niveau de finesse assez élevé, j’utilise une buse de 0,6 mm de largeur (contre 0,4 mm en standard) pour une épaisseur de couche de 0,2 mm. Il est aussi possible de faire varier l’épaisseur de chaque couche. Ainsi sur certaines pièces j’ai prévu de tester 0,4mm d’épaisseur de couche sur les parties les plus grossière pour descendre à 0,15mm pour les détails. Si je voulais imprimer plus grossier, je perdrai la fidélité. Si je privilégie le détail, je perd beaucoup de temps. Tout est question d’équilibre. J’ai pas une imprimante qui me permet d’imprimer rapidement et finement.
  • Imprimer plusieurs pièces d’un coup, c’est aussi s’exposer à râter la totalité du plateau et donc générer de la perte (de temps et de matière). Il est donc important de bien calibrer l’imprimante en fonction du matériau et de tester les impressions successives. De manière générale l’imprimante est fiable, mais le contrôle qualité permet de s’assurer qu’il n’y aura pas de soucis avec la prochaine fournée.

Comme je disais, vu que je ne sais pas EXACTEMENT quelles pièces il me faudra, faisons un inventaire grosse maille du minimum nécessaire pour pouvoir jouer avec une table.

Commençont par les dimensions générales: au lieu de faire une table carré de 2x2 qui je sais va être trop petite, je vais partir sur une table de 2x3. L’unité étant la tuile utilisée pour le socle. Elle fait 20cm carré. Je sais que ma V1 prendra un tout petit plus de temps d’impression qu’un MVP (Minimum Viable Product), mais au moins elle est d’avantage utilisable.

Il me faudra un rail autour de ce socle. J’ai le choix entre “standard”, “elite”, “tavern”, “sci-fi”, “stronghold”: ça fait trop de choix inutile pour le moment, donc je reporte la décision du style à plus tard. Je sais juste qu’il me faudra 10 pièces soit 4 coins, et 6 rails droit.

Il me faudra un pied par tuile socle. Donc 6. Je pourrai accepter 4, mais 6 c’est pour la solidité de l’ensemble. Là encore j’ai le choix dans les thèmes précédemment cités. Est-ce que je dois garder le même style entre les rails et les pieds? Est-ce que je dois choisir avant de commencer à imprimer les premières pièces? Absolument pas. Là encore, je reporte ces décisions à plus tard.

Les tampons flexibles sur les pieds? C’est pas une pièce importante pour jouer, je peux les imprimer plus tard, sur la V2.

Il faudra imprimer des pièces pour maintenir l’ensemble, les locks. Ils sont de 2 types et ne devront pas être imprimés en PLA car c’est un plastique trop cassant quand soumis à des contraintes physiques fortes. Le PETG semble le candidat idéal pour cet usage. Il est un peut plus difficile à imprimer mais il offre une certaine flexibilité que n’offre pas le PLA.

Je ne sais pas combien exactement combien de locks il me faudra, et j’ai la flemme de compter. Vu qu’il s’agit de pièces permettant de verrouiller la structure, je testerai avec peu de pièces au début, et je verrai en fonction des résultats ce que je dois ajuster.

Et pour terminer, la surface de jeu. Là ça se complique, en plus des thèmes j’ai aussi différente forme pour remplir la surface. J’ai encore moins d’idée de ce que j’ai envie de faire. Je ne sais même pas si opter pour une finition bois c’est une bonne idée. J’associe cette production à la priorité la plus faible.

Voilà la totalité des pièces possible du projet. Surface d’impression en noir pour l’échelle.

Voilà, on peut déjà voir qu’en peu d’efforts on peut estimer l’envergure du projet. Je n’ai pas parlé de temps de réalisation précis car il existe entre trop d’inconnues à ce stade. Je n’ai pas une idée précise non plus du nombre de pièces à imprimer ni si je peux produire plusieurs pièce en une seule fois ou si le risque est trop grand. Est-ce que c’est grave à ce stade? Non, car j’aurai besoin de tester l’assemblage à mesure des livraisons. Au moindre problème j’ajusterai.

Alors… j’ai quand même utilisé mon experience pour privilégier certains matériaux en fonction de certains usage. Si je n’avais pas eu ce niveau d’expertise, est-ce que ça aurait été grave? Non, le PLA de base suffit pour tout faire. Les choix de changer de matériaux permet simplement de faire basculer le projet “bien” à “mieux”.

Pour la commande de matière, si je fais un rapide calcul avec les pièces les plus prioritaire je vois que

  • chaque tuile socle fera 150g soit 900g de PLA Gris
  • si je slice le rail le plus cher, je vois rapidement qu’il me faudra 900g de plus pour faire ces rails.
  • idem pour les pieds, et c’est 480g de plus qui seront nécessaire.
  • pour les locks, pas besoin de calculs savants, je vois au doigt mouillé qu’une bobine d’1 kg suffira à tout faire.
  • reste la surface de jeu… je verrai avec un échantillon de ce qui me reste…

En 3 bobines de 1kg de PLA Gris, 1 bobine de 1kg de PETG, et 1kg de PLA spécial pour la surface, voilà le coût en matière résolu à grosse maille. Je sais déjà que j’aurai difficilement besoin de plus, et si je devais ajuster ces quantités, j’en saurais plus quand les premières pièces sortiront de la machine.

Le coût en matière du projet est estimé. Je passe commande.

Voilà en gros ce que j’avais en tête pour mon premier inventaire…

Le filament est arrivé, je procède à la production de la première pièce de socle: 7h pour une pièce qui occupe la totalité de la surface d’impression. C’est long mais j’ai pas le choix, je n’ai pas de 2e imprimante (et pas le budget pour en acheter une 2e pour soulager celle ci).

Malgré les dimensions aux limites de ma machine qui aurait pu favoriser les défauts d’impression, cette première pièce sort impeccablement bien. Ainsi je peux valider la qualité de conception du modèle qui tient compte de toutes les contrainte d’une imprimante. Je procède donc à la production d’une deuxième tuile avec les mêmes paramètres.

Les pièces du socle peuvent s’empiler pour faciliter le rangement

Avec deux pièces de socle, je peux maintenant valider la façon dont elle s’emboitent pour constituer la base. Mais tenir les pièces à la main, c’est pratique mais pas réaliste. Il me faut au moins 2 locks pour vérifier ce nouvel assemblage.

Je change de matière et continue avec la fabrication de seulement 2 locks. Ces derniers sont rapides à imprimer et en l’espace d’un heure pour la paire, je me retrouve avec le minimum de pièces pour tester la conception.

Il faut aussi calibrer les nouveaux filaments utilisés. Ici c’est une “Temperature Tower”.

Le PETG étant un peu plus compliqué à calibrer, les quelques défauts de ces nouvelles pièces sont faciles à corriger: un coup de cutter par ci par là. Un peu de ponçage à la lime et le tour est joué.

L’intégration avec le socle en PLA se fait avec une facilité déconcertante. Je teste aussi la solidité en tentant de tordre légèrement l’ensemble. Rien ne semble céder. Je valide donc cette première étape. Ainsi je sais aussi qu’en 15h d’impression j’ai une paire de pièces pour le socle et une paire de locks pour vérouiller ce sous-ensemble. Il me faudra donc 30h de plus minimum pour terminer le socle.

Un lock en PETG avec deux socles en PLA

J’en profite aussi pour mesurer le poids de filament consommé pour m’assurer que le slicer avait correctement prédit la quantité de matière nécessaire. Les valeurs sont proches. Avec la commande initiale de filament, je confirme que ça devrait le faire.

Je continue donc mon projet en enchainant ainsi une étape de production avec une étape de test et de contrôle qualité, et je révise mon estimation en fonction de ce qui a été produit.

Pendant que les pièces constituant le socle sont en cours de fabrication, j’essaye de me projeter sur les thèmes à adopter pour les rails et les pieds. J’avais dit plus tôt que je reportais ces choix, mais à un moment il faut les faire.

Restons pragmatique: les pieds n’étant pas forcément visible, on va rester sur les modèles les plus simples. Quant aux rails, parmi les choix possibles, seuls les rails “elite” proposent plusieurs fonctions comme la possibilité de tenir des cartes ou des pions. Leur inconvénient étant qu’ils sont plus cher à produire car en 2 parties. En les comparant au temps de production des rails les plus basique, c’est une petite perte de temps et de matériaux, mais ils sont plus proche de l’objectif idéal que je m’étais fixé. Allez! Soyons fous, je prend le risque.

A ce stade je peux tester l’ensemble avec un jeu. Même si le projet n’est pas terminé.

A mesure que la fabrication progresse, je vois que j’avance plus vite que prévu sur la base, et arrive aussi vite au choix de la surface d’impression.

Pour donner une idée de la difficulté de ce choix, c’est comme si on devait résoudre un Tetris. Pour couvrir les 6 tuiles de bases, on a:

  • Des plaques pleines (full)
  • Des plaques recouvrant la moitié (half)
  • Des plaques recouvrant un quart (quarter)
  • Des plaques en forme de L

A cela s’ajoute la possibilité d’avoir des carreaux plus ou moins fins, ou des finitions pierre et bois.

Avoir autant d’options c’est top pour la personnalisation de l’expérience. Mais imprimer la totalité des options est encore une fois hors de propos. Pourquoi ne pas imprimer 6 plaques pleines? Question de goût, ça répond au besoin minimal, mais je n’apprécie pas le rendu. Sans compter que cette option s’oppose à la promesse de modularité… La modularité, c’est ça! C’est ça la motivation pour tout ce projet. Essayons plutôt de trouver un assemblage à la fois esthétique et modulaire.

Au final, j’opte pour une disposition de demi plaques à la façon d’un parquet. Et en pariant sur le PLA Bois pour la finition, je sais que je peux avoir une surface à la fois plaisante à regarder et fonctionnelle.

Je continue de tester les dispositions à mesure que les planchettes arrivent.

Voilà, en relisant chaque étape, on peut constater que toutes mes décisions ont été motivées par:

  • Une priorisation des prochaines pièces à construire pour tester au plus vite l’assemblage
  • Une estimation du temps et du coût de production en tenant compte des risques d’echec à chaque pièce produite.
  • Une ré-estimation et une repriorisation constante en fonction de l’avancement et des décisions restant à dérisquer.
  • Si un défaut survenait, j’estime l’effort de rattrapage pour juger la nécessiter de réimprimer la pièce ou non.

En gros, j’estime, je priorise, je contrôle, je mesure et j’itère.

Finalement, du mois de travail que j’avais prévu, il n’aura fallu que 15 jours pour fabriquer la V1. 15 jours d’impression uniquement le jour, donc pas d’impression 24h/24, 7j/7. C’est à la fois beaucoup et peu.

Beaucoup car par rapport à un achat sur Amazon ou Wish, il a fallut solliciter un outil de production pour un seul projet à domicile. Par rapport à tous mes projets précédents, c’est de loin celui qui cumule le plus de temps d’impression au total. Le précédent record étant de 60h pour une maquette d’un Land Rover (soit 6 plateaux pour 10h par plateau).

Et peu car en pilotant l’enchainement de la fabrication de mes pièces ainsi, j’ai pu optimiser chaque batch. En fonction des paramétrages d’un batch, je décidais si oui ou non il fallait ajuster tel ou tel réglage comme par exemple remplir ou non une pièce, et avec quel taux que celui par défaut. En fonction des erreurs commises, je décidais comment je pouvais rattraper les surfaces, et si c’était nécessaire de le faire.

On pourra argumenter le fait qu’il s’agit d’un projet loin d’une qualité industrielle en terme de fabrication. C’est le défaut de l’impression 3D domestique, ça n’égalera jamais la qualité d’un objet en plastique moulé. Cependant, quand le projet est piloté par le besoin minimal, les coûts de production s’en retrouvent amoindri car on cherche au plus tôt à limiter le temps perdu à produire des pièces inutiles. Et pourtant, il y a eu des “extras” comme les rails un peu plus premium.

Il reste maintenant à imprimer les accessoires et rangements (inutiles pour cette V1). Il reste du temps pour ça. Beaucoup de temps et de filament pour faire la prochaine itération…

Post Scriptum: maintenant que je peux profiter de la V1, je continue avec une nouvelle itération. Une nouvelle fois, j’ai priorisé les accessoires que je souhaitais voir arriver au plus vite comme les tampons en TPU pour les pieds, et les rangements de pièces sur le plateau.

Et ainsi je continue à tester à mesure que les nouvelles pièces arrivent.

--

--

Nicolas LINARD
Just-Tech-IT

Senior Mobile App Developer, EUC commuting expert, 3D printing enthusiast