UX & agilité : les promesses de l’ombre ?

Image tirée de l’affiche du film Les promesses de l’ombre de David Cronenberg (2007)

À peine libéré des approches projets techno-centrées, le design est “challengé” sur la nature même de sa démarche, pour “fluidifier le workflow” avec les développeurs. Agile UX, Lean UX, design sprint (en 5 jours), quelles que soient les nuances (et les combinaisons) de ces approches, agences, start-ups et grands groupes ont disséminé largement les “process” et la philosophie du développement logiciel. Une stratégie pour domestiquer l’UX ?

Approche agile : principes et valeurs

L’approche agile, c’est

« une approche itérative et incrémentale, menée dans un esprit collaboratif, avec juste ce qu’il faut de formalisme. Elle génère un produit de haute qualité tout en prenant en compte l’évolution des besoins des clients. »

Par opposition à la conduite de projet traditionnelle, « en cascade » ou « en V » (fondée sur des activités séquentielles : on recueille les besoins, on définit le produit, on le développe, puis on le teste avant de livrer au client), l’agilité travaille sur des cycles courts, avec un formalisme léger et l’acceptation du changement en cours de projet.

Le mouvement agile est né au début des années 2000 aux États-Unis. 17 experts en développement logiciels ont défini ensemble un socle commun de bonnes pratiques et de valeurs, matérialisé notamment dans un Manifeste pour le développement logiciel agile.
Les valeurs agiles sont a priori compatibles avec la pensée design :

Les individus et leurs interactions avant les processus et les outils
Des fonctionnalités opérationnelles avant la documentation
Collaboration avec le client plutôt que contractualisation des relations
Acceptation du changement plutôt que conformité aux plans

Il existe plusieurs méthodes agiles, les plus connues étant lean (ayant son origine chez Toyota dans les années 1950) et Scrum (qui trouve ses racines dans un article paru dans la Harvard Business Review [Takeuchi et Nonaka] en 1986).

L’émergence de Lean UX

Dans l’ouvrage Lean UX (2013), Jeff Gothelf et Josh Seiden appliquent l’approche agile à l’expérience utilisateur. Dans le “pourquoi” du livre, les auteurs clament l’importance d’adapter la démarche design aux “nouveaux défis” post-industriels et la réalité du raccourcissement des cycles de développement des produits digitaux. On ne peut plus tout penser en amont et il faut être a contrario “collaboratif” et “tranversal”.

Les principes du lean UX s’appuient sur :

  1. Des équipes transverses, rassemblant des développeurs, des chefs de projet, des marketeurs, des designers d’interface et des UX.
  2. Des équipes réduites et dédiées (10 collaborateurs maximum)
  3. Des résultats et pas des livrables
  4. Des équipes concentrées sur la résolution de problématiques précises
  5. Des ressources limitées et donc une efficience absolue
  6. De petites unités de travail
  7. Des itérations continues avec les utilisateurs
  8. Un travail mené sur le terrain
  9. Une vision du projet bien partagée au sein de l’équipe
  10. L’abandon de la production de livrables (“getting out of the deliverables business”)
  11. etc.

La suite de l’ouvrage consiste essentiellement à revisiter des méthodologies de design déjà établies (le prototypage rapide, le co-design, la recherche utilisateur, les ateliers…).

Sur le site de UX Pin, on trouve aussi maints livres blancs PDF pour sauter le pas vers l’approche agile : un guide de survie, un mode opératoire et des retours d’expérience.

“Make UX and Agile work together”

On peut toutefois dresser le constat global que l’agilité ne tient pas toutes ses promesses (ni ses principes) dans la réalité des projets digitaux, Page Laubheimer (Nielsen Norman Group) l’explicite avec clarté : l’agilité et l’UX, ce n’est pas facile. Les principales difficultés que l’on peut énoncer :

— Les approches agiles sont centrées sur les développeurs et ne prennent pas en compte le temps, les ressources et le travail de recherche à mobiliser dans la démarche UX
— La pression sur les délais est considérable (et irréaliste) pour créer, tester, affiner et livrer les prototypes, alors que la conception centrée sur l’utilisateur ne dispose pas toujours du recul nécessaire
— La démarche agile rend difficile l’émergence d’une vision globale du projet et le contrôle de la cohérence des principes de design (entre les canaux, notamment)

Et quelques facteurs clés de succès pour une bonne articulation de l’UX et de l’agilité :
— Un management conscient de la valeur de l’UX
— Une posture volontariste de l’équipe UX (capable d’exposer les autres membres de l’équipe à la « voix » des utilisateurs)
— Une flexibilité du process agile envers l’UX (pour éviter l’écueil du dogmatisme)
— Des équipes mélangeant développeurs et UX designers, pour travailler en proximité

Dans la pratique, l’agilité n’est pas toujours bien implémentée dans les projets, surtout en agence : le travail ne s’effectue pas en proximité pour diverses raisons (équipes de développement à distance, sous-traitance des développements), les équipes ne sont pas dédiées au projet (elles travaillent en réalité sur une dizaine de projets en parallèle), la qualité finale n’est pas différente d’un projet classique, si bien que les bénéfices de l’agilité ne sont pas pleinement perceptibles.

Personnellement, j’ai collaboré au sein de nombreux projets agiles, dont tous m’ont déçu : le backlog n’arrive toujours pas 1 mois après le lancement du projet, la communication est inexistante, le projet n’avance pas et l’agilité se résume à changer le statut des tickets dans Jira et à les commenter, le projet met finalement deux fois plus de temps à aboutir qu’en cycle classique… le tout servi par une qualité médiocre. Ce ne sont pas des états d’âme mais des constats factuels sur la réalité de projets “agiles” (en agence). La faute ne va pas tant au product owner et aux autres acteurs du projet qu’aux difficultés organisationnelles.
L’un des principaux facteurs de risque de l’approche agile, c’est de caricaturer et de dénaturer la démarche design. Explicite ou implicite, la principale source de valeur de l’approche agile est sa capacité à mobiliser ensemble, dans le même effort, designers et développeurs. Il ne s’agit pas seulement de mesurer les implications UX de l’agilité du projet, mais de trouver les axes de convergence. Pour cela, il faut être en mesure de mettre en place les conditions adéquates et la bonne organisation interne, afin de rendre tangibles les promesses de l’approche agile.

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