De l’importance du clivage en politique

Nicolas Colin
L’Âge de la multitude
4 min readApr 8, 2015

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“Never before in all our history have these forces been so united against one candidate as they stand today. They are unanimous in their hate for me
— and I welcome their hatred.” (FDR, 1936)

Aux départementales, le 29 mars dernier, la France a viré à droite. En conséquence, les dirigeants politiques de gauche nous expliquent (en substance) qu’ils ont bien raison de mener une politique de droite.

Ce n’est pas la première fois, depuis 10 jours, que je vois passer cette idée absurde, “Puisque les Français ont voté à droite, la gauche a bien raison de penser et d’agir comme la droite”. Quelques idées sur pourquoi c’est absurde :

1/ Les Américains ont voté deux fois pour George W. Bush alors que tous les sondages portant sur leurs positions politiques montraient qu’ils étaient majoritairement en désaccord avec lui sur à peu près tous les sujets => ce qui était apprécié chez George W. Bush n’était pas son idéologie, mais la constance et la clarté de ses positions : au moins on savait ce qu’il pensait.

2/ La force d’un grand politique, c’est sa capacité à se défendre. Voyant ça, les électeurs se disent “il défendra le pays comme il se défend lui-même”. Il n’y a rien de mieux, pour faire valoir cette capacité à se défendre, que de dresser un adversaire contre soi => le clivage est un puissant levier pour gagner des élections ; le laisser s’effacer est une erreur stratégique.

3/ Quand l’économie va mal (et elle est rarement allée moins bien) et que les deux camps ont des positions similaires sur les grands sujets (en gros, ils sont pour “maintenir le cap des réformes”), alors on vote pour l’opposition => que celle-ci soit de droite en l’occurrence ne signifie pas que les Français sont plus de droite que de gauche.

4/ La crise actuelle vient de l’aveuglement de nos dirigeants face à un changement de paradigme. Comme à l’époque décrite par Karl Polanyi dans La Grande transformation, les catégories héritées du passé sont inopérantes pour éclairer les choix collectifs => le rejet du pouvoir et la montée aux extrêmes sont la réponse spontanée à cette lacune.

5/ Les électeurs n’ont que faire de l’opposition entre la gauche du passé et la droite du passé. Ce qu’ils attendent, c’est un débat dans lequel ils reconnaissent leur vie quotidienne => le premier des deux camps qui prendra des positions en phase avec ça imposera, à son profit, une ligne de clivage appelée à structurer la vie politique pendant des décennies.

6/ C’est une confusion fréquente, dans le monde de l’économie numérique, que de confondre “data-driven strategy” avec la soumission du dirigeant à ses clients (ou à ses électeurs en l’occurrence) => être “data-driven”, c’est mesurer et comprendre ce qui se passe et l’exploiter au service de sa stratégie — surtout pas changer de pied au gré des humeurs de l’opinion.

7/ Dans tous les pays où la gauche s’est confondue avec la droite, renonçant à des lignes de clivage sur les questions économiques et sociales, elle en est sortie en charpie et durablement incapable de gouverner à nouveau => c’est le cas en Espagne (merci Zapatero), en Allemagne (merci Schröder, coup de génie ces “réformes”), en Italie (merci Prodi) et même au Royaume-Uni.

8/ A l’inverse, Obama a rétabli, solidement et durablement, une ligne de clivage avec le Parti républicain en menant jusqu’au bout la mise en place d’une assurance maladie universelle => aux Etats-Unis, le fossé entre la gauche et la droite est plus béant que jamais et c’est là la meilleure chance, pour les démocrates, de gagner des élections pendant 30 ans.

(Le texte ci-dessus a été adapté d’un court billet posté sur Facebook.
Voir aussi
cet autre billet.)

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Sur le clivage en politique, je vous encourage à lire cet article de Noam Scheiber dans The New Republic, l’une des grandes leçons politiques que j’ai apprises ces dernières années.

On trouve la même leçon dans les Evangiles : “Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter, non la paix, mais l’épée : je suis venu mettre le fils contre son père, la fille contre sa mère, et la belle-fille contre sa belle-mère : on aura pour ennemis, les gens de sa propre maison. Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi.” (Matthieu, 10:34)

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Nicolas Colin
L’Âge de la multitude

Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.