Jeremy Corbyn,
ou l’économie politique de la transition

Nicolas Colin
L’Âge de la multitude
17 min readSep 14, 2015

Jeremy Corbyn est un signal d’alarme lancé par les électeurs à leurs dirigeants : réalisez-vous que le monde a changé et que les défis d’aujourd’hui appellent une politique radicale ?

Lorsque j’ai découvert Jeremy Corbyn, qui vient d’être triomphalement élu à la tête du Labour, mon premier réflexe a été de le comparer à Michael Foot, figure historique de l’aile gauche du parti travailliste. Intellectuel marxiste, orateur passionné et Leader de l’opposition à Margaret Thatcher à partir de 1979, Michael Foot a été l’artisan en 1983 de la plus cinglante défaite du parti travailliste dans l’histoire électorale des dernières décennies. Perdant 60 députés, les travaillistes avaient même failli être relégués en troisième position derrière l’éphémère parti social-démocrate. Se doter d’un Leader issu de son aile gauche était une erreur, disait-on, que le Labour ne répéterait plus jamais.

L’éloquence passionnée de Michael Foot, disparu en 2010 à l’âge de 96 ans

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L’exemple de Michael Foot est éloquent, mais je crois qu’un point de comparaison plus juste nous vient des États-Unis : George McGovern, candidat démocrate à l’élection présidentielle de 1972. George McGovern est certes loin d’être un communiste / pacifiste / végétarien comme l’est Jeremy Corbyn. Ancien pilote de bombardier pendant la Seconde Guerre mondiale, il était sénateur du Dakota du Sud, un Etat rural et conservateur. Mais la similitude est néanmoins frappante.

George McGovern, disparu en 2012 à l’âge de 90 ans, vétéran de l’US Air Force et élu d’un Etat conservateur

Même contexte d’abord : George McGovern, comme Jeremy Corbyn, a remporté l’investiture démocrate dans un contexte de crise morale et politique. Malgré un bilan exceptionnel des administrations Kennedy et Johnson sur le front des politiques économiques et sociales (= bilan de Tony Blair et Gordon Brown), les dirigeants du parti démocrate étaient à l’époque discrédités par l’héritage de la guerre du Vietnam (= la guerre en Irak). En dépit d’une campagne courageuse, le vice-président Hubert Humphrey, candidat à l’élection présidentielle de 1968, avait échoué à l’emporter dans la continuité de cet héritage (= défaite d’Ed Miliband). Il fallait donc rompre, essayer autre chose, changer radicalement d’orientation et de personnel politique. C’est pour accomplir cette mission que George McGovern a été désigné candidat pour affronter Richard Nixon en 1972 — et probablement pour la même raison que Jeremy Corbyn vient de créer la surprise au Royaume-Uni.

George McGovern (au centre), accueilli dans l’Arkansas par un jeune homme prometteur (Bill Clinton, à gauche)

Une autre similitude est la révolte de la base contre le sommet. Tout comme Jeremy Corbyn, George McGovern a été désigné par la base contre l’establishment du Parti. C’est en 1972 que le candidat démocrate à l’élection présidentielle a été pour la première fois désigné au terme de primaires largement ouvertes aux électeurs ordinaires. On n’est jamais mieux servi que par soi-même : l’instauration de ces primaires ouvertes était un processus inspiré par McGovern lui-même suite au déroulement tumultueux de la convention démocrate de 1968, avec pour finalité de sortir le processus de désignation du candidat des griffes des dirigeants du Parti. La première fois, un tel système donne la prime aux plus activistes et aux plus radicaux. Ce n’est qu’après plusieurs itérations que la courbe d’expérience commence a jouer et que tous les candidats, même les plus modérés, apprennent à faire campagne dans ce système nouveau. Pour cette première fois, un candidat initié et radical comme George McGovern avait l’avantage : il l’a donc emporté aisément.

David Cameron doit se réjouir par avance d’une campagne facile face à Jeremy Corbyn

La suite de l’histoire est connue. McGovern a connu une défaite humiliante face au président sortant Richard Nixon , qui l’a emporté dans 49 Etats sur 50 ! (C’est ce même sort funeste que connaîtra probablement Jeremy Corbyn dans quelques années face à David Cameron (ou Boris Johnson) — s’il n’est pas démis d’ici là par ses pairs du parti travailliste, comme Nicola Murray dans The Thick of It.) Mais l’élection de 1972 a malgré tout été vertueuse pour les démocrates car elle a été une sorte d’électrochoc, ou plutôt de purge : elle les a obligés à revisiter en profondeur leur identité, leurs valeurs, leur rapport à l’électorat et leur façon de gouverner.

Ce qui est intéressant, autrement dit, n’est pas la désignation et la défaite de McGovern en tant que telles, mais la succession des événements que cette défaite a déclenchés pendant les deux décennies suivantes.

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Une purge est nécessaire en 1972 parce qu’il s’agit d’une année charnière — à tous points de vue. Politiquement, la tension est à l’époque devenue intenable entre les valeurs conservatrices des classes moyennes des suburbs et la volonté d’émancipation individuelle des jeunes générations, affirmée non sans violence en 1968. L’economie internationale prend elle aussi un tour radicalement différent : l’année précédente, les pouvoirs publics américains ont décidé de laisser flotter le dollar, ouvrant un nouveau chapitre de la mondialisation. Surtout, la façon de produire et de consommer commence à changer elle aussi : 1972 est une année où les syndicats américains, même s’ils obtiennent encore des concessions (qui vont durablement handicaper la compétitivité des entreprises américaines), entament une longue période de déclin, qui va affecter la classe moyenne dans son ensemble ; l’année suivante, le premier choc pétrolier va décupler le prix de l’énergie et ouvrir une longue et difficile nouvelle phase, la stagflation.

1972, année de transition, la veille d’une longue crise économique

Pour faire court, 1972 est une année qui consacre l’entrée en crise du paradigme de la production et de la consommation de masse. Avec cette crise naissante, les dirigeants politiques perdent leurs repères et les démocrates ne parviennent plus à préserver leurs liens avec leur base traditionnelle, en particulier les électeurs des classes moyennes. Une profonde rénovation est nécessaire. Une relève du personnel politique est indispensable. Après la purge de 1972, le parti démocrate va donc chercher à se réinventer pour tenir compte de cette nouvelle donne. Il s’y reprendra à quatre reprises avant de trouver la bonne formule.

Jimmy Carter, échouant à communiquer sa vision centriste aux élus démocrates du Congrès

La première étape est l’élection de Jimmy Carter à la présidence des Etats-Unis. Loin d’être le gauchiste que l’histoire a retenu, Jimmy Carter est au contraire un centriste hors norme. En dehors de deux ans passés comme gouverneur de l’Etat de Géorgie, sa principale expérience est la direction de l’exploitation agricole familiale. Défendant des valeurs de rectitude morale et d’humilité, il ambitionne de moderniser la gestion publique en instaurant une culture de la performance et en appliquant au sein de l’administration les méthodes issues du secteur privé. Il est, en fait, un “nouveau démocrate” avant l’heure, mais dont la sensibilité politique, avant-gardiste, se révèle en complet décalage avec les élus du Congrès de l’époque. Sa présidence n’est qu’une longue et pénible période de paralysie face à une profonde crise économique (la stagflation), énergétique (deux chocs pétroliers) et stratégique (l’attaque de l’ambassade américaine à Téhéran, l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique). Les Américains ne lui pardonnent pas son impuissance : candidat à sa réélection après une primaire difficile face au sénateur Edward Kennedy, il est largement battu par le républicain Ronald Reagan en 1980.

Al From, fondateur et longtemps CEO du Democratic Leadership Council (DLC)

La deuxième étape est la naissance d’un mouvement, les New Democrats, dont les prémices sont visibles dès 1984, année de la réélection de Ronald Reagan à la présidence. Au Congrès, plusieurs élus de premier plan comme Gillis Long (représentant de Louisiane) et Richard Gephardt (représentant du Missouri) vont entreprendre d’exercer une influence sur l’appareil du parti démocrate afin de rapprocher les démocrates du monde de l’entreprise, de promouvoir des idées politiques plus en phase avec l’électorat des classes moyennes et de faire émerger des dirigeants susceptibles d’incarner ces idées. Ces efforts vont rester vains et inciter ces “nouveaux démocrates” à prendre des chemins de traverse : Al From, une sorte d’entrepreneur politique, crée avec eux une fédération d’élus et d’intellectuels dont la mission va être de forcer la rénovation du Parti démocrate par l’extérieur. 1985 marque la naissance du légendaire Democratic Leadership Council (DLC), dont l’influence sur la gauche américaine, documentée par un livre de Kenneth Baer et un autre, plus récent, écrit par Al From lui-même, va être profonde et durable.

Michael Dukakis, gouverneur pragmatique et modéré, incapable d’articuler un projet politique mobilisateur lors de sa campagne présidentielle de 1988

La troisième étape est l’investiture de Michael Dukakis pour l’élection présidentielle de 1988. Ce dernier, ancien gouverneur du Massachusetts, a laissé une image terrible à la postérité après sa défaite face à George Bush Sr. Mais à l’époque, il est un dirigeant d’un genre nouveau : gouverneur d’un grand Etat, ayant grandi à l’épreuve du terrain, pragmatique et modéré, proche des milieux d’affaires. Il voit la politique non comme le théâtre de grandes batailles idéologiques, mais comme l’art de résoudre des problèmes. La difficulté est qu’une fois désigné, il fait campagne sans un projet politique d’une consistance et d’une ambition suffisantes pour valoriser sa personnalité et son bilan à la tête du Massachusetts. La leçon tirée à l’époque par le DLC est qu’il faudra, à l’avenir, faire deux choses en parallèle : construire un projet politique en même temps que cultiver un vivier de jeunes élus ambitieux susceptibles de l’endosser au moment de la prochaine élection présidentielle. Le chantier est ouvert par un document fondateur intitulé The Politics of Evasion (= “La politique de l’autruche”), établi par le Progressive Policy Institute (think tank issu du DLC).

Stanley Greenberg, spécialiste des études d’opinion, qui a inspiré aux nouveaux démocrates une nouvelle compréhension des électeurs des classes moyennes

La quatrième étape est l’élection présidentielle de 1992. Elle mérite qu’on s’y attarde pour pouvoir mesurer le chemin parcouru de la défaite de George McGovern à la victoire de Bill Clinton (une période de… vingt ans !). Porté par le DLC, dont il a un temps exercé la présidence, entouré d’une équipe d’exception, dont les stratèges James Carville et Paul Begala, le communicant George Stephanopoulos ou le spécialiste des études d’opinion Stanley Greenberg, Bill Clinton va remporter l’élection présidentielle de 1992 pour une raison simple : il incarne un projet à la fois tourné vers l’avenir, en résonance avec les aspirations des classes moyennes et conforme aux valeurs et à l’héritage du parti démocrate.

Bill Clinton, à l’époque gouverneur de l’Arkansas, accueillant Jimmy Carter

Dans sa carrière politique précoce dans l’Arkansas, Bill Clinton a été confronté très tôt à une équation insoluble : ses électeurs souhaitaient plus d’investissement public et des politiques publiques plus performantes, mais ils ne pardonnaient pas à leurs élus les hausses d’impôts nécessaires pour les financer. Bill Clinton en a fait lui-même l’expérience : élu gouverneur en 1978, il perd l’élection suivante, en 1980, parce qu’il a augmenté les impôts. Mais plutôt que de renoncer à ses ambitions d’améliorer la vie de ses concitoyens (l’Arkansas est l’un des Etats les moins développés des Etats-Unis), Bill Clinton choisit alors de concentrer ses efforts sur une politique publique (l’éducation) et propose à ses électeurs un “Nouveau Pacte” (New Covenant) : augmenter les impôts pour mettre à niveau le système éducatif, mais en contrepartie exiger des écoles une amélioration de leurs performances et la possibilité de licencier les enseignants ne donnant pas satisfaction. Après sa défaite brutale de 1980, il est à nouveau réélu gouverneur de l’Arkansas en 1982 et, porté par son “Nouveau Pacte”, sera ensuite réélu sans discontinuer jusqu’en 1992 et son accession à la Maison-Blanche.

Bill Clinton et Al Gore, en route pour une extraordinaire victoire à l’élection présidentielle de 1992

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De nombreux préjugés doivent être dissipés sur ce qu’étaient les nouveaux démocrates et Bill Clinton dans les années 1980 et au début des années 1990. Un préjugé répandu concerne la “triangulation”, cette bête noire qui a fini par incarner, aux yeux des critiques, l’opportunisme et la corruption morale des dirigeants politiques de centre-gauche.

Dick Morris, âme damnée de Bill Clinton, qui a contribué à diaboliser la triangulation

La formule vient de Dick Morris, éphémère et sulfureux conseiller de Bill Clinton, qui avait en 1996 une mission très simple : assurer la réélection du Président malgré la violente défaite enregistrée aux élections de mi-mandat de 1994 et le spectaculaire virage à droite de l’opinion publique américaine. Pour y parvenir, Dick Morris met au point une tactique infaillible : sur la plupart des sujets qui préoccupent les Américains, en particulier les prestations sociales versées au plus pauvres (le Welfare), Bill Clinton va adopter des positions intermédiaires entre celles du parti républicain et celles de son propre parti. Cet équivalent du fameux “ni-ni” de François Mitterrand est, au fond, caractéristique d’une campagne de réélection : la personnalité rassurante du dirigeant en exercice compte plus que la teneur de son projet. La campagne de 1996, d’ailleurs, est insipide : Bill Clinton ne propose plus de mettre radicalement à niveau l’économie américaine face au Japon ou de créer une assurance maladie universelle (l’échec de ce chantier ambitieux, ouvert en 1993 et interrompu en catastrophe l’année suivante, l’a considérablement affaibli politiquement) mais de “bâtir un pont vers le XXIe siècle” (whatever that means).

Comment gagner les élections si le discours que l’on porte s’adresse à une fraction minoritaire et déclinante de l’électorat ?

Le problème, lorsqu’on critique la triangulation, est qu’elle n’est pas qu’une tactique de campagne. Elle est aussi un puissant instrument pour conduire un travail idéologique en profondeur et retrouver un alignement parfait entre les valeurs que l’on défend (qui doivent rester les mêmes) et tout ce qui incarne et illustre ces valeurs : discours politique, mesures concrètes, personnalité des candidats, façon d’exercer le pouvoir. Tous ces éléments doivent changer à mesure que l’électorat change. La rénovation du parti démocrate, puis du parti travailliste, n’a pas été un renoncement aux valeurs de ses vieilles organisations politiques, mais la recherche de ce nouvel équilibre. La triangulation, loin de n’être que de la communication, a consisté à s’extirper des lignes de clivage traditionnelles pour mieux réconcilier valeurs de gauche et aspirations de l’électorat. Pour faire simple, quand la majorité de l’électorat est faite de salariés à l’usine, vous pouvez mettre en avant des mesures qui profitent à cette population et gagner les élections. Mais quand les salariés à l’usine ne représentent plus qu’une minorité de la main-d’oeuvre, il faut changer de discours, de référentiel et même de projet politique. Comme l’a écrit Tim O’Reilly dans un article récent sur l’avenir du travail et de l’emploi,

[It’s time to ask] questions that should concern anyone who wants to actually improve the lives of workers rather than simply make sure that regulations are enforced.

Bill Clinton avec son premier Secrétaire au Travail, Robert Reich, auteur de “The Work of Nations”, ouvrage de référence sur l’économie mondialisée des années 1990

D’une époque à l’autre, les valeurs restent les mêmes mais leur incarnation change et les mesures à prendre peuvent se révéler radicalement différentes : pour servir les mêmes objectifs politiques, il faut (presque) tout changer. Réconcilier leurs valeurs et la capacité à changer les choses : c’est ce tour de force qui, dans les années 1980 et 1990, a été réussi par les gauches anglo-saxonnes des deux côtés de l’Atlantique. La vision qu’avaient les nouveaux démocrates de l’économie était parfaitement en phase avec la réalité des années 1990 : mondialisation, développement du capitalisme financier, discontinuité croissante des parcours professionnels, érosion du pouvoir d’achat des classes moyennes, explosion du coût des soins pour les ménages, émergence de l’économie numérique. C’est cette coïncidence du discours avec la réalité qui a touché les électeurs américains et les a convaincus d’élire deux fois Bill Clinton à la présidence.

Un autre mythe à combattre est celui de la modération. On a un peu tendance à retenir ce que les nouveaux démocrates sont devenus à l’épreuve difficile du pouvoir (= des centristes modérés, résignés à l’immobilisme et distraits par les scandales), et donc à oublier le volontarisme et la radicalité qui étaient les leurs aux origines. Retrouver un alignement avec la majorité de l’électorat n’était pas pour Bill Clinton et les siens une fin en soi, mais le moyen de mettre en oeuvre un projet radical de croissance et de sécurité économique pour les ménages. Dès 1993, l’un des plus importants chantiers de politique publique, confié à Hillary Clinton, est la création d’une assurance maladie universelle sur le modèle des systèmes européens de protection sociale. Le chantier échoue du fait de nombreuses maladresses et de l’opposition farouche de nombreuses parties prenantes, mais sa mise en oeuvre et les ressources considérables mobilisées à l’époque témoignent du fait qu’il s’agissait d’une priorité de premier plan. Les démocrates n’avaient pas reconquis la Maison blanche pour gouverner dans la modération, mais pour achever le grand dessein économique et social du New Deal : garantir la sécurité économique et sociale de tous les Américains.

“Health Care That’s Always There” : au coeur du projet politique de Bill Clinton, un régime unique d’assurance maladie universelle pour tous les Américains. Le chantier échoue brutalement et provoque la défaite électorale de 1994.

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Au Royaume-Uni, la rénovation du parti travailliste s’inspire directement de ces vingt ans de travail des nouveaux démocrates pour retrouver un alignement avec les électeurs des classes moyennes. Le New Labour a son dirigeant charismatique (Tony Blair), son second moins charismatique (Gordon Brown), son intellectuel de référence (Anthony Giddens), son spécialiste des études d’opinion et des sondages (Philip Gould), son stratège de génie (Peter Mandelson), son communicant attitré (Alastair Campbell), ses talentueux exécutants (comme Michael Barber ou David Miliband).

Tony Blair et Gordon Brown, un exceptionnel duo s’installe à la tête du Labour en 1994

Des slogans tels que “tough on crime, tough on the causes of crime” montrent qu’il s’agit moins de modérer les positions que de faire bouger les lignes et de chercher un nouvel équilibre, à la fois conforme aux valeurs du Labour et en phase avec la majorité des électeurs. La vision des services publics est encore plus éloquente : dans un discours fondateur, prononcé alors qu’il n’est encore que Leader de l’opposition, Tony Blair ne parle pas de privatiser les services publics, mais d’améliorer leur qualité afin que les électeurs des classes moyennes consentent à nouveau à payer des impôts pour les financer (lire ICI la traduction en français par le think tank En temps réel). C’est cette priorité qu’il se fixe pour son deuxième mandat, marqué par des investissements sans précédent dans le système de santé et le système éducatif.

Philip Gould, décédé en 2011 : l’un des principaux architectes de la rénovation du Labour

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Pourquoi en est-on arrivé à la purge actuelle ? Parce que le parti travailliste a été emporté à la fois par le discrédit et l’assoupissement. Le discrédit, bien sûr, c’est celui de l’intervention militaire en Irak, qui a effacé jusqu’au souvenir du bilan flatteur de Tony Blair et Gordon Brown. L’assoupissement, c’est celui des dirigeants du Labour qui ont oublié à quel point la radicalité du projet politique était une composante centrale du succès des nouveaux démocrates et des nouveaux travaillistes des années 1990.

“La Peau de chagrin”, de Balzac. Illustration par Adrien Moreau.

Si l’on veut faire bouger les lignes, on ne peut pas bouger un seul curseur. Il faut toujours faire bouger deux curseurs en même temps : on peut augmenter les impôts à condition d’augmenter la qualité des services publics ; on peut privatiser certains services publics à condition de vigoureusement contrôler l’organisation et le fonctionnement des opérateurs privés issus des privatisations ; on peut simplifier la vie des entreprises tout en améliorant la protection sociale des ménages. En revanche, si l’on se laisse enfermer dans un débat unidimensionnel sur “plus ou moins d’impôts”, “plus ou moins de protection sociale” ou “choisir entre les entreprises et les ménages”, alors l’équation est impossible et la défaite est certaine — le seul moyen de la retarder est de s’abîmer dans un recentrage permanent, une course à la modération qui emmène vers l’ennui, l’inaction et, à l’arrivée, une désaffection durable des électeurs. Qui vote pour des dirigeants qui cherchent à plaire au plus grand nombre au point d’abolir toutes les lignes de clivage ? La triangulation comme communication est la version politique de la peau de chagrin : à force de trianguler, on fait disparaître tous ses électeurs.

“Je ne crois en rien, je ne pense rien, je ne fâche personne : votez pour moi.” — Ed Miliband

Cette situation a placé les dirigeants du Labour dans un étau, dont il n’est possible de sortir que par une purge radicale. Quand on ne purge pas, à l’inverse, on s’abîme dans un ronronnement, on fait bouger le curseur sans cesse plus vers le centre et on finit sans repère, sans énergie, sans radicalité. C’est ce qui est arrivé à Ed Miliband, dirigeant fade et sans consistance, qui n’est rien d’autre qu’un symptôme de la maladie dégénérative qui s’est emparée du blairisme. A force de répéter les mêmes choses depuis vingt ans mais avec toujours plus de modération, à force de réduire les “virages à gauche” au rang de pures manoeuvres tactiques sans lendemain, on finit par perdre l’électorat. Les choses ont changé depuis vingt ans, et dans le contexte de transition que nous connaissons, les électeurs attendent de la nouveauté et de l’énergie : nouveau discours, nouvelles têtes, volontarisme, radicalité.

“Enfin les choses bougent !” : voilà probablement ce que se disent les membres du Labour après la victoire de Jeremy Corbyn

La victoire de Jeremy Corbyn a une explication très simple : comme les nouveaux démocrates jusqu’à l’irruption revivifiante de Barack Obama, les nouveaux travaillistes se sont amollis, sont restés bloqués dans une vision de l’économie datant des années 1990 et ont fini par devenir une caricature d’eux-mêmes, érigeant en dogme une version fossilisée et caricaturale du blairisme des origines. La triangulation a été réduite à un gimmick, une technique de communication, une course sans fin vers le centre, plutôt que d’être utilisée comme un levier pour faire bouger les lignes idéologiques. Quand on descend si bas, quand la modération s’ajoute à l’impuissance, à la perte de repères idéologiques et à l’absence totale de convictions, le seul remède possible est un grand coup de pied dans la fourmilière : d’où l’élection de Jeremy Corbyn. Jeremy Corbyn ne comprend rien au monde d’aujourd’hui, mais au moins il est sincère et plein d’énergie dans l’expression de ses idées. Et en exprimant cette énergie et cette sincérité, il permet aux membres du Labour de retrouver une vision positive d’eux-mêmes.

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Le long chemin vers la rénovation des partis démocrate et travailliste dans les années 1980 et 1990 montre l’ampleur du chemin que notre génération politique doit parcourir. Comme en 1972, l’économie est en transition : à l’époque commençait la crise sénile de l’économie de masse ; aujourd’hui, trente ans après, nous vivons la crise infantile d’une autre économie, l’économie numérique. La transition numérique oblige les dirigeants politiques à réviser radicalement leur vision. Il leur faut faire bouger les lignes pour réconcilier une nouvelle fois les valeurs qu’ils défendent avec la réalité du monde d’aujourd’hui et les leviers d’action à leur disposition.

Karl Polanyi, auteur visionnaire de La Grande transformation

Faute de ce travail idéologique, les électeurs ne peuvent que se détourner de plus en plus des partis politiques traditionnels, provoquer des purges régulières comme avec Jeremy Corbyn et, surtout, se tourner vers de nouvelles forces politiques emblématiques de notre période de déshérence idéologique. Dans La Grande transformation, Karl Polanyi a relaté pourquoi et comment cela s’était produit à l’aube de l’économie de masse, aboutissant au triomphe du fascisme et à la Seconde Guerre mondiale. Il y a tout lieu de penser que nous vivons aujourd’hui une situation similaire. Tous les indicateurs économiques, sociaux et politiques, dans tous les pays développés, nous le suggèrent, de la montée de l’extrême-droite à l’atomisation de la gauche en passant par la paupérisation des classes moyennes, le délabrement des services publics, la crise de la gouvernance internationale et l’afflux des réfugiés.

A l’invitation de Bruno Palier, Laurent Cytermann et Thierry Pech, j’ai travaillé ces derniers mois, pour le think tank Terra Nova, à une note portant sur tout cela, qui paraîtra vers la mi-octobre [cette note est désormais en ligne]. J’essaie d’y mettre en évidence que la crise qui pointe à l’horizon ne peut être évitée que si tous les curseurs bougent en même temps, si nos dirigeants politiques réconcilient leur vision du monde avec la réalité de la transition numérique à l’oeuvre.

Les lignes doivent bouger de façon radicale si la gauche veut pouvoir honorer ses valeurs : il faut développer le capital-investissement, en particulier le capital-risque, et que celui-ci monte en puissance dans le financement des entreprises ; il faut cesser de protéger la rente et soutenir beaucoup plus vigoureusement les efforts d’innovation radicale des entrepreneurs ; il faut prendre acte du repli du salariat, mais aussi mettre en place une nouvelle protection sociale pour sécuriser les non-salariés. Aujourd’hui, la triangulation n’est pas seulement une opportunité tactique. Dans le contexte de la transition numérique, elle est un impératif stratégique pour restaurer les valeurs de la gauche et les mettre en phase avec la réalité de la vie économique et sociale de nos concitoyens. Jeremy Corbyn, même s’il est incapable de relever ces défis, nous aide à mieux comprendre l’économie politique de la transition numérique : nous sommes à l’aube d’une nouvelle “Grande transformation” ; il ne nous manque que les dirigeants politiques pour nous y guider.

La transition numérique, réplique de la “Grande transformation” du début du XXe siècle

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Nicolas Colin
L’Âge de la multitude

Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.