L’industrie du taxi à la frontière de l’innovation
Jacques Rosselin avait publié l’information il y a quelques jours, mais un éditorial du 11 avril dernier écrit par Jean-Christophe Tortora, président-directeur général de La Tribune, lui a donné beaucoup plus d’ampleur : suite à une plainte contre X déposée par Nicolas Rousselet, PDG du groupe G7, Jean-Christophe Tortora et moi-même sommes mis en examen pour diffamation. L’origine de cette plainte est un texte intitulé « Les fossoyeurs de l’innovation », publié le 15 octobre 2013 sur le blog de L’Âge de la multitude et reproduit le même jour sur le site de La Tribune à la demande d’Eric Walther, directeur de la rédaction. Ce texte, qui discute la vision de l’innovation de Nicolas Rousselet, a été écrit dans le contexte de la préparation du fameux décret dit des « 15 minutes », dont il était l’un des défenseurs les plus visibles.
L’annonce de cette mise en examen a déclenché un débat de fond autour de la question de l’innovation — tant la surprise a été grande à l’idée qu’une prise de position sur cette question cruciale pour l’avenir de la Nation puisse donner lieu à un procès pénal. Une multitude de personnes, connues ou inconnues, m’ont exprimé des marques de soutien, et je les en remercie chaleureusement. Un #hashtag a même pris son envol. Des arbitres se sont curieusement interposés pour essayer de renvoyer les protagonistes dos à dos. Quant à moi, je voudrais saisir cette occasion pour refaire le point sur la question de l’innovation.
Lorsque nous avons entrepris d’écrire L’Âge de la multitude, Henri Verdier et moi-même avions l’ambition, immodeste, d’expliquer la révolution numérique et ses conséquences aux décideurs de notre pays. Notre objectif était de démontrer que l’économie numérique n’est pas un phénomène marginal indigne d’intérêt pour nos responsables politiques et nos capitaines d’industrie, mais au contraire une économie en plein essor dominée par quelques grandes entreprises américaines, géants industriels qui jouent plusieurs coups à l’avance sur le grand échiquier de l’économie globale. Bref, une question très sérieuse qui mérite l’attention prioritaire de nos dirigeants au plus haut niveau. Pour l’instant, le numérique dévore le monde exclusivement depuis les Etats-Unis. Mais d’autres pays peuvent désormais prendre leur part de cette voracité, pourvu que la compréhension de l’économie numérique soit partagée par leurs élites — c’est à cet effort de compréhension qu’Henri et moi avons souhaité contribuer avec L’Âge de la multitude.
Ce qui est en jeu, dans l’économie numérique, c’est l’avenir de notre pays : notre croissance, nos emplois, nos services publics, notre protection sociale. Si nous réussissons la transition numérique de l’économie française, alors nous resterons l’un des pays les plus développés du monde ; si, au contraire, nous échouons, nous devrons renoncer à notre modèle social et deviendrons progressivement pour les Etats-Unis ce que les anciennes colonies françaises ont été pour la France prospère des Trente glorieuses : une source de matière première (dans l’économie numérique = de la R&D et des données) et un simple marché de débouchés où plus aucune entreprise ne paiera d’impôts — les entreprises étrangères parce qu’elles n’auront même pas besoin de s’établir sur notre territoire pour y faire des affaires ; les entreprises françaises parce que leurs marges seront anéanties par de vains efforts de compétitivité.
Pour réussir la transition numérique de notre économie, la première étape consiste à réaliser que celle-ci est parvenue à la frontière de l’innovation. Cette frontière est le stade du développement économique où le rattrapage des économies les plus avancées est achevé et où seule l’innovation peut générer de nouveaux gains de productivité. Tous les indicateurs de notre économie révèlent notre échec à nous développer à la frontière de l’innovation : la croissance est faible ; les entreprises ne parviennent pas à reconstituer leurs marges ; le développement économique (c’est-à-dire l’augmentation du revenu par tête) est comme interrompu : comme le montre le graphique ci-dessus, nous avons depuis vingt ans été dépassés ou rattrapés par le Royaume-Uni, l’Allemagne et Israël. Depuis plusieurs décennies, la France s’est plus ou moins arrêtée d’innover et a choisi d’opter pour des efforts de développement centrés sur les débouchés à l’export (= la mondialisation), l’optimisation des chaînes de production (= le restructuring, le downsizing, le reengineering, etc.), la sophistication de la finance (= la crise de 2008) et finalement la baisse du coût du travail (= le pacte de responsabilité).
La France a des difficultés à se développer à la frontière car elle s’est historiquement spécialisée dans le rattrapage de l’économie américaine. La croissance élevée des Trente Glorieuses est le résultat d’une politique industrielle conçue pour répliquer le développement de l’économie américaine — en faisant grandir des champions nationaux soutenus par la puissance publique à l’abri de frontières fermées. Ca a tellement bien marché que nous avons le plus grand mal à faire notre deuil de cette politique industrielle. Aujourd’hui encore, nous célébrons nos ingénieurs de rattrapage et nos champions nationaux — désormais bien essoufflés. Les pouvoirs publics, les administrations, les grandes entreprises et les investisseurs continuent à penser dans ces termes : comment refaire ce qu’on fait les Américains ? Peut-on créer un Google français ?
Mais le rattrapage est devenu impossible dans l’économie numérique globale. Les frontières commerciales sont plus ouvertes que jamais, notamment dans l’Union européenne qui garantit la liberté d’établissement et la liberté de circulation des biens et des services. Dans l’économie numérique, les marchés sont toujours concentrés à l’échelle globale du fait des effets de réseau et d’une architecture toujours conçue pour la participation. Une fois qu’une position a été prise par une entreprise américaine, il n’y a plus de rattrapage possible par une entreprise d’un autre pays. Il est impossible de créer un Google français, de même qu’il est impossible de développer DailyMotion face à YouTube ou de faire prospérer une activité de vente en ligne face à Amazon. Sauf à ce que l’entreprise dominante s’endorme sur ses lauriers (= MySpace défait par Facebook), il n’est plus possible de partir à l’assaut d’une filière une fois que sa transformation numérique est achevée.
Heureusement, il reste des opportunités. Il n’est pas écrit que les Etats-Unis domineront toutes les filières de notre économie après sa transition numérique. Depuis 1994, la Silicon Valley n’a, après tout, fait que quelques tours d’échauffement dans les filières dont la transformation numérique était la plus facile : les médias, les industries culturelles, la publicité, la vente par correspondance. Dans chacune de ces filières, la chaîne de valeur a été déformée au profit d’une ou deux entreprises, toutes américaines, installées dans une intimité complice et inédite avec les individus. Désormais bien échauffées, et surtout alliées à la multitude, ces entreprises sont devenues des géants industriels — et les premières capitalisations boursières mondiales.
Mais dans de nombreuses autres filières, rien n’est encore joué et la France peut encore prendre des positions dominantes à l’échelle globale. Le temps est compté car la diversification de l’économie numérique a commencé : dans l’hôtellerie (Google, AirBnB), le retail (Apple, Google), les transports et la logistique (Amazon, Google, Uber), l’énergie et le bâtiment (Google), l’automobile (Google, Tesla, Salesforce). Mais tout reste encore ouvert dans la santé, le textile, l’énergie, le bâtiment, l’agriculture, le luxe, la banque, l’assurance, les transports publics, les services urbains. Il n’est plus temps de réfléchir, mais de passer à l’action : l’accès au capital, le dynamisme de l’écosystème d’innovation américain, les effets de réseau, les stratégies « full stack » (l’intégration verticale des startups dès les premières années de leur existence) et le soutien de l’administration fédérale américaine à ses entreprises intensifient la course à la grande taille. Or le nombre de filières n’est pas infini : des pays vont forcément rester sur le carreau et, demain, une « Grande Nation » se jugera au nombre de plateformes numériques qu’elle opère.
La question, aujourd’hui, est la suivante : d’où émergeront nos futurs champions numériques ? D’où viendront les quelques entreprises françaises qui auront une chance de dominer leur filière dans l’économie numérique globale ? Trois viviers sont identifiables.
1/ Les startups sont théoriquement le vivier à privilégier, mais elles marquent jusqu’ici un échec français. A une exception près (Apple), les grandes entreprises américaines qui dominent l’économie numérique sont d’anciennes startups nées après la révolution numérique. Le problème, vu de France, est que nous n’avons jamais réussi à faire d’une startup un géant industriel dominant sa filière à l’échelle globale. Les obstacles sont identifiés. On peut en lever certains, notamment sur le marché du capital-risque. Mais les startups ne sont pas notre meilleur espoir. D’ailleurs, une sorte de startup fatigue commence à se faire jour : cette impression qu’à force de célébrer les startups on s’accommode très bien du fait qu’elles restent bloquées à cet état primitif et que, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, elles ne deviennent jamais des géants industriels. Comme l’écrivait il y a quelques mois Stéphane Soumier, « La France couve. Elle incube. Quand est-ce qu’elle accouche ? ». Alice Zagury, Oussama Ammar et moi-même avons fondé TheFamily pour accélérer cette maïeutique.
2/ Les grands groupes sont dans une situation plus ambivalente. Plusieurs de nos entreprises du CAC 40 dominent encore leur filière à l’échelle globale. On peut se dire que ces positions pourront être préservées après la transformation numérique de ces filières. En même temps, il est impossible de rester dominant sans être agile dans la transformation de son modèle d’affaires — à l’image d’Apple et d’Amazon. Or les grands groupes français sont victimes du dilemme de l’innovateur : c’est difficile de pratiquer soi-même des innovations de rupture quand l’intérêt objectif de l’entreprise est la préservation du statu quo. Le « traumatisme Messier » ne fait qu’aggraver les choses : chaque fois qu’un patron du CAC 40 se demande quelle transformation radicale il pourrait pratiquer dans son entreprise, il se rappelle immédiatement que la dernière fois que l’un d’eux a pratiqué une telle transformation, ça s’est terminé par la ruine de la famille Bronfman et un procès pénal à New York. On comprend donc les patrons tentés de jouer la prudence et de se contenter d’innovation incrémentale et de montée en gamme. L’innovation de rupture est un jeu très risqué pour les carrières des grands dirigeants.
3/ Si l’on ne peut pas compter sur les startups ni sur les grands groupes, alors les PME et ETI sont probablement notre meilleur espoir. On peut observer des cas de PME qui, menacées par le déclin et voyant leurs marges s’éroder, ont radicalement transformé leur modèle d’affaires par l’innovation. Dans certains cas, c’est le fait des dirigeants et actionnaires en place : après tout, c’est la force du capitalisme familial que de savoir s’adapter aux mutations structurelles et de se transformer à temps pour survivre et se développer à nouveau. Dans d’autres cas, et notamment lorsqu’il s’agit de transformation numérique et d’innovation, les actionnaires et dirigeants en place ne sont pas les bons : on peut même dire que, dans bien des cas, la transformation du modèle d’affaires d’une entreprise est empêchée par la frilosité des actionnaires et l’incompétence des dirigeants.
Incompétence : le mot est fort. Mais il est justifié par la gravité des enjeux : encore une fois, il s’agit de notre croissance, de nos emplois, de nos services publics et de notre protection sociale. Au lieu de lancer leurs entreprises à la conquête de l’économie numérique globale, trop de chefs d’entreprise se contentent de traire leur petite vache avec leurs petits bras. Beaucoup d’entreprises, plutôt que d’aller capter de la valeur sur le marché global et de la rapatrier sur le territoire national, se contentent de dominer leur petit marché local. Nous pratiquons le culte de PME en voie de marginalisation à l’heure où nous avons besoin de géants industriels — où nous attendons désespérément que nos entreprises, comme les GAFA, jouent quatre ou cinq coups à l’avance sur les marchés numériques dans le monde entier. Uber est en train de faire du transport de personnes un marché global — ce qu’a fait Starbucks pour le petit noir. Dans le transport de personnes comme dans le reste de l’économie, il n’y a donc plus de statu quo possible, plus d’équilibre des puissances : la bataille a déjà commencé.
C’est précisément cela qui ne va pas dans l’industrie française du taxi. Qu’attend-elle pour aller affronter Uber sur le champ de bataille en s’alliant avec la multitude ? Croit-elle que c’est en empêchant les VTC de se développer qu’elle évitera la bataille ? Et pourquoi s’occuper tant des VTC au lieu de préempter les clients, les « gens du peuple » comme les hommes d’affaires, avec un service d’une qualité supérieure et une expérience d’une fluidité incomparable ? Uber — il faut le rappeler encore une fois — a levé des centaines de millions de dollars pour financer son développement et son PDG fait montre de la détermination entrepreneuriale la plus impressionnante depuis Steve Jobs et Jeff Bezos. Uber a l’éternité devant elle et sait que le marché français tombera tôt ou tard, ne serait-ce que sous la pression des clients insatisfaits. Un pareil défi industriel ne se relève pas avec des décrets à courte vue, des relations presse ou de la montée en gamme réservée à quelques privilégiés. Et un dirigeant de cette industrie qui porte une parole publique doit s’attendre à ce qu’on le prenne au mot et qu’on lui réponde pour lui demander des comptes sur la valeur qu’il crée pour l’économie française — ou les opportunités qu’il manque dans sa transition numérique.
C’est pourquoi je ne prendrai au sérieux les discours de Nicolas Rousselet sur l’innovation que quand il mettra en oeuvre une stratégie visant à affronter Uber à la frontière de l’innovation, à forger une alliance avec la multitude et à faire de G7 le leader global du taxi connecté, voire du transport connecté. Il n’y a pas de place dans les filières sujettes à la transformation numérique pour autre chose qu’un leader global. Faute d’une telle ambition, nos dirigeants d’entreprise permettent aux Américains d’être les seuls — bientôt avec les Chinois — à dominer l’économie numérique globale. Si cela se passe dans toutes les filières — hier dans les médias et dans les contenus, aujourd’hui dans le transport de personnes, demain dans l’automobile et la santé — alors la France connaîtra le triste destin d’un pays sous-développé — et aucun pacte de responsabilité n’y pourra rien changer.
Voilà où je voulais en venir : c’est du développement de notre économie dont on parle, pas de diffamation. Et ce sujet grave mérite un débat public. Merci encore à tous pour votre soutien !