Numérique et administration : l’effondrement des cathédrales
Après le naufrage du système Louvois l’Etat s’apprête à saborder le projet d’Opérateur national de paie. Plusieurs années de travail, des dizaines de collaborateurs, des centaines de millions d’euros n’auront servi à rien : la paie des fonctionnaires va continuer d’être gérée dans des systèmes d’information ministériels, isolés les uns des autres, qui reflètent en réalité la diversité des corps et des carrières dans toutes les parties de l’administration de l’Etat.
Je connais bien le dossier de l’Opérateur national de paie : lorsque je suis arrivé à l’Inspection générale des finances en 2006, j’ai fait partie des équipes d’inspecteurs des finances chargés d’auditer les chaînes de gestion de la paie dans les différents ministères. Pour moi, c’était le ministère de l’intérieur : je connaissais déjà bien les préfectures pour y avoir fait un stage pendant ma scolarité à l’ENA ; j’ai mieux connu, grâce à cette mission, la police nationale, ses fonctionnaires de grande qualité, ses systèmes d’information et ses services généraux — les fameux SGAP.
Avec l’Opérateur national de paie, c’est une certaine vision du numérique dans l’administration qui meurt un peu. Pendant les années 1970, 1980, 1990, nous sommes restés prisonniers de cette idée reçue : si l’Etat est la plus grande organisation qui soit, alors il doit nécessairement s’équiper des plus grands systèmes d’information. Or cela pose deux problèmes, bien connus des spécialistes.
1/ Le premier problème, c’est que déployer un grand système d’information suppose un travail massif de spécification en amont. Et spécifier un système d’information pour des organisations existantes est toujours un cauchemar : plus l’organisation est grande, plus le chantier est long, difficile et semé d’embûches. Rares sont les cadres supérieurs et dirigeants qui vont voir dans ce déploiement une opportunité de transformer l’organisation, de réviser ses processus métiers, de modifier radicalement son fonctionnement. Au contraire, la vision qui prédomine est que le nouveau système d’information doit épouser l’organisation existante et s’adapter à elle, tenir compte de toutes les aspérités.
« Chez nous, c’est différent — nous sommes très spécifiques » : tous les consultants (et tous les inspecteurs des finances) ont entendu ces mots au tout début de leurs entretiens avec n’importe quel interlocuteur. Or cette différence (supposée) préexiste et s’impose au système d’information. Forcer une transformation radicale de l’organisation au motif du déploiement d’un nouveau système d’information suppose une détermination absolue et un engagement au plus haut niveau.
Jeff Bezos a eu cette détermination quand il a imposé à Amazon de se convertir à une architecture orientée services. Mais dans l’administration, Jeff Bezos n’existe pas : aucun ministre, Premier ministre ou Président de la République ne va mettre en jeu sa responsabilité sur le déploiement d’un nouveau système d’information. Dans ces conditions, l’organisation ne se soumet pas : loin de se transformer pour accueillir le nouveau système, elle va au contraire lui imposer ses contraintes et amoindrir sa valeur ajoutée. Le nouveau système n’est pas une opportunité d’innover, mais un moyen d’optimiser l’organisation existante et son fonctionnement habituel. C’est une infrastructure coûteuse, rigide et mise au service de la routine.
2/ Le deuxième problème découle du premier. S’il ne s’agit que d’optimiser une organisation existante sans la transformer, alors le système d’information va devoir intégrer toutes les spécificités de l’organisation qu’il irrigue. Cette personnalisation des développements coûte très cher : dans cette configuration, le client n’achète pas une solution logicielle, il achète essentiellement l’assistance à maîtrise d’ouvrage pour rédiger les spécifications puis de coûteuses prestations de maîtrise d’oeuvre pour pratiquer tous les développements spécifiques.
Si l’on ajoute à cela la faiblesse de la gouvernance — car, encore une fois, le politique n’en a rien à cirer des systèmes d’information — il est devenu usuel que les grands chantiers de systèmes d’information dans l’administration dérapent : doublement du budget par rapport aux prévisions, allongement des délais et, dans la majorité des cas, abandon du projet avant même qu’il ne porte ses fruits. L’Etat ne parvient même pas à optimiser son organisation sans la transformer — il gaspille l’argent du contribuable dans des projets qui n’aboutissent pas. C’est vrai en France (Accord 2, Louvois, Opérateur national de paie), c’est vrai ailleurs. L’administration fédérale américaine est coutumière du fait : mais là-bas on en parle encore plus car un tel gâchis aboutit généralement à l’organisation de retentissantes auditions au Congrès. Le nouveau portail du système d’assurance maladie a failli être mis à la casse à l’automne dernier.
Puisqu’il n’est plus possible, dans l’état actuel de l’administration de l’Etat et de sa gouvernance, de déployer de grands systèmes d’information à l’état de l’art, trois conclusions s’imposent.
1/ La première, c’est que les dirigeants politiques doivent arrêter de compter sur la rationalisation des dépenses informatiques pour réduire le déficit budgétaire. L’Opérateur national de paie est un exemple parfait d’effort vain de rationalisation : non seulement ça n’aboutit pas, mais encore ça génère des dépenses supplémentaires. Donc il faut arrêter de compter sur l’informatique à l’ancienne pour faire des économies.
2/ La deuxième conclusion, c’est qu’il faut que la culture numérique de l’administration change profondément, comme elle commence à le faire dans les grandes organisations privées — sous l’inspiration des géants industriels de l’économie numérique. Beaucoup a été écrit là-dessus, mais trois règles suffisent à résumer les enjeux :
- il n’y a pas d’innovation numérique dans une grande organisation si cette organisation n’a pas décidé que le numérique était son coeur de métier — donc que les dirigeants au plus haut niveau s’emparent de ces dossiers et en font les indicateurs de leur succès et de leur échec. Obama l’a fait avec l’infrastructure numérique du système fédéral d’assurance maladie universelle : les difficultés de cette gigantesque plateforme logicielle ont eu un impact direct sur sa popularité ; il a pesé dans ce dossier en engageant sa responsabilité sur le succès d’un système d’information. Avons-nous un précédent en France d’un débat de politique publique centré sur un système d’information ?
- il n’y a pas d’innovation numérique sans des compétences particulières, celles des software people, des gens qui ne sont pas des informaticiens mais des professionnels de l’expérience utilisateur — des gens dont l’obsession quotidienne est de simplifier la vie des individus et d’optimiser les performances des applications, et qui exigent les marges de manoeuvre pour le faire ;
- il n’y a pas d’innovation numérique dans une grande organisation sans une alliance avec les utilisateurs des applications au quotidien : c’est difficile car ça se marie mal avec la culture hiérarchique dans l’administration, imprégnée par le respect de l’ordre établi. Mais une organisation ne peut pas innover sur le volet numérique si ses collaborateurs ne sont pas dans une rébellion permanente contre le sommet de l’organisation. Les fonctionnaires ont beaucoup à surmonter pour s’engager dans cette rébellion. Pour les citoyens, en revanche, c’est plus facile. Et la révolution numérique, rappelons-le, fait rentrer les utilisateurs de l’extérieur à l’intérieur des organisations. Ceux qui se rebellent en premier contre les sous-performances numériques de l’administration, ce sont les administrés eux-mêmes !
3/ La troisième conclusion, c’est qu’on n’y arrivera pas de sitôt — donc qu’un régime intermédiaire est nécessaire. Pour trouver de l’inspiration, un chantier doit attirer notre attention, le déploiement du portail data.gouv.fr Tous les préceptes de l’économie numérique ont été mis en oeuvre dans ce cadre : consécration du numérique comme coeur de métier, intégration de compétences de développement agile, alliance avec les utilisateurs. L’Opérateur national de paie renaîtra un jour — sous la forme d’une API opérée par Etalab. Comme le nouveau portail d’ouverture des données publiques, il coûtera moins cher car il fera appel aux bonnes compétences ; il répondra immédiatement aux besoins des premiers utilisateurs concernés (les gestionnaires de paie et les fonctionnaires dans leur ensemble) ; par ses performances spectaculaires en termes de coût, de qualité et d’adaptabilité, il finira par inspirer les décideurs politiques, qui se demanderont pourquoi, si on l’a fait pour gérer la paie des fonctionnaires, on ne peut pas le faire pour garantir l’ordre public, administrer la Sécurité sociale, soutenir le développement économique, rétablir l’égalité entre les territoires.
Un service public moins cher et plus performant passe forcément par le numérique — qui est certes une technologie, mais aussi une culture de l’innovation et une science de l’exécution. Que le naufrage de l’Opérateur national de paie soit l’opportunité de nous convertir à cette opportunité : après la révolution numérique, le salut n’est plus dans les grands systèmes d’information à l’ancienne, mais dans l’exécution agile d’applications conçues pour la multitude. Après la cathédrale, enfin le bazar ?