#ValleyPolitics ou la gauche portée par l’entrepreneuriat

Nicolas Colin
L’Âge de la multitude
15 min readJun 11, 2013
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Le dîner des milliardaires de la Valley autour de Barack Obama (le 18 février 2011)

L’année 2012 a marqué une évolution des sources de financement du parti démocrate. Pour la première fois depuis la révolution numérique, le montant des dons provenant de la Silicon Valley a dépassé celui de l’argent levé à Wall Street dans la finance et à Hollywood dans le divertissement. Les grandes entreprises de l’économie numérique, leurs dirigeants et leurs salariés sont désormais les principaux soutiens financiers des campagnes démocrates partout aux Etats-Unis. La SiliconValley est devenue un passage obligé pour quiconque a des ambitions présidentielles. Le 6 novembre 2012, c’est avec Eric Schmidt, président exécutif de Google, que l’équipe de campagne d’Obama fêtait à Chicago son éclatante victoire.

La précédente élection présidentielle (2008) avait déjà signalé l’irruption de l’économie numérique dans le processus électoral. En utilisant les technologies numériques à une échelle sans précédent, Barack Obama est passé de la position de challenger à celle de favori. Le numérique lui a permis de contourner les circuits traditionnels de donateurs, acquis à Hillary Clinton, et de s’adresser directement au grand public. Il a ainsi créé une dynamique en sa faveur, qui a fini par convaincre les donateurs traditionnels, lesquels ont volé au secours de sa victoire. Surtout, il a attiré l’attention de la Silicon Valley, l’a intéressée à sa campagne et, en nouant avec elle une alliance politique, a catalysé une redistribution radicale du pouvoir économique aux Etats-Unis. La présidence d’Obama, c’est la naissance de #ValleyPolitics.

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Le Président Harry Truman à son bureau avec Walter Reuther, dirigeant historique du syndicat des ouvriers du secteur automobile

Historiquement, la base électorale du parti démocrate a longtemps été structurée autour des syndicats. Aux candidats démocrates, les syndicats fournissaient des moyens financiers, une capacité à mobiliser massivement les électeurs sur le terrain et le socle de valeurs du mouvement ouvrier. Grâce à l’inspiration de ces valeurs, tous les travailleurs américains pouvaient considérer que le parti démocrate défendait leurs intérêts — même si ses dirigeants, tels Franklin D. Roosevelt ou John F. Kennedy, étaient souvent des patriciens éloignés des préoccupations des petites gens. Les contacts entre dirigeants démocrates et responsables syndicaux étaient fréquents et revendiqués. Le fait que le siège de l’AFL-CIO, sur la quinzième rue à Washington, DC, soit établi à quelques mètres de la Maison blanche est un vestige de cette proximité passée entre le mouvement syndical et le pouvoir politique.

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Le siège du syndicat AFL-CIO à Washington, DC

Affaiblis à partir des années 1980, les syndicats ont laissé la place à une autre base de soutien économique et financier : Wall Street. Héritiers des grandes familles animées d’une tradition philanthropique ou ambitieux d’origine modeste ayant amassé d’immenses fortunes en quelques années : de nombreuses personnalités de la finance se sont rangées derrière les démocrates. Le secteur financier lui a même fourni des dirigeants de premier plan : Robert Rubin, secrétaire au Trésor de Bill Clinton, était un ancien co-président de Goldman Sachs ; Jon Corzine, lui aussi ancien co-président de Goldman Sachs, a dépensé une part conséquente de sa fortune personnelle pour remporter un siège de sénateur du New Jersey puis devenir gouverneur de cet Etat. A un parti démocrate idéologiquement recentré sous l’influence du Democratic Leadership Council, Wall Street a apporté deux choses : des moyens financiers sans précédent, mais aussi l’influence nécessaire pour restaurer la crédibilité économique du parti démocrate et rassurer les marchés quant à sa capacité à gouverner et à défendre les entreprises.

Durant la même période, l’industrie du cinéma a été une sorte de force d’appoint : moins riche que Wall Street, mais capable d’influencer les électeurs par le prestige de ses acteurs et réalisateurs vedettes et par les valeurs véhiculées par ses productions. La proximité idéologique entre Hollywood et les démocrates remonte à loin. Le président de la Motion Picture Association of America a longtemps été Jack Valenti, un ancien proche collaborateur du président Lyndon B. Johnson. Celui qui lui a succédé, Chris Dodd, est un ancien sénateur démocrate du Connecticut, candidat malheureux aux primaires présidentielles de 2008. Malgré quelques exceptions notables, comme Bruce Willis ou feu Charlton Heston, la plupart des personnalités de l’industrie du cinéma sont des soutiens affichés du parti démocrate.

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Bill Clinton avec Steven Spielberg

Dans l’ensemble, deux périodes se sont donc succédées : l’une d’alliance du parti démocrate avec le mouvement ouvrier, l’autre d’alliance avec les industries du cinéma et de la finance. Mais la crise de 2008 a fragilisé ces alliances et a précipité la naissance de #ValleyPolitics :

  • les difficultés économiques ont forcé des restructurations massives dans l’industrie, qui continuent d’affaiblir les syndicats. De plus en plus, les activités manufacturières se localisent dans les right-to-work states, principalement les Etats du Sud, où la législation comme la culture politique font obstacle à la syndication des travailleurs et à la négociation collective. Dans la restructuration de l’industrie automobile en 2009, menée à bien grâce à une injection massive d’argent public, les syndicats de la branche ont certes joué un rôle central, mais pour amener les salariés à renoncer à certains de leurs acquis afin de sauver leurs entreprises ;
  • la finance, quant à elle, a été gravement discréditée par la crise des subprimes et la faillite de la banque Lehman Brothers. Pour faire face à la crise financière, Barack Obama et la majorité démocrate au Congrès ont durci le cadre de régulation du secteur financier. Le Dodd-Frank Act (sponsorisé par le même Dodd que celui maintenant à la tête de la MPAA), largement amendé sous la pression des lobbies, n’est pas une loi de rupture. Mais il encadre l’innovation financière et renforce les obligations prudentielles et documentaires des sociétés financières. Vexés par le discrédit qui les a frappés et les mesures nouvelles qui, à leurs yeux, entravent le développement de leurs affaires, les financiers se sont détournés des démocrates pour apporter aux républicains un soutien massif et inédit — d’autant plus naturel après la désignation de Mitt Romney, lui-même issu de la finance, comme candidat républicain à la présidence des Etats-Unis.
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Mitt Romney et ses associés de Bain Capital

Dans ce contexte, il était presque normal que la Silicon Valley vole au secours des démocrates. Après tout, les liens entre l’économie numérique et le parti démocrate ne sont pas nouveaux. La Californie, berceau de cette économie, est depuis une vingtaine d’années l’un des Etats les plus solidement acquis aux démocrates (bien qu’elle ait aussi donné plusieurs présidents républicains notables : Herbert Hoover, Richard Nixon, Ronald Reagan). Al Gore, ancien vice-président démocrate, a dès les années 1980 joué un rôle crucial dans le développement industriel de l’économie numérique aux Etats-Unis. Plusieurs élus démocrates au Congrès sont d’anciens entrepreneurs de l’économie numérique : Maria Cantwell, sénatrice de l’Etat de Washington ; Jared Polis, représentant du Colorado ; Mark Warner, sénateur de l’Etat de Virginie.

La Silicon Valley est entrée en politique à sa manière, de façon disruptive. Elle n’a pas forgé d’alliance avec les autres soutiens traditionnels du parti démocrate. Au contraire, elle a activement réduit leur influence dans un rapport de force presque assumé :

  • la Silicon Valley a pris l’ascendant sur Hollywood pour lui imposer une vision de la protection du droit d’auteur plus adaptée à une économie propulsée par l’innovation. Les projets de loi dits SOPA et PIPA auraient imposé aux entreprises de l’économie numérique de déployer dans leurs applications et leurs plateformes des mesures de surveillance et de filtrage afin de prévenir les atteintes au droit d’auteur par les internautes. Le 18 janvier 2012, pour protester contre ces projets, les grandes entreprises de l’économie numérique et la Wikimedia Foundation ont fermé leurs applications pendant 24 heures, cristallisant un vaste mouvement de protestation à l’attention du Congrès, qui a préféré renoncer à satisfaire l’industrie du cinéma et a enterré SOPA et PIPA ;
  • l’économie numérique a aussi pris l’ascendant sur Wall Street, comme en a témoigné de façon spectaculaire l’introduction en bourse de Facebook. C’est un peu vite que cette opération a été considérée comme un échec par ses observateurs, car tout le monde n’a pas perdu de l’argent, loin s’en faut : tous les investisseurs de la Valley ou d’ailleurs, qui ont investi 1,5 milliard de dollars dans Facebook de sa création à son introduction en bourse, ont au contraire réalisé une confortable plus-value grâce au niveau élevé du cours d’introduction. Ceux qui ont perdu de l’argent sont les banquiers d’affaires de la côte Est qui ont géré l’opération et ont acheté des volumes significatifs d’actions pour soutenir le cours d’introduction : la dégringolade ultérieure a donc entraîné pour eux d’importantes moins-values.
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Introduction en bourse de Facebook

Il existe donc un rapport de force entre la Silicon Valley et la finance. Le fait que quasiment aucune grande entreprise de l’économie numérique ne verse de dividendes à ses actionnaires constitue une rupture par rapport aux pratiques traditionnelles des multinationales et une exception par rapport aux attentes des marchés financiers. Comme l’a observé Peter Thiel,

Google ne peut pas verser de dividendes car, le jour où Google puise dans ses milliards de dollars de trésorerie pour les rendre à ses actionnaires, elle admet qu’elle n’est plus une entreprise innovante. C’est la même raison pour laquelle Microsoft ne verse pas de dividendes. C’est la raison pour laquelle toutes ces entreprises thésaurisent ces énormes quantités d’argent. Elles ne savent pas quoi en faire, en même temps elles refusent d’admettre qu’elles ne sont plus des entreprises innovantes.

Nous assistons donc à la lutte d’une finance contre l’autre : celle de la côte Ouest contre celle de la côte Est ; celle du long terme contre celle du court terme ; celle de l’innovation contre celle de la rente ; celle qui soutient les démocrates contre celle qui s’en est détournée.

Après 2010 et la perte de la majorité démocrate à la Chambre des représentants, #ValleyPolitics ouvre une nouvelle période. La Silicon Valley apporte au parti démocrate un soutien d’une nature radicalement nouvelle, autrement plus large et durable que celui que lui apportaient dans le passé les syndicats, la finance ou l’industrie du cinéma. Ce soutien va bien au-delà de dons financiers. Il inclut également :

  • des compétences pour remporter des victoires électorales — Harper Reed (probably one of the coolest guys ever), a assuré pendant 18 mois la direction technique de la campagne présidentielle de Barack Obama. La plateforme que lui et son équipe ont déployée a permis de lever des centaines de millions de dollars par l’intermédiaire d’Internet et d’affiner considérablement la pratique du micro-ciblage : l’envoi du bon message au bon électeur au bon moment. Le travail d’Harper Reed est une contribution non négligeable à la nette victoire d’Obama sur Romney. Comme l’a observé Nate Silver, les geeks sont tous démocrates. Le fait que leurs compétences soient devenues indispensables pour gagner des élections risque donc de compliquer la tâche des républicains dans les années à venir ;
  • un lien privilégié avec les entrepreneurs qui veulent changer le monde — La jeunesse d’aujourd’hui est ambivalente : d’un côté, elle a grandi en comprenant qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même ; de l’autre, perdue pour perdue, elle cherche au moins à se faire plaisir, à s’accomplir et, pour les plus ambitieux, à changer le monde. La synthèse de ces deux caractéristiques est assez simple : les modèles de la jeunesse sont les entrepreneurs idéalistes qui ont réussi dans la vie en ne comptant que sur eux-mêmes, mais pas simplement pour devenir riche — pour changer le monde. Paul Graham l’a écrit : les startups ne sont pas des PME. Une PME satisfait un farouche besoin d’indépendance. Une startup répond à une ambition bien plus grande : conquérir un marché pour changer le monde. #ValleyPolitics est une manière pour le parti démocrate de bénéficier de l’énergie et de l’influence de cette nouvelle classe d’entrepreneurs créatifs et révolutionnaires ;
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Harper Reed, CTO Obama for America
  • un lien privilégié avec les centaines de millions d’Américains utilisateurs d’applications numériques — Au-delà du lien avec les entrepreneurs qui cherchent à les imiter, les entreprises de la Silicon Valley ont pour principale force leur alliance avec la multitude. C’est parce qu’elles font levier de l’activité spontanée de centaines de millions d’utilisateurs que ces entreprises parviennent à dominer tous les marchés sur lesquels elles se diversifient. Or faire levier de la multitude, c’est entrer dans son intimité et y exercer une influence sans précédent dans l’histoire. L’alliance entre les entrepreneurs et la multitude se nouent aussi sur des valeurs. Si les entreprises de la Silicon Valley sont démocrates, alors, intuitivement, les utilisateurs de leurs applications tendront aussi à être démocrates. L’économie numérique exerce sur les masses une influence encore plus puissante que, dans le passé, les industries de la presse, de l’automobile ou du cinéma.

#ValleyPolitics a déjà des conséquences tangibles et visibles dans le champ des politiques publiques :

  • comme tout un chacun, la Silicon Valley défend d’abord ses propres intérêts financiers. Massivement financée par des fonds de capital-risque, elle s’est beaucoup mobilisée pour que les mesures d’austérité budgétaire et une éventuelle remise à plat de la fiscalité du capital n’aient pas d’impact sur la rémunération des venture capitalists. La manœuvre, classique, a consisté à montrer du doigt la finance traditionnelle et les fonds de private equity, si détestés tant ils sont assimilés aux licenciements massifs qui accompagnent les restructurations d’entreprise. Mitt Romney, lui-même issu du private equity, en a fait les frais pendant toute sa campagne présidentielle. Au rebours de l’image de la finance en général et du private equity en particulier, le venture capital jouit quant à lui d’un prestige lié à la volonté systématique d’investir dans l’innovation et à l’alliance solide nouée entre les entreprises de l’économie numérique et la multitude ;
  • la Silicon Valley défend également les économies d’énergie et la protection de l’environnement. En 2006, Arnold Schwarzenegger, alors gouverneur de Californie, a fait adopter le Global Warming Solutions Act, qui mettait en place un marché de permis de polluer afin de limiter les émissions de dioxyde de carbone depuis le territoire de Californie. Comme le permet le droit californien, une initiative référendaire, dite « Proposition 23 », a été financée par les industries polluantes, notamment pétrolières, afin d’abroger ces mesures protectrices de l’environnement. Or, dans l’intervalle, des fonds de capital-risque avaient massivement investi dans des entreprises de green tech et de clean tech. L’abrogation du plan de Schwarzenegger aurait signifié l’anéantissement de ces investissements, faute de normes contraignantes soutenant et rentabilisant les efforts d’innovation en matière de protection de l’environnement. Les venture capitalists de la Valley ont donc financé une campagne, victorieuse, pour contrer la Proposition 23 et protéger la loi en vigueur, prouvant au passage qu’ils étaient une force politique sur laquelle il fallait compter ;
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Arnold Schwarzenegger (à droite)

la réforme de l’immigration est la priorité économique des entreprises de la Silicon Valley. Comme l’a observé John Doerr, gestionnaire du grand fonds de capital-risque Kleiner Perkins, le principal frein au développement de l’économie numérique est la rareté des compétences. Accueillir plus d’immigrés dans la Silicon Valley est un double enjeu. Il s’agit bien sûr, pour ces entreprises, de pouvoir recruter les meilleurs ingénieurs et les meilleurs designers, de plus en plus difficiles à trouver aux Etats-Unis. Mais l’enjeu est aussi de nourrir la dynamique d’innovation qui porte le développement de l’économie numérique. Vivek Wadhwa l’a mis en évidence : la majorité des créateurs d’entreprise de la Valley sont des immigrés. Cela suggère à quel point l’accueil des immigrés nourrit la dynamique entrepreneuriale et constitue un soutien à l’innovation ;

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La signature de Barack Obama promulguant le Patient Protection and Affordable Care Act (Obamacare)
  • l’universalisation de l’assurance maladie, accomplissement majeur de l’administration Obama, passionne moins la Silicon Valley mais bénéficie néanmoins de son soutien car elle se révèle un immense terrain d’innovation à la fois dans le secteur de la santé et dans celui de l’assurance. En attirant 30 millions d’Américains supplémentaires sur le marché de l’assurance maladie, elle permet à des dirigeants de startups de prendre leur envol et à des fonds de capital-risque d’investir massivement. Avoir conçu cette réforme comme une opportunité d’innovation permet de sécuriser l’héritage politique de Barack Obama : tous ceux qui, en entreprenant ou en investissant, ont parié sur le succès de la réforme feront désormais tout pour la défendre pendant des années et même des décennies ;
  • le mariage gay : San Francisco est historiquement la capitale du militantisme gay et la Californie dans son ensemble porte haut les valeurs de tolérance. Au-delà, le soutien de la Silicon Valley au militantisme gay prend de nombreuses formes : Chris Hughes, l’un des cofondateurs de Facebook, a été l’un des premiers Américains homosexuels à épouser son conjoint grâce à la loi adoptée dans ce sens dans le Massachusetts. Peter Thiel, riche entrepreneur libertarien, pourtant peu suspect de sympathie pour les démocrates, a soutenu activement le mariage gay — mettant même en difficulté le sénateur du Texas Ted Cruz, dont il avait soutenu la candidature pendant la primaire républicaine, mais qui a dû prendre des distances avec Peter Thiel en raison de l’hostilité que suscitait son engagement dans les rangs républicains ;
  • enfin, l’innovation dans l’administration n’est pas le moindre des apports de la Silicon Valley aux politiques publiques sous Obama. Au nom de la transparence, de la qualité des services publics, du soutien à l’innovation ou simplement des économies budgétaires, la Maison blanche promeut des efforts considérables de dématérialisation, de portabilité des données des citoyens et de mobilisation de communautés de hackers au service de la réinvention de l’administration fédérale. La notion de smart disclosure, forgée par Cass Sunstein, est aux Etats-Unis la version administrative de la portabilité des données. Elle se fonde sur l’idée selon laquelle, par l’intermédiaire des citoyens et sous leur contrôle, l’administration doit s’ouvrir à des sur-traitants, développeurs d’applications seuls capables d’inventer les services publics de demain.

Tous ces apports de la Silicon Valley font système et ménagent les conditions d’une domination durable du parti démocrate dans la politique fédérale. Après plusieurs cycles d’innovation de rupture et d’enrichissement d’une génération d’entrepreneurs, la Silicon Valley dispose d’une puissance financière qu’aucun autre secteur ne pourra égaler. Les allers et retours se multiplient entre l’administration et les grandes entreprises de l’économie numérique : Al Gore est membre du board d’Apple et conseiller de Google ; Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, est une ancienne directrice de cabinet du secrétaire au Trésor ; Andrew McLaughlin a été recruté en 2009 comme CTO adjoint de l’administration fédérale, avant de rejoindre Tumblr en tant que vice-président. Grâce à lui et à d’autres, les politiques publiques portent désormais la marque de la Silicon Valley. Une alliance durable se forge entre responsables politiques, entrepreneurs innovants, gestionnaires de fonds de capital-risque et électeurs qui utilisent au quotidien et avec enthousiasme les applications conçues et développées dans la Silicon Valley.

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Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique, en déplacement dans la Silicon Valley (avec Sheryl Sandberg)

Malgré nos différences radicales d’avec le système américain, le même alignement pourrait être accompli en France entre la gauche, les entrepreneurs de l’innovation et la majorité des électeurs. Les entrepreneurs innovants sont une base électorale que la droite et la gauche se disputent dans tous les pays : aux Etats-Unis, où les républicains n’ont pas dit leur dernier mot ; au Royaume-Uni, où David Cameron a fait sien le programme de transformation révolutionnaire de l’économie numérique. En France, l’UMP a échoué à profiter du mouvement des Pigeons car, à ce moment précis, elle s’est trouvée enlisée dans sa guerre des chefs. Un sursis a ainsi été ménagé à la gauche, qui lui a permis de mener à bien les Assises de l’entrepreneuriat et de se rapprocher à nouveau des entrepreneurs. Mais il faut aller plus loin, ce qui suppose, comme aux Etats-Unis :

  • que des liens sincères, étroits et fréquents se nouent entre responsables politiques de gauche et entrepreneurs innovants, y compris au plus haut niveau — autrement dit, que ces entrepreneurs innovants de l’économie numérique et ceux qui les financent remplacent les visiteurs du soir issus du secteur bancaire ou d’une économie industrielle dépassée ;
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Clôture des Assises de l’entrepreneuriat au Palais de l’Elysée
  • de faire levier de l’innovation pour transformer les politiques publiques, notamment par des stratégies de plateforme : Etalab est un aperçu des promesses que porte le numérique en termes d’efficience, d’efficacité et de qualité des services publics — et qui concerneront demain des politiques publiques représentant plusieurs dizaines de points de PIB : l’éducation, la santé, les retraites ;
  • que la gauche retrouve ses valeurs à la lumière de ce que sont l’entrepreneuriat et l’économie numérique. S’adresser à la jeunesse, ce doit être l’enrôler dans le redémarrage de l’économie : pas lui proposer des emplois précaires dans les grandes organisations, mais lui permettre de donner libre cours à son idéalisme et à sa rage d’entreprendre. Car c’est cela la gauche : non à la résignation, oui au dépassement ; non à l’aliénation, oui à l’accomplissement individuel ; non à la rente, oui à l’innovation ; non au chacun pour soi, oui à des garanties collectives qui, seules, nous permettent de prendre des risques et de créer la croissance et les emplois de demain.

(Edit 15.6.2013 / George Packer, journaliste au New Yorker, a écrit sur ce même sujet deux semaines avant la mise en ligne de cet article.)

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Nicolas Colin
L’Âge de la multitude

Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.