Quatre pas de côté de l’écolieu urbain

Duc Ha Duong
l’avenir appartient
10 min readJul 15, 2020

Ceci est le 8ème article d’une série consacrée à la conception d’un espace de production tertiaire en bien commun, un éco-working, un écolieu urbain. Il est toujours temps de nous contacter pour faire partie de l’aventure.

Qu’est-ce qui distingue notre projet d’écolieu urbain d’un “Wework for good” ? Comment peut-on faire qu’on travaille ensemble, et non pas côte à côte, malgré la diversité de nos projets respectifs ? Satisfaire nos besoins d’avancer dans nos propres directions, tout en profitant de la richesse de nos interconnections ? Permette à chacun d’apporter ce qu’il a (temps ou argent), prendre ce dont il manque, en préservant la légitimité de chacun ? En quoi notre organisation du travail serait plus inspirée du vivant que le modèle fordiste traditionnel, pour mériter la qualification d’une approche permacole ? Est-ce que, au final, le travail y sera plus digne ?

Beaucoup de doutes pour un seul projet… pour me rassurer, j’ai identifié certaines pratiques que j’espère voir se répandre dans notre tribu. Aujourd’hui vous propose d’en explorer quatre :

  • La raison d’être n’est pas imposée par les premiers arrivés mais une notion évolutive émergente de la somme des intentions.
  • On ne porte pas de masque (au figuré !), on vient en humain pour servir ses causes d’abord, tenir un rôle projet ensuite.
  • Il n’y a pas de pouvoir statutaire : chacun agit et décide en toute souveraineté individuelle, avec attention pour l’harmonie du groupe.
  • Une approche ouverte de la gestion des conflits, qui s’appuie sur la transparence et la pression sociale.
Ouverture, biodiversité, causes communes

Une raison d’être évolutionnaire

Nous avons tous besoin de sens pour servir nos actions. Quelle mission doit servir le lieu ? Où souhaitons nous collectivement aller ? Traditionnellement, cette raison d’être est le point de départ de tout projet, que ce soit un tiers lieu, une organisation ou un événement. Un point de départ fixé par l’équipe fondatrice, qui a souvent passé beaucoup de temps et d’énergie pour le définir. “Start with Why” vous dira M. Sinek. Cette raison d’être agit ensuite comme un filtre, attirant les personnes qui résonnent, repoussant les autres, et invitant ainsi chacun à se positionner à la distance qu’il lui convient.

Seulement voilà : ce qui nous meut n’est pas immuable, il évolue au fil du temps, en réaction à notre environnement. Si nous souhaitons rester cohérent avec la permaculture humaine, s’inspirer du vivant, il n’y pas de raison que la première cellule de l’organisme ait une telle influence sur toutes les suivantes. Ce n’est pas parce que vous avec planté les choux avant les carottes, que les carottes doivent devenir “un peu choux quelque part”. Peut-être même que les choux ne vont pas se plaire, péricliter, et qu’il faudra manger des carottes tout l’hiver ! La logique “le premier arrivé impose son why aux autres” si elle est parfaitement cohérente pour une création humaine, peut être remise en question pour un groupe inpsiré du vivant. Comme les bancs de poisson ou les nuées d’hirondelles.

C’est pourquoi il nous est apparu important de demander à chaque personne, chaque être humain, et non pas simplement aux porteurs de projets, d’indiquer les 5 principales causes qui le font courir. Dans l’espoir de voir émerger un sentiment de cause commune, de raison d’être partagée, sans avoir besoin d’aller jusqu’à une formulation écrite. La raison d’être est insaisissable, ineffable et évolue. Qu’à cela ne tienne, l’essentiel est que nous ayons envie de faire du chemin ensemble, non ?

Simplement, n’attendez pas que l’on vous propose une raison d’être avant de décider de nous rejoindre. Après avoir lu ce que les autres ont exprimé, allez chercher en vous si cela résonne avec vos propres causes, et partagez-les nous !

Un alignement de soi complet

Le tiers-lieu est un terme traduit de l’anglais The Third Place (qui ne doit pas être traduit par « troisième place » mais éventuellement par « troisième lieu ») faisant référence aux environnements sociaux qui viennent après la maison et le travail. (wikipédia)

Notre écolieu sera-t-il un tiers-lieu ? Allons nous voir advenir parmi ses membres une troisième identité, ni personnelle, ni professionnelle ? Le but n’est bien sur pas d’aggraver notre schizophrénie mais bien de transcender tout cela autant que possible. Les conséquences ne sont pas anodines. Se détacher des cases (“j’appartiens à la boite B, je suis comptable”) pour les transformer en étiquettes, en attributs, permet de recentrer notre attention sur les relations entre humains (“J’aide Martine, le fondatrice de B, à réussir sans aller en prison”). Cela ne demande pas seulement certaines qualités personnelles de la part de Martine quant à son ego, c’est aussi une posture non conventionelle de la part des salariés qui, forts de leur souveraineté individuelle, deviennent maître de l’emploi de leur temps. A eux de juger dans quelle mesure, en étant payé par le projet B, il reste pertinent de consacrer du temps à donner des conseils à Olivier du projet C. Car au fond, les deux projets soutiennent la même cause, et sur le long terme, ça peut être un bon investissement.

C’est pourquoi il ne nous apparaît pas évident de faire une règle générale de sectorisation des espaces par projet. Il y a toujours des contraintes, mais dans l’ensemble, laissons chaque individu décider de ce qui est le mieux pour lui, et pour son groupe, pour la journée qui commence. Sans doute qu’il sera régulièrement avec ses collègues de projet principal. Souvent, il sera avec les personnes qu’il apprécie le plus, dont il aime s’entourer. Ou des confrères qui font le même métier dans d’autres projets. Ou près des plantes, du soleil, de l’air libre…

C’est un effort. Pas seulement pour ranger ses affaires tous les soirs, aussi pour parvenir à rester aligné avec soi-même tout en préservant l’harmonie du groupe. Avoir conscience de soi, et prendre conscience des autres, pour se connecter sans se trahir. Assumer les pratiques de son projet, son impact, dans toutes les dimensions de l’éthique (écologie, santé, social, économie, démocratie, éducation, culture), et comme il est difficile d’être parfait partout, accepter ses défaillances, sa propre vulnérabilité.

Être soi, entièrement soi.

Décider par partage d’intention

C’est bien joli les discours “il n’y a pas de chef”, il faut bien quelqu’un qui décide pourtant. Alors qui ? Comment prendre des décisions qui font avancer le projet ? Comment s’assurer que ces décisions en sont bel et bien, c’est à dire qu’elles emportent l’adhésion ou à minima l’acceptation de tous les autres ? Parce que l’essentiel, c’est bien l’effet, le comportement réel des individus. Je vous propose une règle simple : le partage d’intention.

Si quelqu’un veut changer quelque chose, c’est qu’au fond de ses tripes, il ressent une tension, un écart entre ce qu’il voit et ce qu’il souhaiterait voir. Cette tension est bien sûr d’autant plus facile à identifier que l’on est bien aligné avec soi-même. Bien sur, les premières étapes consistent à vérifier que ce qu’il voit est réel, et que ce qu’il souhaite est désirable. Le plus souvent avec un peu d’observation, une mini-enquête, en demandant autour de soi. Demander à qui ? A ceux qui seront les plus impactés par ce changement, cela semble naturel. Et aussi à ceux qui ont une expertise dans le domaine concerné, car ils seront les mieux à même de donner les bons conseils pour effectuer ce changement au moindre coût, au moindre effort, et avec le meilleur impact.

Le défi, c’est d’identifier ces personnes. Et parfois, d’avoir leur oreille, quoique si on ne l’a pas, c’est peut-être que ce ne sont pas les bonnes personnes ;-) ? Dieu merci nous avons de chouettes technologies à notre disposition pour écrire à plusieurs personnes en même temps, sans être trop intrusif non plus. Car l’infobésite guette, et si l’on vise trop large en écrivant à la terre entière, on risque de manquer sa cible. Si l’on vise trop serré, en appelant une par une les parties prenantes, on risque d’en rater, de vexer les uns, saturer les autres, et en plus créer des attentes désalignées car vous n’allez pas passer exactement le même message à chacun. Sans garder l’historique, il est difficile pour un nouveau venu de raccrocher les wagons, mais si l’on garde tout en brut sans faire de synthèse, les même nouveaux vont éprouver au moins autant de difficulté face à trop de contenu désordonné.

Quel que soit le canal de communication (Slack, Whatsapp, Messenger…) je garde une grande part de responsabilité dans la manière dont je choisis d’utiliser ces outils.

Exemple : quand je publie un article sur Medium, je le partage d’abord sur Facebook en commentaire de mon billet précédent. Cela a pour effet d’envoyer une notification à toutes celles et ceux qui ont commenté le billet précédent. Ils reçoivent donc l’information en primeur, peuvent réagir en premier, l’article ne sera ensuite partagé dans un billet dédié que 24 heures plus tard sur les réseaux sociaux. J’ai fait le choix, arbitraire, que je dois assumer, que les personnes qui ont liké ou commenté l’article précédent sont les personnes impactées ou expertes, et que 24 heures est un délai suffisant.

Autre exemple avec une étape importante : écrire à Alice, CEO de TheFamily, pour demander un rendez-vous et présenter notre projet. Dans ce cas je partage d’abord l’intention très largement, sur le canal WhatsApp général, et demande de l’engagement (“qui veut venir avec moi ?”). Des mains se lèvent, je partage alors une intention plus précise “Demain je vais demander un rdv avec Fatou et Hind.”, et j’attends encore un jour. Et c’est parti !

Je pose mon intention, j’observe son accueil, elle se bonifie au contact des autres.

La règle générale relève du bon sens : plus la décision est importante, plus je dois faire attention, laisser plus de temps entre l’annonce de mon intention et mon passage à l’acte, et m’assurer que les personnes incontournables ont bien vu passer le message.

Une décision “importante”, qu’est-ce que c’est ? On pense tout d’abord à une décision impliquant d‘importantes quantités matérielles, financières ou même de flux non-marchands. Il y a aussi toutes les décisions irréversibles ou très difficilement réversibles. Et enfin, last but not least, il y a les “premières fois”. Car en créant un précédent, elles peuvent provoquer, sur le long terme, des impacts considérables. C’est ainsi que l’on peut se retrouver dans des débats douloureux et parfois interminables sur un sujet d’apparence assez simple, sauf qu’il conditionne l’avenir car un cas singulier, reproduit assez souvent, crée une tradition dont la force peut devenir considérable.

Imaginons par exemple qu’une personne déclare “J’ai l’intention de payer 100€ par mois, je viendrai de temps en temps, on verra bien, s’il n’y a pas de place c’est pas grave.” Si deux ou trois autres personnes lui emboîtent le pas, il se crée de facto une dynamique type “club à adhésion”, dont le tarif de base est fixé à 100€/mois. Ceux qui décident alors de payer 200€ mensuels se sentiront alors légitimes à prendre un peu plus, alors que ceux qui choisissent de payer 50, 10 voire zéro euros par mois ressentiront un besoin de trouver une autre légitimité (de par les causes qu’ils servent, le réseau qu’ils apportent, l’image qu’ils procurent, un apport en nature, que sais-je …).

Bien sur, il va y avoir des ratés. Des personnes déçues de n’avoir pas été consultées, ou bien à qui l’on n’a pas laissé assez de temps pour réagir. C’est là que notre bienveillance sera mise à l’épreuve. Saurons-nous nous pardonner ? Pourrons nous continuer à croire et faire confiance à l’autre ?

Résoudre les conflits par l’ouverture

Après avoir partagé mon intention, il se peut que la résolution de ma tension en fasse naître de plus grandes chez d’autres. Ils vont alors se signaler afin d’éviter que l’harmonie du groupe se déteriore. Dans une telle situation, et si l’on arrive pas à résoudre la tension de gré à gré, on invite alors une tierce personne. Il est important que cette tierce personne ait un niveau de respect et confiance équivalent de la part des deux parties, et il est désirable que cette personne dispose de quelque compétence en facilitation. Dans une petite équipe de 3 à 5 personnes, ce n’est pas du tout facile. Il y a souvent une grosse asymétrie d’influence (entre un fondateur et un stagiaire par exemple). Heureusement, dans une approche centrée sur les individus et les causes, le périmètre des projets ne définissent pas de frontières. On peut trouver de l’attention et de la bienveillance en dehors de l’équipe projet, des personnes qui ont du temps ce jour-là, prêts à vous écouter, et dans une position à priori plutôt neutre par rapport aux enjeux du projet. Quelqu’un qui va changer le cadre, reposer les questions, nous faire reformuler, apporter un regard neuf… cela suffira souvent à apaiser les tensions.

Il restera bien sur des cas plus difficiles. Alors, il faut trouver plus de tierces personnes, élargir le cercle de discussion, progressivement, quitte à aller, au pire, sur la place publique, à se laisser voir de toute la tribu. La plupart des cas, cependants seront réglés bien avant.

Les flux non marchand nous connectent et créent les conditions de la bienveillance.

Voilà donc quatre aspects que j’appelle à voir fleurir dans le quotidien de notre écolieu. Sauf que les chiens ne font pas des chats, il me semble donc crucial que dès aujourd’hui, dans cette période de préparation et de lancement, nous fassions l’effort d’appliquer ces principes au quotidien. Quoi que cela nous coûte à court terme, cette cohérence dès le premier jour n’est pas ni un luxe ni une coquetterie à mes yeux.

Plutôt une nécessité pour laquelle nous verrons, à terme, la juste récompense.

(Bravo toujours à la Creative Tribe pour les illustrations !)

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Duc Ha Duong
l’avenir appartient

Entrepreneur, father, barbarian, dreamer, prospectivist, teal evangelist, optimistic, french-vietnamese, parisian, feminist, caretaker. Blind to legal fictions.