Les Amants — René Magritte — 1928.

Amour, homogamie et reproduction sociale dans le film “Blue Jasmine”

Edon Duraku
l’edoniste
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12 min readDec 21, 2017

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Sur la base affirmant que l’homogamie est une source de reproduction sociale, ce travail va consister à analyser ce phénomène et de voir s’il peut mieux s’expliquer par la théorie structuraliste de Pierre Bourdieu ou par le paradigme de l’individualisme méthodologique inspiré par Raymond Boudon. Ces différentes notions vont s’appliquer sur l’analyse du film « Blue Jasmine », écrit et réalisé par Woody Allen aux États-Unis en 2013. Ce travail va être coupé en trois parties : la première partie consistera à décrire le film et à observer les éléments distinguant les classes sociales ; la deuxième partie analysera les éléments ayants traits à l’homogamie ; et enfin la troisième partie consistera à opposer la vision de Bourdieu à celle Boudon.

Les distinctions de classe sociale

Le film raconte l’histoire de deux sœurs ayant chacune vécu un parcours de vie différent. Jasmine (Cate Blanchett) a épousé un riche homme d’affaire à New York tandis que Ginger (Sally Hawkins) s’est mariée avec un mécanicien à San Francisco. Le film débute lorsque Jasmine vient s’installer chez sa sœur dans la ville californienne. On comprend rapidement que Jasmine souffre de problèmes psychiques sérieux. En effet, dans l’avion l’amenant à San Francisco, elle alpague sa voisine de siège, qui ne l’a connaît ni d’Ève ni d’Adam, pour lui raconter sa vie. À plusieurs reprises Jasmine se trouve également à se parler à elle-même à haute-voix dans la rue. On apprend également très vite qu’elle est venue chez sa sœur parce que son mari s’est suicidé en prison après avoir été arrêté pour fraude fiscale. Sans le sou, Jasmine est ainsi contrainte de vivre avec sa sœur. La fin du film révèle que c’est Jasmine qui a dénoncé son mari à la police après avoir appris que ce dernier la trompait avec plusieurs autres femmes. Cela explique en partie les raisons pour lesquelles Jasmine souffre de névroses.

Dès le début du film, les signes distinctifs de classes sociales sont très clairs : Jasmine fait partie de la classe supérieure tandis que Ginger est membre de la classe populaire. La première est uniquement vêtu d’habits de marques de luxe, tandis que la seconde porte des vêtements ordinaires. Jasmine a fait des études d’anthropologie, qu’elle a arrêté en dernière année lorsqu’elle a rencontré son mari, alors que Ginger travaille dans un supermarché.

On comprend que Jasmine a bénéficié d’une ascension sociale en épousant Hal, son mari milliardaire. Par ailleurs, Jasmine s’appelle en réalité Jeanette. Elle a choisi de changer de prénom car ce dernier « had no panache » (Allen, 2013, 6 min et 42 sec.) dit-elle dans le film. Ce changement semble être un renoncement de tout ce qu’elle a été dans le passé. Son nouveau prénom exprime ainsi un changement de statut social, passant d’une classe inférieure à une classe d’élite. Le film ne montre pas clairement le milieu d’origine des deux principales protagonistes, même si nous pouvons en déduire qu’elles sont issues de classe populaire. On ne connaît également rien de leur habitus primaire (Bourdieu, 1986). Il s’agit là certainement d’une volonté de la part de Woody Allen de brouiller les pistes afin de nous offrir des personnages telles qu’ils sont au moment de l’intrigue. Le seul élément révélateur de leur passé est que Jasmine et Ginger ont toutes les deux étés adoptées, elles ne sont donc pas sœurs au sens biologique du terme. Cet élément qui se révèle être un détail dans le film, va être un point important de mon analyse, car il va être utilisé comme argument par le personnage Ginger pour justifier en partie son parcours et sa situation sociale et économique. Concernant l’habitus secondaire, la différence entre les deux sœurs est également très marquée (Bourdieu, 1986). Jasmine a par exemple un langage plus soutenu que Ginger, sa manière de se tenir, de se présenter et de s’exprimer sont des caractéristiques de l’élite bourgeoise new-yorkaise.

Le choix du conjoint comme distinction

Le cœur du film réside dans la cohabitions des deux sœurs et par conséquent de leurs différentes visions du monde qui sont constamment confrontées durant le film. Si leurs conditions sociales semblent aller de soi, c’est leurs histoires d’amours respectives qui posent problème à l’une et à l’autre. Ces histoires d’amours s’insèrent, à l’insu des protagonistes, dans une perspective de classe. C’est par ailleurs ce qui va m’intéresser dans l’analyse et notamment les tendances homogames des personnages du film. L’homogamie signifie le fait de se marier avec une personne issue du même milieu social. Une étude de Mélanie Vanderschelden (2006) nous montre que « Les deux tiers des couples sont en effet constitués de personnes de groupes sociaux identiques ou proches ». Et c’est en effet ce type de couples qui se forme dans le film.

« La comparaison des positions sociales, menée de façon plus approfondie, en utilisant une nomenclature socioprofessionnelle fine, fait apparaître en réalité une logique très homogame du marché, une tendance à choisir sinon l’identique, du moins le plus proche ; de même la comparaison des origines ne permet pas seulement de constater la tendance déjà notée des semblables à s’associer, mais aussi l’existence de courants d’échanges privilégiés entre groupes sociaux différents (et aussi de répulsions). » (Bozon, 1991)

Il y a dans le film cinq couples qui se forment. Deux d’entre eux sont issues du passé des protagonistes, dont le film dévoile les nombreux flashbacks. 1. Le couple Jasmine/Hal (le milliardaire). Il s’agit pour Jasmine d’un cas de mobilité sociale ascendant, même si celle-ci par ses études universitaires s’inscrivait déjà dans une telle dynamique. Nous avons là donc une union hétérogame ; 2. Le couple Ginger/Augie : est un mariage homogame, car les deux proviennent du même milieu social. Il est important de noter ici qu’Augie et Ginger avaient autrefois gagné une grosse somme d’argent à la loterie. Ne sachant où l’investir, ils ont confié l’argent à Hal. Un montant évidemment réquisitionné par la police suite aux fraudes du mari. Les exactions de l’ex-mari de Jasmine vont par ailleurs sans cesse lui être rappelés. Il y a ensuite les couples en train de se former pendant l’intrigue principale. 3. Le couple Ginger/Chili qui en voie de s’unir par le mariage, est aussi un cas d’homogamie. 4. Le couple Jasmine/Dwight est aussi une union homogame. Lors d’une soirée mondaine Jasmine rencontre Dwight, un homme riche qui a pour ambition de devenir député en Californie. 5. Et enfin le couple Ginger/Al. Ginger alors en couple avec Chili s’aventure dans une relation extra-conjugale avec Al, un ingénieur du son. Cette relation s’inscrit dans un cas de mobilité sociale ascendante pour Ginger, elle rencontre Al dans une soirée mondaine invitée par sa sœur. Il est important aussi de noter que les lieux de rencontre ont une importance cruciale dans la production de couples homogames, « La segmentation sociale des lieux de sociabilité fraie la voie à l’homogamie. » (Bozon, 1991). C’est par ailleurs dans ce même lieu que Jasmine rencontre Dwight, dans le cas de Ginger on peut cependant imaginer que si Jasmine n’avait jamais attiré sa sœur dans cette soirée, cette dernière n’aurait jamais rencontré Al. Les histoires d’amour de Jasmine et Ginger finissent cependant réciproquement sur des échecs, Dwight apprend que Jasmine a menti sur les circonstances de la mort de son ex-mari et Ginger apprend qu’Al est un homme marié. Nous avons là donc un phénomène de reproduction sociale. Ginger ne parvient pas à se lier à un homme qui ne soit pas du même milieu qu’elle et Jasmine n’arrive plus à se maintenir au rang acquis grâce à son précèdent mariage.

Structuralisme ou individualisme méthodologique

Selon Pierre Bourdieu les classes dominantes ont pour but de maintenir ses privilèges en se distinguant, de par son style de vie, ses choix culturels, ses préférences culinaires et vestimentaires (Géhin, 1980). Bourdieu n’évoque pas précisément le choix du conjoint ou l’homogamie comme étant un signe de reproduction sociale. Cependant le choix du conjoint et l’amour ne se distinguent que formellement des autres préférences évoquées ci-dessus. Pour Bourdieu, l’homogamie serait donc également un signe de distinction sociale, un processus de domination maintenant les classes populaires en bas de la hiérarchie.

« L’amour n’a pas révolutionné la structure sociale. La liberté des sentiments se développe dans un univers de contraintes invisibles. Le jeu ségrégatif de la sociabilité, la distribution sociale des goûts et des préférences, la structure inégalitaire des rapports de sexe modèlent les choix aussi fortement que les stratégies parentales autrefois. » (Bozon, 1991)

Le choix de conjoint se base également sur un système de valeurs que l’un ou l’une attend de retrouver auprès de l’autre. Et ces valeurs dépendent du statut social de la personne. Une femme employée va par exemple exiger comme qualité première de son conjoint que celui-ci soit plus travailleur et plus affectueux, alors qu’une femme cadre va préférer un homme intelligent comme qualité première. (Bozon, 1991). Dans le film, Chili, le futur mari de Ginger tente d’arranger une relation à Jasmine avec un ami également mécanicien. Cependant, on voit très bien qu’une relation amoureuse entre les deux, est difficilement envisageable. L’ami de Chili est maladroit et il fait des remarques déplacées. Quant à Jasmine, elle montre du dédain à l’égard de Chili et de son ami. Jasmine reprochera par ailleurs souvent à Ginger de vouloir épouser un second Augie. « He’s another version of Augie. He’s a loser. » (Allen, 2013, 33 min et 17 sec). Si les principaux personnages semblent comprendre ce qui les différencie, ils semblent ignorer que le choix du conjoint est également dépendant de leur condition et de leur classe sociale. Bourdieu écrit que « l’habitus est au cœur des corps de classes. […] C’est lui encore qui, dans le goût, ajuste le mode de vie aux possibilités stylistiques offertes par la condition de classe — de sorte que le goût n’est en dernier ressort que choix forcé de la condition qui l’a formé. » (Géhin, 1980).

Si on part du principe ici que les goûts sont forcés par les conditions de classes, nous pouvons estimer qu’il est en de même du choix de conjoint. Le goût pour l’autre, pour la personne aimée ne serait donc pas un choix véritable, mais un choix forcé inhérent à la condition sociale des individus. Il y a là un fort déterminisme de la part Bourdieu concernant la mobilité sociale. Les rapports de force entre les classes font que la classe dominante va toujours garder ses prérogatives. Le film montre également cela lorsque Ginger et Augie demande de l’aide à Jasmine et Hal pour le placement de leur gain à la loterie. Les premiers sont finalement trompés par l’escroquerie de Hal. Les informations, concernant les marchés financiers dans ce cas précis, sont toujours aux mains de la classe dominante. L’homogamie dans une perspective bourdieusienne serait donc un moyen des structures dominantes de maintenir les inégalités entre les différents groupes sociaux.

Le parcours particulier de Jasmine nous questionne néanmoins sur ces structures dominantes opérant sur les individus sans qu’ils en soient conscient. Jasmine est parvenue pendant plusieurs années à vivre dans un milieu bourgeois qui ne semblait initialement pas être le sien. Elle en a adopté les coutumes, les usages, les codes sociaux et même le mépris à l’égard des milieux populaires. Nous pouvons supposer par conséquent que ce sont les actions et les choix de Jasmine qui favorisent la reproduction sociale. Pour Raymond Boudon « tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles ». (Boudon, 2004). Boudon nomme cela P1 : le postulat de l’individualisme, issu de sa théorie de l’individualisme méthodologique. (Boudon, 2004). Rappelons que Ginger et Jasmine ne sont pas sœurs au sens biologique du terme. Cela amène un doute dans le film, car nous pourrions penser que seule l’une possède les capacités de gravir les échelons de la hiérarchie sociale. C’est par ailleurs un argument que le personnage de Ginger utilise à deux reprises : « She had better genes. » (Allen, 2013, 12 min et 27 sec) et « she got the good genes. » (Allen, 2013, 43 min et 41 sec). Pour Raymond Boudon cet argument serait une croyance construite par Ginger qui aurait pour effet de maintenir celle-ci dans sa position et lui fournir un moyen de la justifier. Lorsque Jasmine s’immisce dans sa vie, Ginger est animée par une volonté de changement. Elle se permet une histoire extra-conjugale avec l’ingénieur du son rencontré lors de la soirée mondaine, mais très vite elle est rapidement ramenée vers son milieu d’origine lorsqu’elle apprend que celui-ci est marié. Elle retourne donc voir Chili, et même si ce dernier peut être violent, il possède des valeurs qui lui conviennent. Cette escapade lui fait comprendre que Chili est l’homme qui lui faut. Il s’agit par conséquent là du deuxième postulat qu’évoque Boudon. P2 : le postulat de la compréhension. (Boudon, 2004). Ginger fini par ailleurs à avouer à Chili qu’il n’est pas un looser contrairement à ce que pense Jasmine. « You’re no loser. You’re twice the guy I met at the party she dragged me to » (Allen, 1h 23 min et 51 sec). Selon elle, Ginger possède des gènes inférieurs à ceux de sa sœur. Par la suite, sa relation avec l’ingénieur du son et par conséquent une éventuelle mobilité vers une classe supérieure se heurte à un échec. Elle fait par conséquent un choix rationnel en préférant le moins pénible conjoint et qui se trouve être le personnage de Chili. Nous avons là un exemple du troisième postulat (P3) de Boudon qui est celui de la rationalité (Boudon, 2004). Ce dernier part du principe que l’acteur est rationnel, qu’il a de bonnes raisons d’agir de telle ou telle manière. (Boudon, 2004). Tous les choix de Ginger seraient ainsi pour Boudon de type : calcul coût-bénéfice (CCB).

« Sans doute peut-on postuler que les croyances résultent de l’adhésion à une théorie et que l’adhésion à une théorie est un acte de caractère rationnel. » (Boudon, 2004)

Ginger rationalise également sa situation en se comparant à Jasmine. Elle rappelle par ailleurs souvent à sa sœur que son mari était un escroc, que c’est donc elle qui a fait une erreur. En effet, le déclassement subit par Jasmine apparait aux yeux de Ginger comme un risque à ne pas prendre. Si elle préfère opter pour une autre stratégie que celle de Jasmine, c’est aussi parce qu’elle a pu observer les dégâts et les malheurs qu’une telle chute sociale peut engendrer. Ginger semble, par conséquent, ne pas souffrir de sa situation, même si on ne souhaite pas forcément, en tant que spectateur, la voir se marier avec Chili.

Conclusion

Le film oscille constamment entre les deux paradigmes : le structuralisme de Pierre Bourdieu d’une part et l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon d’autre part. Dans la perspective de l’individualisme méthodologique, les acteurs sont en mesure d’évaluer les risques et de prendre des mesures rationnelles. Toutefois, on ne peut pas affirmer que les deux sœurs agissent toujours en connaissance de cause. Elles se font des critiques à l’une et à l’autre sur le choix du conjoint, mais elles ne semblent pas capables de justifier leurs actions de manière totalement rationnelle. Ginger subit les conséquences négatives d’une aventure extra-conjugale dans un premier temps et rationnalise sa position sociale et ses choix dans un second temps. Le personnage de Jasmine quant à lui ne subit pas les mêmes effets. Ginger se trouve dans la possibilité de gravir les échelons alors que Jasmine tente de freiner sa chute. Jasmine subit par ailleurs un déclassement profond et brutal dans la hiérarchie sociale. C’est avant tout ce personnage qui souffre le plus, c’est elle qui est rejetée avec violence après plusieurs années dans ce qui semble être son milieu social d’origine. Son déclin aura même pour effet de lui causer de graves troubles mentaux. Son capital culturel qui semble être le seul qu’elle ait gardé après son déclassement ne lui suffit que partiellement pour rebondir dans un milieu social supérieur. Le film se termine par ailleurs sur un plan très négatif de Jasmine assise sur un banc se parlant à haute-voix à elle-même après que Dwight la quitte à cause de ses mensonges. Il s’agit là d’une vision très pessimiste de Woody Allen, démontrant d’une certaine manière qu’appartenir à une classe dominante n’est pas une assurance vie lorsque l’on provient notamment d’une classe populaire. Le réalisateur semble ici plus proche des idées de Bourdieu que celles de Boudon, tout en montrant les responsabilités non-anodines des protagonistes sur la reproduction sociale.

L’homogamie est un important vecteur de reproduction sociale. Les exemples tirés du film vont également dans ce sens. Les différentes possibilités de mobilité sociale se heurtent à des échecs cuisants. Les actions des protagonistes ont peu ou pas d’effet sur la possibilité d’une rupture des comportements homogames. Les personnages subissent en réalité de plein fouet les phénomènes sociaux, comme si rien ne dépendait d’eux même. D’un point de vue bourdieusien, l’homogamie serait par conséquent une structure de domination implantée par les classes supérieures afin de reproduire les inégalités et d’empêcher les classes populaires d’accaparer leurs privilèges.

Le film « Blue Jasmine », comme beaucoup d’autres films de Woody Allen par ailleurs, s’inscrit fortement dans une perspective de rapports de classe. Des signes de distinctions sociales sont fréquemment présentées et comparés entre les personnages. Le film possède la faculté de montrer une réalité sociale et si nous pouvons lui reprocher par moment une vision étriquée et stéréotypés des relations sociales, celle-ci a uniquement pour but de servir le propos du réalisateur sur la conception si complexe du monde social.

Bibliographie

Allen Woody (2013), Blue Jasmine, New York : Gravier productions.

Boudon Raymond (2004), Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique ?, Paris : Revue du MAUSS, (2), 281–309.

Bourdieu Pierre (1986), Habitus, code et codification, Paris : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, 40–44;

Bozon Michel. (1991), Choix du conjoint et reproduction sociale, Paris : Centre National de Documentation Pédagogique.

Géhin Etienne. (1980), Bourdieu Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris : Revue française de sociologie, 21(3), 439–444

Vanderschelden Mélanie (2006), Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes, Paris : Données sociales, 33–42.

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Edon Duraku
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“Enfant fou qui décapite des mouches mais à qui on met du scotch sur la bouche…” edoniste.com