Ma soeur Toné — 1883.

Kolë Idromeno

Edon Duraku
l’edoniste
Published in
9 min readJul 1, 2016

--

L’évocation de l’art en Albanie est souvent associée à l’art réaliste socialiste qui a inondé le pays lors de la dictature communiste d’Enver Hoxha. L’histoire de l’art albanais n’est pourtant pas cloisonnée uniquement à ce registre. Nous pouvons déjà remonter au XVIème siècle avec Onufri et David Selenica (XVIIème) pour trouver les premiers iconographes albanais. Ceux-ci réalisèrent de nombreuses peintures murales dans diverses églises du sud de l’Albanie. C’est toutefois à la fin du XIXème siècle qu’apparaissent, sous le pinceau de Kolë Idromeno, les premières œuvres peintes sur toile en Albanie. Artiste emblématique de Shkodër et précurseur de l’art réaliste albanais, Idromeno influença grandement les peintres en devenir. Il est la principale figure artistique de la Renaissance albanaise. Polyvalent, il exerce plusieurs métiers et s’investit dans différents secteurs culturels dans la ville qui l’a vu naître. Voici le parcours atypique de cet enfant de Shkodër.

Le père de Kolë, Arsen Idromeno est un arvanite (1) originaire de Parga, ville du nord de la Grèce. Celui-ci émigre à Shkodër dans les années 1850 où il se rapproche de la communauté orthodoxe dont il fait partie. Il y fait la connaissance de sa future femme Roza Saraçi. C’est de leur union que Nikolla Idromeno nait le 15 août 1860. Le jeune Kolë dévoile ses premiers talents dans l’atelier de charpenterie de son père. En effet, celui-ci dessine déjà sur le bois et peint aussi ses premières aquarelles. Son goût prématuré pour la peinture ne passe pas inaperçu auprès de Pjetër Marubi (auteur de la première photographie albanaise) qui en fait son apprenti en 1875. Sur les conseils du photographe et avec l’accord de son père, l’adolescent est envoyé à Venise à l’École des beaux-arts. Il n’y fera malheureusement pas long feu, abandonnant après six mois suite à un différend avec un de ses professeurs. Il est pourtant fasciné par les artistes vénitiens de la Renaissance tels que Giovanni Bellini et Andrea Mantegna, ce qui le convainc de poursuivre son apprentissage auprès d’un maître italien deux années durant.

En 1877, il revient dans sa ville natale. Le jeune artiste poursuit alors deux activités parallèles : la peinture, ainsi que la photographie auprès de Pjetër Marubi avec lequel il continue de se former. Il réalise beaucoup de fonds peints pour le studio et collabore énormément avec son complice et ami Mati Marubi. 1883 est une année charnière pour le peintre. Il décide de devenir indépendant en créant son propre studio de photographie qu’il nomme « Dritëshkronja Idromeno (2) ». Il ne se séparera cependant jamais vraiment du studio Marubi, pour lequel il collaborera avec chacun des membres de la famille. C’est surtout cette même année qu’il réalise sa première véritable œuvre peinte « Motra Tone », « Ma soeur Toné » (Image d‘entête). Considéré comme la Joconde albanaise, ce tableau deviendra un véritable symbole de la culture et de l’art albanais. Nous y reviendrons plus en détail à la fin de cet article.

Kolë Idromeno. Autoportrait, 1931.

Il est important de noter l’empreinte religieuse des œuvres, tant picturales que photographiques, d’Idromeno en cette fin du XIXème siècle, étant liée au fait qu’il est difficile pour un artiste de vivre de sa profession. Kolë Idromeno accepte pour cette raison d’être commandité par des moines franciscains afin de peindre des toiles à caractère explicitement religieux dans le but d’éduquer les plus inflexibles des montagnards. Preuve à l’appui du témoignage du consul de France, Alexandre Degrand, qui écrit à propos de Kolë Idromeno dans son récit « Souvenirs de la Haute Albanie » :

« Un père de la Société de Jésus qui parcourait les montagnes en missionnaire a compris que c’était par la vue qu’il fallait catéchiser […] Il a fait adresser à un jeune homme de Scutari, par lequel il a fait peindre des toiles qu’il emporte avec lui, différents sujets propres à frapper l’esprit des fidèles qu’il visite dans ses tournées. »

En effet, certains tableaux de l’artiste portent des noms très suggestifs comme : « Kur hyn dreqi në shtëpi », « Quand le diable entre dans la maison » ou encore « le Jugement Dernier ». Nous ne saurons malheureusement jamais vraiment l’implication personnelle d’Idromeno concernant ce travail. Ce que nous savons c’est que le caractère religieux s’estompera de ses œuvres dès le début du XXèmesiècle. Notons aussi la curieuse fascination de l’artiste pour les personnes de couleur noire. En effet, dans cet immense Empire Ottoman, les Africains circulent et se retrouvent parfois à Shkodër. C’est pourquoi il réalise en 1916 le portrait d’un africain : « Zezaku i Beldijes » (Portait aujourd’hui exposé à la galerie d’art de Shkodër), (Image 1 de la galerie). Il fera même vêtir un autre Africain du costume traditionnel albanais pour le photographier (Image 7 de la galerie). Kolë Idromeno est un vrai amoureux de sa ville. Il s’investit à tous les niveaux. En 1909, il repeint le plafond de l’église orthodoxe de Shkodër qui s’était précédemment écroulé suite à un tremblement de terre (Peinture toujours visible aujourd’hui). Il réalise aussi des décors pour les pièces de théâtre de la ville. Décors, qu’il réutilisera également comme fonds peints pour ses photos. Sa toile décorative la plus célèbre est sobrement intitulée « Théâtre » (Image 2 de la galerie).

Idromeno ne s’arrête pas là. Urbaniste et architecte, il participe aux projets de constructions d’environ 50 bâtiments à Shkodër, comptant établissements publics, privés, industriels, banques et cafés. Bon nombre de ces édifices se trouvent aujourd’hui sur la rue portant son nom. Pour couronner le tout, Idromeno est aussi le promoteur du cinéma en Albanie. Étroitement lié aux frères Lumières avec lesquels il tient une correspondance, Kolë Idromeno importe dès 1908 du matériel de projection. Il diffuse des films au centre culturel « Gjuha Shqipe » crée par ses amis Kel Marubi et Luigj Gurakuqi. Il signe même un contrat avec une compagnie autrichienne de cinéma pour l’ouverture du premier cinéma public en 1912. Cela lui permet d’importer des films étrangers et de collaborer plus tard avec la maison Pathé en France. (Image 9 de la galerie). Enfin, il ne serait trop de dire qu’il joue également du trombone dans un groupe de musique.

Dès les années 1910, Kolë Idromeno se consacre surtout à sa passion première : la peinture. Il organise, en 1923, la première exposition publique de peinture à Shkodër. En 1924, au sommet de son art, il peint un tableau intitulé « Dasma Shkodrane », « Mariage de Shkodër » (Image 3 de la galerie) Ce tableau est l’un des plus représentatifs de la vie socioculturelle de Shkodër ; il est de ce fait particulièrement apprécié par les habitants de la ville et régulièrement reproduit par les artistes contemporains. En 1931, est organisée la première exposition nationale d’art à Tirana. En compagnie d’autres peintres albanais célèbres tels que Ndoc Martini, Simon Rrota, Zef Kolombi et Andrea Kushi, Idromeno y présente un autre de ses tableaux : « Portrait d’un homme au chapeau » (Image 4 de la galerie). C’est suite à cet évènement qu’est fondée, sous la direction d’Andrea Kushi, la première école d’art à Tirana. Dans les dernières années de sa vie, Kolë Idromeno peint sa dernière toile « Plaku nga Postrriba », « Le vieillard de Postrriba » (Image 5 de la galerie). L’artiste s’éteint à l’âge de 79 ans, le 12 décembre 1939.

Motra Tone

Signé le 2 février 1883, le tableau « Ma soeur Toné » est l’œuvre la plus connue d’Idromeno. Il s’agit en réalité du portrait de sa sœur Antoneta vêtue des habits traditionnels de Shkodër. En possession de la famille de l’artiste des années durant, l’œuvre sera dévoilée au grand public en 1954 lors de son exposition à la galerie des arts de Tirana. Considérée comme la Joconde albanaise, la toile devient le symbole de la culture et de l’émancipation albanaise lors de la Renaissance nationale. L’œuvre est alors exposée en Albanie, et ceci jusqu’en 2005, lorsqu’elle est envoyée à Paris pour être restaurée. Elle finit par rester dans la capitale française pour être aujourd’hui exposée au Musée d’Orsay. Les raisons qui font que cette toile est importante sont multiples. Il s’agit avant-tout de la première œuvre picturale laïque albanaise. Elle s’inscrit ensuite dans cette époque phare de l’histoire albanaise, la Renaissance nationale, d’où émergent bon nombre d’écrivains, de poètes et autres intellectuels albanais qui ont pour but commun l’unification des terres albanaises au sein d’un même pays. Idromeno participe également à cela, même si, comme il est écrit plus haut, certaines de ses toiles sont teintées d’une morale chrétienne évidente, c’est avant tout ce qu’on appelle l’Albanité (3) qui est au centre de ses œuvres. Ensuite, les éléments inhérents liés à la vie d’Idromeno font du tableau une œuvre primordiale. C’est Kolë qui souhaitait voir vêtir sa sœur des habits traditionnels pour l’immortaliser. Le peintre est proche de celle-ci, elle est d’un an son aînée. Son décès prématuré en 1890 à l’âge de 31 ans, contribue sinistrement à sacraliser l’œuvre. Enfin, les qualités intrinsèques de la toile sont également fabuleuses. Notons, entre autres, la sensation de mouvement des mains, la position raffinée de celles-ci et la sensualité du geste. Autant de points octroyant à l’œuvre le statut de l’étendard artistique et culturel de tout un peuple.

Artiste à multiples casquettes : Peintre, photographe, urbaniste, architecte, musicien et précurseur du cinéma en Albanie, Kolë Idromeno, est la figure artistique de la Renaissance nationale albanaise. Adulé à Shkodër, sa réputation dépasse les frontières du pays. En effet, ses œuvres peintes sont déjà exposées à Budapest en 1898, à Vienne en 1900, à Rome en 1925 et à New York en 1939. Les Albanais connaissent bien l’Albanie à travers ses héros. Que ce soit des hommes de guerre comme Sulejman Vokshi et Idriz Seferi, des hommes politiques comme Abdyl Frashëri et Ismaïl Qemali ou encore des hommes de plume comme Naim Frashëri et Gjergj Fishta. La Renaissance albanaise connaît un autre type de héros, ceux des hommes au pinceau, offrant à cet âge d’or un autre goût, une saveur artistique ancrée dans les divers secteurs en développement du pays.

Aujourd’hui, les œuvres peintes d’Idromeno sont exposées dans différents musées en Albanie dont la galerie nationale des Arts à Tirana, le musée Mezuraj dans la même ville et la galerie des arts à Shkodër. Concernant les photographies, il subsiste environ 1300 photos sur plaques de verre. Elles sont gardées par le centre d’étude d’albanologie de Tirana.

1. Zezaku i Beldijes — 1916. 2. Théâtre. 3. Mariage de Shkodër — 1924.
4. Portrait d’un homme au chapeau — 1931. 5. Le vieillard de la Postrriba — 1937. 6. Portrait de sa femme Gjuzepina (Joséphine)- 1926.
7. L’Africain 8. Portrait de Kolë Idromeno par Mati Marubi — 1880. 9. Courrier de Pathé adressé à Kolë Idromeno — 6 octobre 1924.

Notes de bas de page :

1 Albanais vivant dans les terres sous administration grecque.

2 Dritëshkronja signifie écrits de lumière. C’est une traduction de l’étymologie du mot photographie. Photo : lumière. Graphie : Écriture

3 Mot rendu célèbre par Pashko Vasa qui écrit dans un poème : « Feja e shqiptarit është shqiptaria », « La religion de l’Albanais est l’Albanité. »

Sources :

« Albanie, un voyage photographique, 1858–1945 » livre de Loïc Chauvin et Christian Raby.

« Souvenirs de la Haute-Albanie » livre de Jules Alexandre Théodore Degrand.

KOL IDROMENI (1860–1939)

Kol Idromeno

Kur Kol Idromeno pikturonte « Motren Tone »

Kolë Idromeno (1860–1939)

--

--

Edon Duraku
l’edoniste

“Enfant fou qui décapite des mouches mais à qui on met du scotch sur la bouche…” edoniste.com