Design spéculatif

Imaginer le futur pour mieux l’appréhender

Marie Leroy
La Boussole des designers
10 min readNov 8, 2021

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En 5 secondes, kézako ?

  • Une approche de design qui explore le futur en le matérialisant
  • Qui permet de redéfinir collectivement notre relation au futur dans le but d’atteindre des alternatives préférables pour le plus grand nombre
  • À travers différents types de projets allant du scénario immersif, à la stratégie d’entreprise en passant par des ateliers de co-création

Qu’est-ce que le design spéculatif ?

Le design spéculatif est une discipline qui consiste à utiliser le design comme un moyen d’ouvrir de nouvelles perspectives autour du futur. L’objectif est d’explorer collectivement l’avenir en matérialisant des scénarios fictionnels pour ensuite les mettre en débat. Ces scénarios peuvent passer par de la création d’artefact, de service ou d’expérience.

Les travaux d’Anthony Dunne et Fiona Raby

Couverture du livre Speculative Everything d’Anthony Dunne et Fiona Raby

Le design spéculatif a émergé dans les années 1990 au Royal College of Art de Londres, notamment grâce aux travaux du designer Anthony Dunne. Plus tard, il rédige Speculative Everything avec Fiona Raby, qui deviendra un ouvrage de référence sur le sujet. Le design spéculatif de Dunne et Raby s’inscrit dans leur combat contre la vision superficielle du design, en cherchant à instaurer un environnement qui permettrait aux designers de questionner davantage l’impact de leurs conceptions sur la société.

Entre art, design et stratégie

Le design spéculatif est souvent représenté à la limite entre art, design et stratégie. Il est également très souvent mis en relation avec d’autres disciplines comme le design critique (dont il dérive selon Dunne et Raby), le design fiction ou encore le design discursif. Les fortes similitudes entre ces pratiques, additionnées aux avis divergents des spécialistes du secteur, rend le travail de définition complexe. Le chercheur en design Elliott P. Montgomery propose une cartographie qui peut servir de point de départ pour décortiquer les relations entre le design spéculatif et les disciplines qui s’en approchent.

Cartographie des disciplines en lien avec le design spéculatif par Elliott P. Montgomery, à retrouver ici

Un état d’esprit distinctif

Le design spéculatif se distingue par l’état d’esprit et les valeurs qui le caractérisent. Tout d’abord, c’est une démarche inclusive, et donc collective. Le design spéculatif cherche avant tout à mettre en lumière les futurs souhaitables (ou au contraire, indésirables) pour le plus grand nombre. Il est donc nécessaire d’ouvrir le débat à tous les acteurs concernés. Pour cette raison, les projets de design spéculatif prennent souvent la forme d’ateliers de co-création avec un double objectif : permettre aux différents profils de prendre conscience que tout le monde ne rêve pas du même futur et, si possible, aboutir à des décisions collectives éclairées.

Designers should not define futures for everyone else but working with experts, including ethicists, political scientists, economists, and so on, generate futures that act as catalysts for public debate and discussion about the kinds of futures people really want.” Dunne & Raby

Dans un second temps, le design spéculatif se veut optimiste. Plutôt que de tomber dans le fatalisme, cette pratique permet de révéler et d’explorer différentes visions de l’avenir, souvent de manière ludique. Réfléchir à ces alternatives permet à la fois de donner de l’espoir mais également de concevoir des premiers outils pour atteindre ces possibilités souhaitables. Alors comment ne pas tomber dans l’utopie inatteignable ou la dystopie sans issue ? Le futurologue Kevin Kelly propose de s’intéresser au concept de “protopie” plus ancré dans la réalité et moins extrême que ces deux aînées :

“Protopia is a state that is better than today than yesterday, although it might be only a little better. Protopia is much much harder to visualize. Because a protopia contains as many new problems as new benefits, this complex interaction of working and broken is very hard to predict.” Kevin Kelly

Enfin, le design spéculatif ne se revendique pas comme un outil de prédiction. C’est une discipline très intuitive qui n’a rien à voir avec le travail méticuleux des prévisionnistes. Ce qui nous intéresse n’est pas de prévoir objectivement le futur, mais de s’intéresser à l’expérience subjective du monde des différentes personnes impliquées dans la situation étudiée.

Comment appliquer le design spéculatif ?

Savoir se situer entre le probable et l’impossible

Le design spéculatif se positionne dans un espace entre le probable et l’impossible. Le “Futures Cone” est une schématisation de cet espace proposée par le designer et futuriste Stuart Candy, inspiré des travaux de Trevor Hancock and Clement Bezold :

Représentation du “Futures Cone” dans Speculative Everything
  • Probable : décrit ce qu’il va sûrement se passer, hormis en cas d’événement extrême (crise sanitaire, guerre…). C’est le niveau où les designers opèrent en général.
  • Plausible : explore des alternatives moins évidentes en s’intéressant par exemple à d’autres futurs économiques ou politiques. Ce niveau est régulièrement utilisé par les organisations pour s’assurer qu’elles prospèreront dans un certain nombre d’avenirs.
  • Possible : imagine des futurs qui nous paraissent impossibles aujourd’hui. À ce niveau, le storytelling prend une très grande importance car il est question de rendre des scénarios provocateurs acceptables (par exemple à travers une série d’événements crédibles). On entre ici dans l’espace de la science-fiction.
  • Impossible : pour Stuart Candy, il existe peu de scénarios complètement impossibles, il place donc ce dernier niveau en dehors du schéma.

Enfin, à l’intersection entre le plausible et le probable se trouve le cône des futurs préférables. Il n’est ni déterminé, ni figé, mais le considérer est central à la pratique du design spéculatif.

Un premier cadre de travail

Il existe de nombreuses façons d’appliquer le design spéculatif et il serait difficile de résumer toutes ces méthodes dans un seul article. Nous reviendrons sur des méthodes comme l’Ethnographic Experiential Futures (EXF) et le Futures by Design framework (FxD) dans de futurs articles.

En revanche, quelques étapes clés inspirées des méthodes des futurologues sont régulièrement reprises :

  • Prendre en compte et analyser le moment présent pour comprendre comment le monde est en train de changer. On cherche ici à identifier des signaux faibles, des tendances naissantes.
  • Mettre à plat ces signaux, potentiellement les associer entre eux, et voir à quel futur ça nous mène. Pour faciliter la comparaison entre les signaux récoltés, il est possible de les positionner sur le “Futures Cone” de Stuart Candy ou encore dans un cadre d’analyse comme le PESTEL.
  • Lancer la conversation autour de ces futurs potentiels.

Quelques conseils pour la mise en place d’ateliers

Couverture du livre Futures Scouting de Damien Lutz

Dans son livre Future Scouting, l’UX/UI designer Damien Lutz donne quelques conseils pour aider les designers à déployer leurs propres ateliers en design spéculatif.

Tout d’abord, il est recommandé de laisser de la place pour l’imagination de l’audience. Bien que l’on parte de signaux concrets, ceux-ci ne doivent pas bloquer la créativité des participants. Il serait donc préférable de ne pas trop entrer dans le détail des signaux ou scénarios proposés en début d’atelier.

Ensuite, l’atelier doit être accessible. Hors exceptions, les participants ne doivent pas avoir besoin de compétences en prédictions ou en analyse de données complexes pour participer. Les signaux doivent également être faciles à comprendre pour éviter de casser la dynamique dès le début de l’atelier.

Pour finir, Damien Lutz recommande aux designers de définir les valeurs qui encadreront l’atelier et les conceptions qui en découleront. Cet exercice permet à la fois de constituer un cadre de travail cohérent ainsi que d’établir des critères d’évaluation qui permettront d’améliorer les ateliers suivants.

Quelles formes de projet se cachent derrière le design spéculatif ?

Le design spéculatif est appliqué sous différentes formes selon les projets et les publics concernés. Nous mettons en avant trois types de projets différents pour faciliter la présentation des exemples. Ces typologies ne se veulent pas restrictives et ne s’excluent pas.

Projection à travers des expériences immersives

Une première approche consiste en la création d’expériences immersives, physiquement ou en ligne. Les visiteurs sont amenés à parcourir, et parfois manipuler, un futur possible à travers l’exploration d’artefacts. Dissimulés dans la scène ou le monde à explorer, ces artefacts dévoilent comment le monde en est arrivé là. C’est ce travail de storytelling qui rend tangible un avenir qui paraît peu crédible aujourd’hui.

Nom : Les nouveaux pirates
Année : 2020
Type : Scénario fictionnel en ligne
Commanditaire : Ministère des Armées
Réalisé par : Red Team
Objectif : Permettre à l’Armée française d’anticiper les futurs conflits liés à la montée des eaux et l’immigration.

Capture d’écran du projet “Les nouveaux pirates” de la Red Team

Nom : Mitigation of shock
Année : 2019
Type : Exposition
Commanditaire : ArtScience Museum Singapour
Réalisé par : Superflux
Objectif : Permettre aux visiteurs de faire l’expérience d’un avenir dans lequel les conditions météorologiques extrêmes, l’incertitude économique et les chaînes d’approvisionnement rompues ont irrévocablement changé la vie quotidienne à Singapour.

Photo de l’appartement fictif agencé par Superflux

Co-création d’une vision du futur à travers des ateliers

Une seconde approche est l’exploration collective de potentiels futurs à travers la découverte ou la création d’artefacts tangibles. Cette démarche prend la forme d’ateliers où l’on présente aux participants des signaux ou scénarios qu’ils vont se réapproprier. Ils sont ensuite amenés à détailler le futur que pourrait induire ces premiers signaux et, dans certains cas, produire un artefact qui illustrerait les enjeux de cette réalité alternative. Enfin, les productions de l’atelier sont mises en débat.

Nom : 99¢ Futures
Année : 2013
Type : Atelier de co-création
Réalisé par : Extrapolation Factory
Objectif : Concevoir collectivement les produits qui seront vendus dans la supérette de l’avenir pour ouvrir le débat.

Photo de l’atelier proposé par l’Extrapolation Factory et d’un artefact produit lors de celui-ci

Nom : Speculative Design and the Future of an Ageing Population
Année : 2015
Type : Atelier et synthèse des discussions
Commanditaire : UK Government’s Office for Science
Réalisé par : Strange Telemetry
Objectif : Imaginer l’impact du vieillissement de la population sur la société en 2040 en se focalisant sur différents secteurs. L’exercice donne aux décideurs une meilleure idée de ce que leurs électeurs veulent et ne veulent pas concernant les futures politiques et technologies.

Visuels d’un futur possible pour Manchester et Swansea, mis en débat dans l’atelier de Strange Telemetry

Mise en place d’une stratégie actionnable pour atteindre un futur préférable

La dernière approche que nous allons aborder utilise le design spéculatif pour aboutir à une stratégie concrète et actionnable. Elle sert généralement à accompagner des organisations dans leur transition vers des avenirs souhaitables. Ainsi, après avoir décidé collectivement des futurs à atteindre (souvent à travers des ateliers de co-création), on procède à un rétro-planning pour ancrer ces nouvelles alternatives dans le présent de l’organisation. Cette méthode mène donc à des recommandations, voire une stratégie complète selon le projet.

Nom : Improving Care
Année
: 2019
Type : Recherche, ateliers, recommandations et résultats scénarisés
Commanditaire : NHS
Réalisé par : DotEveryone et complété par Superflux
Objectif : Étudier la manière dont les technologies peuvent s’inscrire dans une dynamique de soin améliorée pour les personnes âgées atteintes de maladies handicapantes et limitant l’espérance de vie.

Campagne vidéo par Superflux, pour valoriser le projet “Improving Care” de DotEveryone

Conclusion

Dans une époque marquée par l’éco-anxiété et l’incertitude face aux conséquences que pourraient avoir la crise écologique, le design spéculatif offre des outils pour rendre tangible des alternatives préférables. Il existe cependant un risque de colonisation des imaginaires qui doit être pris en compte, et ce, en incluant à chaque projet une grande variété d’acteurs et en sortant des récits pré-construits que nous limitent (ex : Mark Zuckerberg et son métaverse). Enfin, Les designers doivent également garder en tête que ce n’est pas une méthode de résolution de problème mais plutôt une approche pour appréhender la complexité, au risque autrement que le design spéculatif devienne le prochain Design Thinking.

Aller plus loin

  • Conférence d’Elliott P. Montgomery à la School of Visual Arts :

Références complètes de l’article

Dunne, A., & Raby, F. (2013). Speculative everything: design, fiction, and social dreaming. MIT press.

Tharp, B. M., & Tharp, S. M. (2019). Discursive design: critical, speculative, and alternative things. MIT Press.

Montgomery, E. P., & Woebken, C. (2016). Extrapolation Factory Operator’s Manual. Extrapolationfactory. com.

Kelly, K. (2016). The Inevitable: Understanding the 12 Technological Forces That Will Shape Our Future. Penguin.

Hancock, T., & Bezold, C. (1994, March). Possible futures, preferable futures. In The Healthcare Forum Journal (Vol. 37, №2, pp. 23–29).

Candy, S., & Kornet, K. (2019). Turning foresight inside out: An introduction to ethnographic experiential futures. Journal of Futures Studies, 23(3), 3–22.

Nos fiches synthétiques ont pour objectif d’ouvrir le débat. N’hésitez pas à laisser vos remarques, compléments, corrections, idées, etc. en commentaire !

Vous pouvez également nous contacter : boussoledesdesigners@gmail.com

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