Design with Care

Designer pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde

éléonore sas
La Boussole des designers
7 min readMay 5, 2021

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Le kintsugi, un art traditionnel japonais de réparation de la vaisselle avec une base d’or

En 5 secondes, kézako ?

  • Reprise du concept féministe anglo-saxon de Care
  • Non lié à l’écologie originellement, le Care s’y ouvre ainsi qu’à d’autres disciplines
  • Pour le design, appellation encore très liée au milieu du soin et peu utilisée en France (surtout par l’agence Les Sismo)

Qu’est-ce que l’éthique du Care ?

Une réaction féministe

Le Care est un concept élaboré par Carol Gilligan, en Amérique du Nord dans les années 80, en réaction aux théories psychologiques de Piaget et Freud. Celles-ci “estimaient que l’empathie de la femme correspondait à un sens moral moins développé que celui de l’homme” (propos de Jehanne Dautrey).

Dans son livre In a Different Voice, Carol Gilligan explique que les hommes et les femmes ont tendance à considérer la moralité en des termes différents, les femmes mettant davantage l’accent sur l’empathie et la compassion plutôt que sur les notions de moralité. De plus, nous aurions tous (au moins à un moment donné de notre existence) une certaine dépendance aux autres (dont la vulnérabilité est la forme la plus extrême). Il n’existe donc pas de pleine autonomie et d’égalité naturelle. Enfin, il existerait un lien fort entre care (soin) et cure (curiosité) : ainsi le soin apporté par des parents à leurs enfants éveille leur attention globale aux choses (nécessaire à la survie).

C’est pourquoi la psychologue défend une société de la “sollicitude”, nous sortant de l’individualisme actuel pour plus d’entraide et de vivre-ensemble.

Des craintes entrainant des remaniements du concept

D’un côté, des féministes s’opposent à cette “naturalisation” des comportements stéréotypés de la femme contre lesquelles ils se battent depuis des dizaines d’années. Carol Gilligan propose alors d’expliquer ces différences non pas par une naturalisation des comportements mais suite à des raisons culturelles. L’éthique du Care tendra ensuite à se dégenderiser.

D’un autre côté, certains contestent l’opposition entre la vulnérabilité et l’autonomie. Un des objectifs du Care devient alors l’accroissement de l’autonomie par le soin. De plus, un point d’attention (toujours liée à l’empathie) est apporté au fait de ne pas refléter sa dépendance à la personne vulnérable d’une façon qui la discriminerait et/ou la ferait souffrir.

Les 4 piliers du Care

Joan Tronto et Berenice Fisher proposent quatre qualités éthiques du Care :

  • L’attention (“se soucier de”) → faire attention au besoin de Care
  • La responsabilité (“prendre en charge”) → assumer la responsabilité du Care
  • La compétence (“prendre soin”)le travail effectif qu’il est nécessaire de réaliser
  • La capacité de réponse (“recevoir le soin”) → la réponse de celui qui en bénéficie

Grâce à ce dernier pilier, les vulnérables sont considérés comme actifs dans leur rôle de réception du soin. De cette façon, il y a interdépendance entre les “puissants” et les “vulnérables”.

Définition du Care

Définition

Joan Tronto et Berenice Fisher ont défini le Care comme :

“Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.”

Le concept de Care est notamment repris par le féminisme “Care-focused”, parfois appelé “féminisme de genre”. Ce mouvement critique l’association genrée du soin / des métiers de la santé aux femmes et à la dévalorisation liée de cette discipline.

Par ailleurs, la notion de “soin” s’applique d’abord à la santé puis s’élargira pour “prendre soin” de sujets plus vastes, dont l’écologie via une “attention au milieu”.

Le design with Care

Pour le design, le Care se pose comme une base éthique et philosophique venant soutenir le champ de responsabilité du designer. Cette façon de penser est également propice à la créativité.

“Le design peut focaliser son approche sur la générativité du vulnérable […] : comment renverser l’hyper-contrainte d’un environnement en renforcement capacitaire pour les individus qui en relèvent ?”

Ainsi on peut restaurer ce qui a été abîmé mais aussi faire reconnaître une fragilité tout en faisant en sorte qu’elle devienne une occasion de création.

“Le design peut se révéler dans cette optique une discipline féconde, en termes de création de situations préférables, par ses méthodologies rompues à l’exercice de modélisation et du déploiement, centrées sur les individus, leurs parcours, leurs vulnérabilités propres.”

L’éthique du Care implique également une vision systémique des acteurs ainsi qu’une empathie exacerbée (en “portant attention”).

Le designer du Care est alors plutôt un médiateur, diplomate, observateur dans un projet qui s’inscrit dans un collectif mais reste à l’origine de l’acte créatif.

Exemples d’application

Conception en empathie avec les personnes vulnérables

Ustensiles Oxo

La vulnérabilité inspirait déjà l’ergonomie. Par exemple, le concepteur des poignées des ustensiles de cuisine Oxo en aurait eu l’idée en voyant sa femme atteinte d’arthrose être en difficulté en cuisine.

Avec le design with Care, l’objectif est de placer ce soin et cette empathie au centre de la démarche de conception.

En effet, la notion d’empathie est au centre du design with Care. Il s’agit alors de comprendre la vulnérabilité et/ou la différence des autres et d’en appréhender les conséquences. Ainsi, à l’image des simulations du vieillissement du corps, pour se mettre à la place des personnes âgées, Les Sismo proposent de fausses prothèses pour comprendre les situations de handicap en voiture.

Fausses prothèses par Les Sismos

Enfin, le design with Care cherche à encapaciter, à lever la honte que peut représenter sa vulnérabilité à la personne concernée. Dans une rencontre entre les designers Antoine Fenoglio, Shunji Yamanaka, et Maï Tsunoo, ces derniers expliquent ainsi qu’une prothèse peut devenir une fierté pour celui qui la porte, à condition de la rendre exceptionnelle (à la fois visible et très performante). De même, l’utilisation de certains matériaux peut faciliter l’appropriation de l’objet encapacitant par son destinataire, comme a pu l’être le bois dans une de leurs expériences.

Conception prenant en compte le système

De plus, il est important que la solution apportée entre en adéquation avec le système dans lequel se trouve l’élément vulnérable. On mobilise alors la représentation de systèmes complexes, aussi utilisée en design systémique.

Cartographie de la cohérence par Les Sismo

Ce type de cartographie permet également aux acteurs de se représenter et de s’approprier le système.

“Il faut que cette carte soit appropriable par des acteurs totalement différents, en particulier par ceux qui n’ont souvent pas voix au chapitre. En allant à n’importe quel endroit de la chaîne de valeur, on essaye de voir ce qui coince, ce qui fonctionne, ce qui peut être enrichi collectivement.” — Les Sismos

Co-production du design with Care

La prise en compte de la complexité d’effectue également par un travail de co-production. De cette façon, le co-design est très utilisé en design with Care. Au-delà du produit conçu au final, le projet devient alors avant tout une aventure humaine, c’est-à-dire une forme de “méta-soin”. Ceci fonctionne en travaillant avec tous les acteurs du projet et très en amont. Ainsi, plus les gens se parlent, vivent des choses ensemble, plus le soin apporté est important. Il ne s’agit alors plus seulement de designer le projet mais aussi d’écrire une histoire commune à l’entreprise.

Design comportemental

Le design with Care peut également prendre des allures de design comportemental. Par exemple, des designers ont imaginé alerter et également contraindre des joueurs de jeux vidéos à aérer leur appartement par une altération des images du jeu à partir d’un certain seuil de pollution intérieure.

Conclusion / réflexions

En France, l’appellation “design with Care” semble peu répandue. Lors de nos recherches, nous avons remarqué qu’elle était plutôt reliées aux métiers du soin, limitant souvent ses autres domaines d’application.

De plus, certaines des valeurs du Care paraissent présentes dans d’autres formes de design. Par exemple, “prendre soin” et “entrer en empathie” ne seraient-ils pas déjà inscrits dans la démarche des UX designers ? Quelles limites et recoupements faire entre : design with Care, UX, ergonomie prenant soin du corps humain, voire encore d’autres disciplines ?

Nos fiches synthétiques ont pour objectif d’ouvrir le débat. N’hésitez pas à laisser vos remarques, compléments, corrections, idées, etc. en commentaire !

Vous pouvez également nous contacter : boussoledesdesigners@gmail.com

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éléonore sas
La Boussole des designers

UX designer et doctorante en géographie (La Rochelle Université-CNRS), je cherche à déconstruire/changer le rapport humain-nature occidental via un jeu sérieux.