Le flux et le reflux

chloe Voisin-Bormuth
La Fabrique de la Cité
30 min readMay 14, 2018

par Chloë Voisin-Bormuth | La Fabrique de la Cité

Figure 1 : Nettoyage d’un canal de drainage dans un des bidonvilles de Jakarta, CC BY 2.0 Jonathan McIntosh, 2004

“There is a tide in the affairs of men.
Which, taken at the flood, leads on to fortune;
Omitted, all the voyage of their life
Is bound in shallows and in miseries.
On such a full sea are we now afloat,
And we must take the current when it serves,
Or lose our ventures.”

« Il est dans les affaires de ce monde, un flux
Qui, pris à l’instant propice, nous conduit à la fortune.
Si on le laisse échapper, tout le voyage de la vie
Ne saurait être que vanités et misères.
Nous voguons à présent sur une mer semblable :
Il nous faut saisir le flot quand il nous est favorable
Ou perdre notre vaisseau[1]… »

William Shakespeare — Jules César (Acte IV, Scène 3)

Les articles précédents ont montré que dans toutes les approches de la résilience, les habitants apparaissent comme un facteur clé : d’abord, parce que la concentration d’habitants renforce la vulnérabilité d’un territoire et accroit le risque (plus de personnes et de biens peuvent être touchés par les conséquences d’un aléa) ; ensuite parce que les habitants jouent un rôle important dans les choix et les orientations opérés dans la gestion de l’urgence et du retour à la normale en fonction de leur seuil d’acceptabilité du dysfonctionnement ; enfin parce que les habitants représentent une ressource capitale dans la mise en place d’une démarche de résilience territoriale en devenant des acteurs du retour à l’équilibre (stratégie de l’« empowerment » et développement d’une culture collective du risque). Dans l’équation à plusieurs variables qu’est la relation entre habitants, territoire et résilience, il reste à étudier si et en quoi le nombre d’habitants peut représenter une perturbation brutale ou délétère pour les villes. Comment qualifier un choc démographique ?

Le nombre d’habitants, obstacle à la résilience ?

Existe-t-il un seuil critique dans la taille des villes et dans le nombre d’habitants en-deçà ou au-delà duquel une ville ne pourrait plus être résiliente ? Cette question est souvent posée concernant les mégacités de plus de 10 millions d’habitants ou les villes petites et moyennes dans une tendance générale de métropolisation.

Des mégacités….

Pour les premières, l’interrogation porte d’abord sur la pression que fait peser leur nombre d’habitants sur leur environnement et la déstabilisation qui peut s’ensuivre. Par exemple, Jakarta s’enfonce d’un mètre tous les 10 ans en raison de la pression des gratte-ciels et de la surexploitation des nappes phréatiques pour répondre aux besoins en eau potable de la population dans un contexte de forte pollution des eaux de surface[2]. 40 % de la ville se situe désormais en dessous du niveau de la mer. Cette situation accroit la vulnérabilité de la ville qui est soumise à un fort aléa de pluies torrentielles : les canaux de drainage ne pouvant plus absorber la crue, les rues sont rapidement inondées parfois jusqu’à 1,5 mètre d’eau, comme en janvier 2013 (20 morts et 30 000 sans domicile), en février 2017 ou en février 2018 (4 morts, évacuation de 6 500 personnes).

L’interrogation porte ensuite sur la capacité à développer une stratégie de résilience en raison de la complexité et de l’interdépendance des enjeux d’un côté et de l’imbrication de l’ensemble des réseaux et des infrastructures de l’autre. Analysant le cas de Los Angeles, Chiara Daraio, Domniki Asimaki et Steven Low de l’université de Caltech voient là le défi le plus important pour toutes les mégacités[3] : il ne réside pas tant dans l’accumulation de données pour optimiser les infrastructures et les réseaux en fonction des différents risques que dans le travail de coordination des différentes stratégies d’acteurs (habitants compris) pour que l’ensemble du système parvienne à être résilient. L’enjeu porte donc avant tout sur la connaissance de la façon dont les mégacités fonctionnent et des interdépendances qui s’y créent ainsi que sur la création d’une task force apte à établir des priorités partagées par tous les acteurs. Cette fonction est tenue aujourd’hui à Los Angeles par Marissa Aho, Chief Resilience Officer à la tête du Resilience Assessment Overlay qui défend une approche systémique de résilience par le design.

Figure 2 : Mégacité de Los Angeles vue du ciel, CC BY-SA 2.0 Marshall Astor, 2007

… Aux villes de taille modeste

« Requiem pour les sous-préfectures[4] ? » : la formule de Xavier Molénat condense l’interrogation sur les villes petites et moyennes dans les pays développés. Ont-elles une chance de survie dans le mouvement global de métropolisation et de mondialisation ? Elles sont souvent fortement touchées par la désindustrialisation, par le mouvement de concentration des emplois tertiaires et qualifiés dans les plus grands centres urbains ainsi que par la fermeture de certains équipements et administrations publics, grands pourvoyeurs d’emplois sur le territoire, tels que hôpitaux ou tribunaux. Les villes petites et moyennes, des pays développés comme des pays en voie de développement, dans ces derniers avec une acuité encore accrue, présentent une vulnérabilité particulière en raison, d’une part, d’une population en moyenne plus pauvre (par exemple en France, le taux de pauvreté atteint 17,8 % dans les villes moyennes contre 14,5 % en moyenne nationale[5]), et, d’autre part, de moyens plus limités (techniques, financiers, en données disponibles ou en personnel qualifié) pour mettre en œuvre une stratégie de résilience et faire face aux divers chocs. S’appuyant sur l’exemple de Détroit aux États-Unis qui a perdu des milliers d’emplois industriels à la suite de la crise de 2008, Jörn Birkmann affirme ainsi que « la taille des villes affecte la façon dont elles font face aux chocs économiques […]. Manquant d’activités industrielles diversifiées, elles sont moins capables que les métropoles d’attirer de nouveaux emplois en tirant parti de nouveaux secteurs économiques porteurs et en croissance par la mobilisation de dispositifs nationaux ou d’accords commerciaux internationaux. Elles manquent également d’investissements pour moderniser leurs anciennes industries[6] ». Certains contre-exemples, comme ceux de Cognac, de Châtellerault ou encore d’Albi, remettent toutefois en question toute fatalité liée à la taille : ces villes moyennes qui ont su reconnaître suffisamment tôt les transformations économiques à l’œuvre et exploiter leur système local de compétences (SLC) ont réussi à mener une stratégie de diversification économique leur permettant de devenir elles aussi des pôles d’innovation[7]. Les villes petites et moyennes, reconnait Jörn Birkmann[8], présentent de par leur taille un avantage comparatif par rapport aux métropoles et mégacités : elles sont plus facilement contrôlables, les acteurs, moins nombreux, peuvent plus facilement se coordonner, et les effets qui suivent la mise en place d’une stratégie de résilience peuvent se faire sentir concrètement plus rapidement et susciter ainsi plus aisément l’adhésion de la population.

Le cas des villes petites et moyennes est particulièrement intéressant car il met en lumière le fait que la taille d’une ville ainsi que le nombre d’habitants ne déterminent pas un destin particulier. L’enjeu premier est double : celui de la relation nouée entre un territoire, ses habitants et un environnement ainsi que celui de la capacité à analyser les changements en cours, anticiper leurs conséquences et mobiliser les acteurs et ressources locales. Ainsi, en dépit de la séduction du concept, il est impossible de déterminer un seuil critique au-delà et en-deçà duquel une ville ne pourrait plus être résiliente, comme le souligne très bien Géraldine Djament-Tran[9]. Cela ne signifie toutefois pas que le nombre d’habitants n’a aucune influence sur la capacité de résilience d’une ville. Comme le montre le cas des villes petites et moyennes dans les pays en voie de développement qui sont celles qui vont connaître les taux de croissance les plus importants, +32 % entre 2015 et 2030, pour +26 % pour les métropoles et les mégacités[10], c’est certainement moins le stock que le flux d’habitants qui constitue un facteur de vulnérabilité particulier.

Le reflux : le spectre du déclin

Le nombre d’habitants fait office de baromètre attendu de bonne santé des territoires : une croissance soutenue est gage d’attractivité et promesse de croissance et de développement. Pendant négatif, la perte du nombre d’habitants est suivie avec inquiétude comme signe de déprise économique, de vieillissement du territoire et d’obstacle à l’attractivité. La ville en déclin est source d’angoisse car elle ne suit pas le paradigme qui associe depuis l’industrialisation de la ville à l’expansion continue. N’est-on pas passé de 7 % d’urbains en 1700 à aujourd’hui plus de 50 % ? L’ONU ne prévoit-elle pas que nous serons d’ici 2050 70 % d’urbains ? Dans ce siècle des villes, les villes en déclin apparaissent comme une anomalie. Pire, à une époque qui valorise les thèses de Richard Florida selon lesquelles les villes qui attirent et concentrent les talents et les classes créatives sont porteuses d’innovation et représentent, à ce titre, les véritables moteurs de l’économie, les villes en déclin paraissent condamnées à poursuivre cette trajectoire. Dans ce contexte de compétition où comptent l’image et le positionnement des villes, on comprend la difficile mise à l’agenda politique voire la simple reconnaissance du phénomène de décroissance (Nicolas Cauchi-Duval, Vincent Béal et Max Rousseau parlent même de « mise sous silence de la décroissance urbaine » par les politiques françaises[11]), avec l’impression que le nommer serait l’entériner.

Figure 3 : Île abandonnée d’Ha-Shima au Japon, CC BY 2.0 tetedelart1955

Et pourtant, le temps long de l’histoire nous montre d’abord que le phénomène de décroissance ne peut être considéré comme une anomalie du développement des villes. Les villes sont mortelles[12]. Sylvie Fol et Emmanuèle Cunningham-Sabot[13] rappellent que la décroissance urbaine a même été théorisée à de nombreuses reprises et citent quelques exemples bien connus comme celui de l’École de Chicago qui conçoit les villes comme soumises à un « cycle de vie débouchant sur le déclin », ou encore celui de Lewis Mumford qui décrit l’évolution de la ville en ces termes : « la ville, d’Eopolis devient Polis puis grossit en Metropolis, entame son déclin en devenant Parasitopolis, puis Pathopolis, éventuellement Tyrannopolis et finit en Necropolis, ‘ville de la mort’, ‘cimetière final’ de chaque civilisation ». Sans céder au fatalisme de Mumford qui cherche en filigrane à critiquer le phénomène d’expansion urbaine de l’après Seconde Guerre mondiale, les travaux de Cheshire et Hay menés sur 229 villes d’Europe de l’ouest ont montré une tendance au déclin des agglomérations sous l’effet de mouvements de suburbanisation n’excluant toutefois pas des phénomènes de reprise de croissance.

Figure 4 : Centre Avenue à Pittsburgh, CC BY-NC-ND 2.0 Michaelgoodin, 2011

Le phénomène de décroissance est ensuite loin d’être un phénomène isolé. Il a d’abord été théorisé sous le nom de « shrinking cities » ou de « schrumpfende Städte » pour décrire les trajectoires de déclin des villes américaines de la rust-belt ainsi que des villes allemandes (notamment des nouveaux Länder et de la Ruhr) à la suite de la désindustrialisation des années 1970 et 1980 et du tournant démographique des années 1990 : pour ne citer que quelques exemples aux États-Unis, Baltimore et Philadelphie ont perdu plus de 20 % de leur population entre 1970 et 2000, Détroit et Pittsburgh plus de 30 %, St Louis 44 %[14], et en Allemagne, Magdebourg a perdu 17 % de sa population entre 1990 et 2015, Chemnitz, 23 % et Leipzig 4 %[15]. Le phénomène touche désormais plus d’un quart des villes de plus de 100 000 habitants et ne se concentre plus seulement dans les pays développés. Certaines très grandes villes des pays en voie de développement connaissent un tel phénomène : Puebla, La Havane, Montevideo ou encore Séoul[16].

Enfin, la question de l’image et du positionnement est loin d’être la seule en jeu. Les villes en décroissance présentent bien des facteurs de vulnérabilité particuliers qui, d’une part, rendent dangereuse la mise sous silence du phénomène de décroissance, et d’autre part, exigent une prise en compte tout aussi particulière. La perte de population s’accompagne d’une perte d’activités économiques, d’une réduction des finances publiques qui limite la capacité d’investissement et d’action des collectivités, d’un appauvrissement de la population avec une hausse du chômage ainsi que de son vieillissement, et enfin de l’accroissement des troubles sociaux. Le phénomène de décroissance entraîne une hausse de la vulnérabilité sociale. Par ailleurs, la décroissance ne signifie pas que les villes deviennent plus petites. Certains immeubles, certains quartiers se vident de leurs habitants créant ce qu’on a pu appeler à Leipzig une « ville perforée[17] ». Cette discontinuité territoriale pose un défi majeur aux collectivités de parvenir à maintenir un niveau de services avec des budgets réduits et sans pouvoir réaliser les mêmes économies d’échelle. Nous l’avions vu sur le cas des réseaux d’eau à Magdebourg particulièrement fragilisés en termes de sécurité et de maintenance à la suite d’une moindre consommation d’eau. Le même cas se pose pour les autres réseaux d’énergie, pour la desserte en transports en commun, la livraison du courrier ou le maintien d’écoles et d’équipements de quartier.

Figure 5 : Friches, dents creuses et immeubles habités sur la Palmstrasse à Chemnitz, CC BY 2.0 Uwe Kaufmann, 2008

« Ausbluten oder gesund schrumpfen ? » (se vider de son sang ou décroître en bonne santé ?) : cette question, posée par Marc Bose et Peter Wirth à propos de la petite ville Johanngeorgenstadt en Saxe[18], se pose pour toutes les villes en décroissance. Les réponses diffèrent parce que toutes n’interprètent pas le phénomène de décroissance de la même façon, et ainsi, toutes n’entendent pas la même chose sous le concept de résilience. On peut dégager trois tendances principales :

1. La stratégie de la stabilité : la décroissance est vue comme une crise conjoncturelle dont il s’agit de se relever. La stratégie de résilience consiste à s’adapter aux nouveaux paradigmes (notamment économiques et sociaux) pour lutter contre la décroissance, réussir à rendre la ville à nouveau attractive et en relancer la croissance. C’est le sens du plan d’action « Cœur de ville » annoncé par le gouvernement français le 27 mars 2018 au bénéfice de 222 villes: « le plan ‘Action cœur de ville’ répond à une double ambition : améliorer les conditions de vie des habitants des villes moyennes et conforter leur rôle de moteur de développement du territoire. Si un cœur de ville moyenne se porte bien, c’est l’ensemble du bassin de vie, y compris dans sa composante rurale, qui en bénéficie. […] Le programme vise à faciliter et à soutenir le travail des collectivités locales, à inciter les acteurs du logement, du commerce et de l’urbanisme à réinvestir les centres villes, à favoriser le maintien ou l’implantation d’activités en cœur de ville, afin d’améliorer les conditions de vie dans les villes moyennes[19]. » L’ambition ne s’arrête pas à la revitalisation des centres-villes. Elle vise à recréer des moteurs de la croissance pour l’ensemble du bassin de vie, comme les métropoles le font à plus grande échelle.

Figure 6 : Constitution Plaza à Hartford, Connecticut, CC BY-NC 2.0 Patrick, 2006

2. La stratégie de l’amélioration : la décroissance est vue comme une crise conjoncturelle dont il s’agit de tirer profit. La stratégie de résilience mise en œuvre voit dans la décroissance une opportunité pour recréer un nouveau modèle de ville plus durable sachant toutefois que l’horizon d’attente reste celui de la croissance. Russell Weaver, Sharmistha Bagchi-Sen, Jason Knight et Amy E. Frazier[20] le montrent bien à partir de l’analyse de deux exemples. Celui de la ville d’Hartford dans le Connecticut qui a connu une perte de 30 % de ses habitants entre 1950 et 2010, notamment sous l’effet d’un puissant mouvement de périurbanisation. En 2008, la ville a cherché à enrayer le phénomène en revitalisant le centre-ville selon les principes du « smart growth » : le nouveau projet Constitution Plaza East proposait une mixité fonctionnelle (logements, bureaux, commerces) limitant l’usage de la voiture dans le but d’offrir une alternative durable à la périurbanisation et de recréer une demande pour l’immobilier de centre-ville. On peut interroger avec les auteurs l’exemple des éco-villages, comme ceux construits à Cleveland, dont la stratégie de « smart growth » peut conduire à aggraver les conséquences de la décroissance : en proposant de nouveaux quartiers d’habitat écologique, aisément accessibles en transports en commun, ils souhaitent promouvoir un nouveau modèle de ville plus durable. Mais qu’est-ce qu’une ville durable qui ne propose pas de solution à la vacance existante, qui en vient parfois à consommer de nouvelles terres agricoles et à entretenir la périurbanisation pour permettre une utopie verte ou encore qui s’adresse bien moins aux habitants de la ville qu’à de nouveaux habitants au profil socio-économique élevé pour recréer de la valeur par un processus de gentrification ?

Figure 7 : Ferme urbaine Earthworks à Détroit, CC BY 2.0 Sam Beebe, 2012

3. La stratégie de l’accompagnement : la décroissance est vue comme une crise structurelle à laquelle il faut s’adapter. La stratégie de résilience consiste à ne pas lutter contre la décroissance mais à l’accompagner et à tirer profit des opportunités qu’elle offre pour permettre de développer une meilleure qualité de vie pour la population locale. Trois exemples sont particulièrement marquants à cet égard : Saint-Étienne, qui a entamé dès la fin des années 1990 une politique active de dédensification devant permettre tout à la fois d’améliorer la qualité de l’habitat et de créer de nouveaux espaces ouverts (îlot-test Franche-Amitié) ; Dessau en Allemagne qui, en publiant un plan-guide du corridor paysager, cherche à planifier sur la temps long la décroissance et à matérialiser le concept de ville-archipel ; ou encore Détroit où les acteurs locaux ont transformé un îlot en ferme urbaine pour répondre à la crise alimentaire et recréer une économie agricole locale. Dans ces trois cas, la tentative est faite de proposer une alternative au modèle de la croissance[21] dans un objectif de meilleure qualité de vie et de plus grande résilience. Toutefois l’enthousiasme soulevé par les perspectives ouvertes par la décroissance — « Toll — endlich Platz ! » s’écrie Thomas Straubhaar[22] — se heurte bien souvent sur le terrain à de vraies difficultés à repenser l’usage du sol[23], à échapper aux logiques de compétition et surtout aux difficultés financières[24].

L’ensemble de ces stratégies appelle une dernière remarque : le phénomène de décroissance est aussi le résultat d’un ensemble de relations, d’interdépendances et de domination à l’intérieur d’un système urbain dont la complexité s’accroit. Pour beaucoup de villes moyennes par exemple, le phénomène de décroissance est inséparable de la dynamique de périurbanisation. Celle-ci conduit les habitants à habiter toujours plus loin du centre-ville, à utiliser des aménités aménagées en périphérie et à se rattacher progressivement à la dynamique métropolitaine proche plutôt qu’à celle de la ville centre, défavorisée par les effets de taille et de spécialisation propres à la métropolisation[25]. Celle-ci finit par se vider de ses activités. Certains chercheurs[26] préfèrent ainsi parler de « périphérisation » plutôt que de décroissance. Ce changement de regard sur la décroissance pourrait conduire à affiner les stratégies de résilience dans une perspective relationnelle pour tirer profit des évolutions du système urbain et mieux saisir les potentiels locaux.

Gérer l’afflux

La croissance urbaine apparaît comme un horizon d’attente souhaité pour la plupart des villes qui associent croissance démographique et développement économique. Pourtant la croissance urbaine est également facteur de vulnérabilité : en 2015, pour la première fois, le rapport « Global Risks » du Forum Économique Mondial de Davos traitait du risque que représente « l’urbanisation rapide et non planifiée », notamment dans les pays en développement. « L’urbanisation crée des opportunités mais exacerbe également les risques. La vitesse à laquelle elle se développe interroge notre capacité à planifier et à nous adapter[27]. » Un des principaux défis que pose l’urbanisation est celui de son rythme : la croissance est-elle rapide ou lente ? Est-elle soudaine et intermittente ou continue ? Les différents cas de figure permettent de distinguer entre différents chocs démographiques et de souligner les risques propres à chacun. Nous en avons choisi trois, très différents par les enjeux qu’ils soulèvent : la forte urbanisation des villes en voie de développement ; l’accueil des réfugiés dans les villes européennes ; l’effet du tourisme de masse dans les villes touristiques.

1) Rapide et constante : la tendance lourde de l’urbanisation des villes en voie de développement

Figure 8 : Jeune garçon devant un canal d’épuration à ciel ouvert, Bidonville de Kibera à Nairobi, Kenya, CC BY 2.0 Kibera17, 2012

Alors que la croissance moyenne de la population urbaine est de 1,84 % par an, à Abuja et Port Harcourt au Nigéria, elle l’est respectivement de 6,2 % et de 5,1 %, à Ouagadougou au Burkina Faso de 6,2 % et à Mbouda au Cameroun de 7,8 %[28]. Cette forte croissance urbaine, qui touche principalement les villes petites et moyennes d’Afrique sub-saharienne et d’Asie du sud-est, constitue un stress important sur les ressources naturelles, sur les terres agricoles qui sont grignotées par l’expansion urbaine, sur les marchés de l’emploi et du logement (40% de la croissance urbaine se fait sous la forme de bidonvilles à la périphérie de la ville[29]), sur l’ensemble des infrastructures (en état de saturation ou inexistantes) et enfin sur les communautés (avec un enjeu crucial d’intégration sociale). Face à ces stress, ces villes présentent des facteurs de vulnérabilité particuliers : d’une part, une réalité démographique, la jeunesse de la population qui manque de qualification et de perspectives dans son pays et forme un terreau favorable aux différents types d’enrôlement — 60 % des Africains ont moins de 35 ans, les jeunes de 15 à 24 ans représentent 20 % de la population, 40 % de la force de travail et 60 % de chômeurs (pour un taux moyen de 44 %) ; d’autre part, l’incapacité des villes à maîtriser et à planifier l’expansion urbaine qui s’effectue en majorité sans gouvernance et selon les logiques de l’informel, qui plus est sur des terrains souvent exposés à un risque naturel ou climatique élevé (inondation, tremblement de terre…) ; d’autre part encore, une consommation très importante de terres agricoles aggravant la dépendance alimentaire d’une population de plus en plus nombreuse ; enfin, le manque de temps pour réussir à élaborer une stratégie durable, la tester et l’éprouver — avec pour résultat des décisions de court terme au coût social et environnemental souvent élevé.

Les principaux risques qu’encourent ces villes sont donc les suivants : l’instabilité sociale que peuvent entraîner l’aggravation des inégalités sociales et le développement de la ségrégation socio-spatiale ; le risque sanitaire ensuite, lié à une propagation rapide des épidémies comme l’a montré par exemple récemment la crise Ébola ainsi qu’à une exposition renforcée aux polluants ; les risques climatiques et naturels enfin, aux conséquences aggravées par le nombre de personnes exposées et par la difficulté à organiser les secours en raison d’infrastructures défaillantes. Et pourtant, ces villes en croissance continuent à recéler un véritable potentiel pour leurs habitants, notamment celui d’un meilleur accès aux services et infrastructures ainsi que la possibilité de s’élever sur l’échelle sociale.

Tout l’enjeu de la résilience dans ce contexte de croissance rapide est là : réussir à fédérer les acteurs autour d’une stratégie de long terme d’adaptation, alors même que l’urgence incite aux petites mesures réparatrices. Certaines villes y parviennent. L’exemple d’Addis-Abeba[30] le montre : alors que 80 % de la population vit encore dans des bidonvilles, le gouvernement investit dans un très gros programme immobilier en association avec la construction d’un système de transport ferroviaire léger. Il parvient ainsi à lutter à la fois contre les bidonvilles et contre l’étalement urbain.

2) Soudain et par vagues : l’accueil des réfugiés dans les villes européennes à partir de l’automne 2015

Figure 9: arrivée de réfugiés à la Gare de l’aéroport de Cologne/Bonn depuis la frontière autrichienne en octobre 2015, CC BY-SA 4.0 Raimond Spekking, 2015

En 2014, 563 000 personnes déposaient une demande d’asile dans un des pays de l’Union européenne. Au second semestre 2015, ils étaient 1,2 million. Les villes ont dû faire face à l’arrivée d’un afflux considérable et soudain de personnes sur leur territoire, pouvant être qualifié de choc démographique. À Hambourg par exemple, pendant l’été 2015, 400 demandeurs d’asile arrivaient chaque jour. Comment accueillir ces nouveaux arrivants ? Les réponses nationales et locales diffèrent fortement à l’échelle européenne. La Fabrique de la Cité, dans son travail publié en janvier 2018 sur « Villes européennes et réfugiés : un laboratoire du logement abordable[31] », s’est intéressée aux approches de la Suède et de l’Allemagne, deux pays qui ont accueilli respectivement le plus grand nombre de demandeurs d’asile de l’Union européenne par tête et le plus grand nombre absolu de demandeurs d’asile (890 000 en 2015) en Union européenne, constituant deux laboratoires pour l’étude des défis posés par l’arrivée massive de nouveaux habitants dans un contexte de rareté du foncier et de pénurie de logement abordable.

Figure 10: Logements temporaires de long terme avec son aire de jeux centrale, Notkestrasse, Hambourg, 2017 — avec l’autorisation de David Mangin

La réponse allemande a reposé sur les piliers suivants : d’abord une prise de position politique claire en faveur de l’accueil des demandeurs d’asile. « Wir schaffen das[32] », déclare la chancelière Angela Merkel le 31 août 2015. Ensuite, la conviction que les réfugiés ne sont pas en attente de repartir dans leur pays, mais qu’il faut compter sur une installation sinon définitive, du moins de long terme en Allemagne. Par conséquent, l’enjeu ultime auquel l’Allemagne choisit de répondre face à ce choc démographique est celui de l’intégration des réfugiés dans la société allemande. Ensuite, une politique de distribution des flux de réfugiés dans l’ensemble des villes contre une politique de laisser-faire. Ce système datant de 1947 et déjà éprouvé, connu sous le nom de « Königsteiner Schlüssel », consiste en une clé de distribution prenant en compte des critères aussi bien démographiques que fiscaux répartissant les demandeurs d’asile dans les différents Länder qui déterminent eux-mêmes le quota pour chacune de leurs villes, selon des critères restant à leur discrétion. Enfin, une réflexion sur l’accueil qui s’inscrit très rapidement dans une pensée de parcours résidentiel du demandeur d’asile ayant obtenu le statut de réfugié. La politique d’hébergement est segmentée selon trois temporalités, types d’accueil et logements : d’abord l’urgence. L’objectif que s’est fixé l’Allemagne est « personne dehors ». Pour l’atteindre, trois stratégies ont été mises en place, d’une part la réquisition de bâtiments publics (gymnases, bâtiments administratifs…) ou privés et vacants (centres commerciaux, bureaux), d’autre part, la location de chambres d’hôtel, enfin, la construction de modules d’urgence, peu chers et rapides à monter et à démonter (Tempohomes de Berlin). L’identification des bâtiments et du foncier ainsi que le cantonnement du risque sanitaire et sécuritaire sont primordiaux dans cette phase, les objectifs de confort et d’intégration étant secondaires. Cet hébergement d’urgence est vu comme un sas d’une durée d’environ 6 mois pour gagner un hébergement temporaire de long terme de meilleure qualité. C’est la deuxième phase du parcours résidentiel. Ces hébergements temporaires, devant être quittés après l’obtention du droit d’asile, répondent cette fois à un objectif d’intégration sociale. Si le confort et l’intimité restent limités (ce sont des logements partagés), en revanche, l’accent est mis sur la qualité de la construction, le soin apporté à l’espace public, la connexion à la ville avec des parcelles choisies à proximité d’infrastructures de transport et d’infrastructures sociales, et enfin, l’apprentissage de la langue allemande avec des cours dispensés pour tous et une scolarisation dans le système scolaire allemand. Cette phase est marquée par un enjeu d’identification du foncier disponible ainsi qu’un travail de concertation avec la population pour éviter les phénomènes de rejet et de crispation sociale. La dernière phase du parcours résidentiel est l’intégration du marché du logement régulier. Ce parcours résidentiel s’avère toutefois aujourd’hui moins fluide que ce qui avait été planifié et espéré, certains demandeurs d’asile restant bloqués dans les logements d’urgence faute de place disponible dans les logements temporaires, et certains réfugiés n’arrivant pas à s’insérer sur le marché régulier du logement — faute de logement disponible, de ressources financières ou de propriétaires enclins à leur louer un logement.

Figure 10: Logements temporaires de long terme avec son aire de jeux centrale, Notkestrasse, Hambourg, 2017 — avec l’autorisation de David Mangin

Cette approche allemande est particulièrement intéressante parce qu’elle se distingue par sa résilience sans toutefois qu’il eût été nécessaire de la théoriser comme telle. En quoi peut-on la qualifier de résiliente ?

- Neutraliser le choc : la stratégie d’organiser la répartition des demandeurs d’asile sur l’ensemble du territoire a permis d’« introduire de la certitude dans l’incertitude » (Cécile Maisonneuve), du maîtrisable dans l’in-maîtrisable, et ainsi de réduire la vulnérabilité de tout le pays. La répartition transformant un flux indéfini en un stock (certes en croissance), les villes ont pu mieux organiser leur service d’accueil, dimensionner les équipements et prévoir, même pour seulement un ou deux jours en avance, l’arrivée des demandeurs d’asile. Les politiques mises en œuvre en ont gagné en efficacité.

- En dépit de l’urgence, favoriser des actions de long terme : l’objectif de parvenir à loger tous les demandeurs d’asile est sous-tendu par un but de plus long terme que celui d’abriter des personnes en difficulté, à savoir celui d’intégrer de nouveaux habitants et citoyens. Pour faire du logement temporaire ce tremplin vers l’intégration, sa localisation, sa conception architecturale tout comme la façon de l’insérer dans la société ont été pensées comme une réponse à la question : où et avec qui les réfugiés doivent-ils vivre pour espérer pouvoir (en termes de moyens et de capacité) accéder au marché de l’emploi, à une formation professionnelle ou aux structures sociales dont ils ont besoin? Faut-il par exemple mélanger les réfugiés à d’autres types de population (projet Dantebad à Munich de l’architecte Florian Nagler proposant 50 logements pour des réfugiés, 50 logements pour des étudiants ou des personnes sans domicile) ? Faut-il accepter voire organiser les regroupements de réfugiés que Doug Saunders, auteur d’Arrival City[33], considère comme clé dans le processus d’intégration grâce aux réseaux d’assistance mutuelle qu’ils permettent ? Ou bien les limiter pour éviter la stigmatisation et les effets de rejet ? Autant de débats qui ne sont pas tout à fait tranchés aujourd’hui mais qui prouvent la vitalité de la pensée sur le sujet de l’intégration.

- Mobiliser l’ensemble de la société et faire du choc démographique un enjeu sociétal qui concerne tout le monde : l’accueil des réfugiés n’a pas été le résultat que de la seule mobilisation des administrations. La société civile par le biais d’associations, d’ONG établies ou de groupes auto-organisés s’est fortement engagée pour organiser l’aide aux demandeurs d’asile, l’enjeu étant aujourd’hui de réussir à mobiliser sur la longue durée au-delà de la phase d’urgence. Les acteurs privés ont aussi contribué, parfois plus difficilement, à la construction des logements par la fourniture de matériau à prix concurrentiel. Certaines villes comme Hambourg ont travaillé de façon innovante sur la concertation avec les habitants pour, à la fois, réussir à s’appuyer sur leurs connaissances du quartier et leur faire comprendre l’ensemble des contraintes juridiques et réglementaires pesant sur la création de nouveaux logements (Projet « Finding Places » à Hambourg).

Figure 11: Outil de visualisation urbaine “Finding Places” (CityScope) ayant servi de base pour la concertation avec les habitants à Hambourg, La Fabrique de la Cité, 2017

Face à l’urgence, développer l’agilité : l’accueil des demandeurs d’asile s’est heurté rapidement aux contraintes strictes imposées par le code fédéral du bâtiment ainsi que par le code de l’environnement ne permettant pas de dégager le foncier nécessaire ni de construire des logements suffisamment rapidement et à des coûts soutenables. Face à ce défi, l’État fédéral a accepté de promulguer une loi sur l’accélération des procédures d’asile, suspendant pour une période donnée et aux fins exclusives de l’hébergement des réfugiés l’application de certaines dispositions de son code fédéral du bâtiment, sa loi sur la promotion des énergies renouvelables dans le secteur de la production de chaleur et son décret sur les économies d’énergie[34].

Figure 12: Complexe de logements sociaux de long terme réservés d’abord aux réfugiés, Paul-Schwenk Strasse, Berlin, La Fabrique de la Cité, 2017

Développer une pensée systémique : les difficultés rencontrées pour l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile, notamment le passage fortement ralenti des réfugiés sur le marché régulier du logement, ont suscité une réflexion globale sur les mécanismes ayant conduit à ces difficultés, au-delà de la crise conjoncturelle des réfugiés. Cette dernière a ainsi mis en lumière la crise du logement abordable à l’œuvre en Allemagne et a servi de déclencheur à une action publique et privée dépassant le cadre strict de l’accueil des réfugiés. Sophie Wolfrum, professeur d’urbanisme à l’Université Technique de Munich, note ainsi : « c’était un problème dont tout le monde avait conscience, mais maintenant c’est au sommet des priorités de la ville[35] ». En ce sens le projet « Making Heimat » porté par le Deutsches Architekturmuseum de Francfort est particulièrement révélateur : d’abord pensé comme un catalogue des bonnes pratiques pour le logement des réfugiés en Allemagne, il a suscité et organisé un véritable débat public entre représentants des municipalités, architectes, associations et acteurs de la construction sur les moyens pour réussir à produire plus de logement abordable et à baisser les coûts de la construction pour tous. Par ailleurs, l’ensemble de ces acteurs s’est saisi du logement temporaire de long terme comme d’un champ d’expérimentation pour tester de nouvelles solutions constructives, de nouveaux formats d’habitat et réfléchir à la modularité des logements pour apporter des réponses aux évolutions des modes de vie. Ainsi, le type de construction pour le logement temporaire de long terme a évolué depuis des containers de très haute qualité (cf. ensemble de Notkestrasse à Hambourg) mais temporaires à la construction de logements de long terme d’abord réservés aux réfugiés mais destinés à accueillir par la suite du logement social.

Capitaliser sur l’expérience ? Cette approche permet-elle de mieux préparer l’Allemagne à de futurs chocs démographiques grâce à la capitalisation sur l’expérience acquise ? Cette question revêt une grande importance quand on sait que ce type de crises est appelé à se reproduire voire se multiplier dans le futur (instabilités politiques, réfugiés climatiques, catastrophes naturelles sur le sol national etc.). La réponse est certainement positive mais doit aussi être nuancée. Positive d’abord car les villes allemandes n’étaient dotées d’aucune stratégie spécifique d’accueil des demandeurs d’asile avant 2015, comme le souligne Karin Lorenz-Hennig, directrice de l’unité logement et immobilier de l’Institut fédéral pour la construction et la recherche urbaine et régionale (BBSR[36]). Elles ont une aujourd’hui et ont pu établir dans ce cadre un réseau de partenaires, à nouveau mobilisable en cas de crise. Par ailleurs, certaines villes ont décidé de conserver leurs abris d’urgence ainsi que leurs fournitures de première nécessité en prévision de futurs flux migratoires et en acceptent le coût de gardiennage et de stockage (Hambourg). Enfin, les villes, qui dans l’urgence ont développé des solutions très locales, ont trouvé dans les espaces de débat tels que ceux organisés par le Deutsches Architekturmuseum un lieu où pouvoir échanger sur leurs politiques mises en œuvre. Toutefois, aucun réseau de villes ne s’est formalisé à l’échelle fédérale et les échanges d’expérience se heurtent aux cas particuliers pour parvenir à une montée en généralité qui pourrait aboutir à un guide pour l’action, sans toutefois devenir un mode d’emploi. Par ailleurs, les boucles de rétroaction pouvant permettre d’évaluer les projets (avec les acteurs de la conception, de la construction et de la gestion tout comme avec les réfugiés usagers) et de penser à des pistes d’amélioration restent encore limitées — elles risquent de l’être d’autant plus que les administrations qui s’étaient soit réorganisées soit créées pour faire face à la crise n’ont pas toujours été conservées une fois la phase d’urgence passée. Tout l’enjeu pour l’Allemagne est donc de parvenir à capitaliser sur l’ensemble des expériences et à tenir le cap des résolutions et des ambitions sur le long terme. Peut-être serait-il aujourd’hui temps de nommer cette approche « stratégie de résilience » ? Car on sait que nommer, c’est conférer une réalité aux actions, c’est fédérer des acteurs autour d’un projet commun et c’est, enfin, engager.

3) Saisonnier et régulier : le flux des touristes

Figure 13: Touristes à Phnom Bakheng, Angkor, Cambodge, CC BY-NC-ND 2.0 Tourist people, 2014

La question des flux touristiques pourrait sembler anecdotique face aux enjeux humains et sociaux soulevés par l’urbanisation rapide et l’accueil des réfugiés. Et pourtant, les flux touristiques sont considérables : en 2017, selon l’Organisation Mondiale du Tourisme, 1,3 milliard de touristes ont voyagé sur la planète, chiffre pour lequel est prévu une croissance régulière de 3 % par an pendant 10 ans pour atteindre 1,8 milliard de voyageurs en 2030. Paris accueille 29 millions de touristes par an, Venise, 20 millions, Londres et la Cité interdite à Pékin, 15 millions.

Cet afflux de touristes est facteur de trois types principaux de vulnérabilité :

1. Une vulnérabilité environnementale. Le très grand nombre de visiteurs fragilise les sites et accélère leur dégradation : érosion des sols, fragilisation des écosystèmes (îles Galápagos) concentration d’humidité dans les espaces intérieurs (Grotte de Lascaux, Vallée des rois), pollution (l’Everest « le plus grand dépotoir du monde »), etc. L’ensemble des équipements construits pour accueillir les touristes crée par ailleurs une pression accrue sur une ressource rare, notamment sur la ressource en eau avec un secteur hôtelier très gourmand et sur les terres agricoles ou de forêt qui sont artificialisées (Angkor).

2. Une vulnérabilité économique. Le tourisme représente un poids économique très important dans le monde et constitue un effet de levier réel en termes de développement économique des territoires en exploitant une valeur non délocalisable : 10 % du PIB mondial, 1 emploi sur 10 dans le monde, 2 millions d’emplois directs et indirects en France avec un gain prévu de 300 000 emplois entre 2016 et 2020, 206 milliards de recettes liées au tourisme aux États-Unis en 2016, 60 milliards en Espagne, 50 milliards en Thaïlande et 34 milliards en France[37]. Toutefois, au-delà d’un certain seuil, une trop grande spécialisation sur le tourisme conduit à une dépendance au secteur qui fragilise l’économie territoriale. Les cas des stations balnéaires et de ski sont bien connus. Le cas de Venise est également à cet égard très intéressant : le succès touristique a épuisé les autres secteurs économiques. Or, la surconsommation actuelle conduit à une perte de qualité du service qui menace à termes le maintien de Venise comme destination touristique courue et donc la principale ressource économique de la ville[38].

Figure 14: Mouvement de rejet du tourisme de masse à Barcelone, CC BY 2.0 Ted & Dani Percival, 2013

3. Une vulnérabilité sociale : en Espagne en 2017 les mouvements de rejet du tourisme de masse se sont multipliés au point que le premier ministre Mariano Rajoy s’est senti obligé de réagir officiellement : « ce qu’on ne peut pas faire à Monsieur le touriste, qui heureusement vient ici, génère d’énormes revenus et permet à de nombreux Espagnols de travailler, c’est le recevoir à coups de pied. Cela me semble une aberration[39]». Ce rejet est symptomatique des tensions provoquées par l’afflux massif de touristes qui peuvent finir par être perçus comme des concurrents pour les biens, les services et les aménités des villes, sans pour autant en supporter les coûts : les plages de Barcelone surfréquentées par les touristes au point d’en rendre l’accès difficile aux habitants, les hôpitaux dont les services d’urgence sont sous tension suite à un excès de demandes pour une infrastructure qui n’a pas été dimensionnée en conséquence (flux saisonniers) ou encore logements… L’ancien secrétaire d’État au logement de Berlin, Engelbert Lütke Daldrup, estimait en 2016 que 10 000 logements avaient été retirés du marché de la location depuis la création d’Airbnb, réduisant considérablement l’effet des efforts constructifs consentis par la capitale en termes de nouveaux logements (12 000 en 2016)[40].

Le tourisme présente cette caractéristique d’à la fois accroître la vulnérabilité des territoires et de l’autre de favoriser leur résilience : le caractère souvent vital de ce secteur économique pousse ses acteurs à inscrire un objectif de durabilité dans leur stratégie. La dégradation du patrimoine, la baisse de qualité du service ou bien encore des manifestations de rejet allant à l’encontre d’une culture de l’hospitalité menacent directement le secteur qui est soumis à une concurrence d’autant plus féroce que le produit touristique est peu spécifique. La protection des sites, la promotion d’un tourisme durable ainsi que la régulation des pratiques et de certains nouveaux entrants sur le secteur (Airbnb en tête) font ainsi partie des tendances lourdes du tourisme mondial : la résilience est-elle en passe de devenir un nouveau marketing territorial ?

Conclusion

Le gain ou la perte d’habitants représentent une perturbation certaine pour les villes. Et cela non parce qu’il existerait un seuil idéal en-deçà ou au-delà duquel les villes ne seraient plus résilientes. Mais parce que les changements démographiques perturbent l’équilibre fragile établi entre une société et son territoire. La vulnérabilité urbaine qui en découle concerne aussi bien un accès difficile aux ressources, que l’apparition de nouvelles fractures socio-économiques qu’enfin la qualité de vie en ville.

Définir les conditions permettant d’absorber le flux et le reflux des habitants, c’est interroger directement la capacité à constituer une société sur le long terme. L’enjeu premier est donc ici la résilience des communautés qui exige de parvenir à assurer la continuité du lien entre les habitants et leur territoire ainsi qu’entre les habitants au sein d’un projet de société.

[1] William Shakespeare Jules César cité dans Agatha Christie Le Flux et le Reflux (trad. Michel Le Houbie), Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. « Le Masque » (no 385)

[2] Rosa Caroli, Stefano Soriani (2017) Fragile and Resilient Cities on Water. Perspectives from Venice and Tokyo. Cambridge Scholars Publishing

[3] https://caltechcampuspubs.library.caltech.edu/3220/1/2017-ENGenious14-MakingMegacitiesResilient.pdf

[4] Xavier Molénat (2018) « Requiem pour les sous-préfectures ? », Alternatives économiques, 376, https://www.alternatives-economiques.fr/requiem-prefectures/00082842

[5] CGET (2017) «Villes moyennes en France : vulnérabilités, potentiels et configurations territoriales», En Bref, 45.

[6] Jörn Birkmann et alii (2016) « Boost resilience of small and mid-sized cities », Nature, 537(7622) https://www.nature.com/news/boost-resilience-of-small-and-mid-sized-cities-1.20667

[7] Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti (2015). « La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ? ». Revue de l’OFCE, 143(7), 117–144.// Ferru, M. (2009). « La trajectoire cognitive des territoires : le cas du bassin industriel de Châtellerault ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, décembre(5), 935–955.

[8] Jörn Birkmann et alii (2016)

[9] https://mastergeoprisme.wordpress.com/tag/resilience/

[10] Jörn Birkmann et alii (2016)

[11] Nicolas Cauchi-Duval, Vincent Béal, Max Rousseau (2016) « La décroissance urbaine en France : des villes sans politique », Espace populations sociétés 2015/3–2016/1 http://journals.openedition.org/eps/6112

[12] https://www.franceculture.fr/sciences/nos-villes-sont-mortelles

[13] Sylvie Fol, Emmanuèle Cunningham-Sabot (2010) « Déclin urbain » et Shrinking Cities : une évaluation critique des approches de la décroissance urbaine », Annales de géographie, 2010/4 (674), 359–383. https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2010-4-page-359.htm

[14] http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/shrinking-city

[15] https://www.welt.de/wirtschaft/article138060719/Das-Maerchen-von-bluehenden-ostdeutschen-Staedten.html

[16] Sylvie Fol, Emmanuèle Cunningham-Sabot (2010)

[17] Engelbert Lütke Daldrup (2003) Die perforierte Stadt — neue Räume im Leipziger Osten. Information zur Raumentwicklung (1)

[18] http://www.bpb.de/politik/innenpolitik/stadt-und-gesellschaft/75697/einblicke

[19] http://www.cohesion-territoires.gouv.fr/communique-de-presse-programme-action-coeur-de-ville-la-grande-transformation-pour-les-centres-villes-demarre

[20] Russell Weaver et alii (2017) Shrinking Cities: Understanding Urban Decline in the United States. Routledge.

[21] Exemples traités en détails dans la thèse de Charline Sowa (2017) Penser la ville en décroissance : pour une autre fabrique urbaine au XXIe siècle. Regard croisé à partir de six démarches de projet en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Université Grenoble Alpes.

[22] « Super ! Enfin de la place ! » Thomas Straubhaar (2004) « Toll — endlich Platz ». Brand eins (Rückbau)

[23] Charline Sowa (2017)

[24] Hélène Roth (2011) « Les « villes rétrécissantes » en Allemagne », Géocarrefour, 86/2 http://journals.openedition.org/geocarrefour/8294

[25] Sylvie Fol, Emmanuèle Cunningham-Sabot (2010)

[26] Matthias Bernt, Heike Liebmann (2013) Peripherisierung, Stigmatisierung, Abhängigkeit? Deutsche Mittelstädte und ihr Umgang mit Peripherisierungsprozessen. VS Verlag für Sozialwissenschaften.

[27]Urbanization creates opportunities but also exacerbates risks, and the speed at which it is happening challenges our capacity to plan and adapt.” World Economic Forum (2015) Global Risks Report. http://reports.weforum.org/global-risks-2015/part-2-risks-in-focus/2-3-city-limits-the-risks-of-rapid-and-unplanned-urbanization-in-developing-countries/

[28] Robert Muggah, David Kilcullen (2016) “These are Africa’s fastest-growing cities — and they’ll make or break the continent”. World Economic Forum on Africa

[29] World Economic Forum (2015)

[30] Mark Swelling (2016) “The curse of urban sprawl: how cities grow, and why this has to change”. The Guardian https://www.theguardian.com/cities/2016/jul/12/urban-sprawl-how-cities-grow-change-sustainability-urban-age

[31] Marie Baleo (2018), Villes européennes et réfugiés : un laboratoire du logement abordable et de la résilience urbaine

[32] « Nous allons y arriver »

[33] Doug Saunders (2011) Arrival City: how the largest migration in history is reshaping our world. Pantheon

[34] La Fabrique de la Cité (2018) p. 39

[35] La Fabrique de la Cité (2018) p. 54

[36] La Fabrique de la Cité (2018) p. 26

[37] Chiffres OMT 2016. http://media.unwto.org/fr

[38] Rosa Caroli, Stefano Soriani (2017)

[39] Le secteur touristique représente en Espagne 11,2 % du PIB et concerne 2,5 millions d’emplois directs et indirects. http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/08/14/l-espagne-dit-son-ras-le-bol-du-tourisme-de-masse_5172072_3234.html

[40] http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/04/26/airbnb-berlin-durcit-les-regles-pour-les-locations-touristiques_4909031_3234.html

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