Résilience, un nouvel impératif ?

La Fabrique de la Cité
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12 min readFeb 13, 2018

par Chloë Voisin-Bormuth | La Fabrique de la Cité

On le retrouve aussi bien en mécanique, en biologie, en psychologie, en écologie, en économie qu’en urbanisme ou en architecture : le concept de résilience est partout. Il peut sembler rebattu — voire même suspect. Utilisé dans des domaines si variés, a-t-il encore du sens ? La résilience est-elle devenue un nouvel impératif ?

La Nouvelle Orléans suite au passage de l’ouragan Katrina — Jocelyn Augustino / FEMA via Wikimedia Commons

Certes, l’actualité donne prise à l’emploi du concept tant elle est marquée par la survenue de différents chocs — attentats, séismes, ouragans, inondations, incendies ou encore crises économiques — et par le récit de diverses renaissances faisant suite à ces chocs. Nous avons tous en tête les images de Houston sous les eaux, de la Nouvelle Orléans dévastée suite à Katrina, de Paris restant droite face aux attentats et redécouvrant sa devise « Fluctuat nec Mergitur » ou encore de Kigali, qui près de 24 ans après avoir été le théâtre de l’un des pires génocides du 20ème siècle, renaît en ville verte mettant au premier rang de ses préoccupations le bien-être de ses habitants. Les travaux scientifiques sur le concept de résilience urbaine[1] et les recherches sur l’opérationnalité du concept se multiplient[2].

On ne peut que se réjouir de la vitalité de cette réflexion, et c’est de celle-ci dont le colloque « Villes et territoires résilients » organisé à Cerisy en Septembre 2017 par La Fabrique de la Cité, l’Institut Véolia et Sabine Chardonnet Darmaillacq a témoigné. Mais on ne peut aussi que ressentir la nécessité d’interroger cette notion et ses présupposés. Car rien n’est moins sûr que tous ceux qui l’utilisent parlent de la même chose. C’est pourquoi La Fabrique de la Cité propose une série de quatre éclairages sur la résilience urbaine portant sur : le concept de résilience, la réduction de la vulnérabilité urbaine, la résilience des réseaux et enfin la résilience des villes face au choc démographique.

Résister à un choc et s’y adapter

Repartons de la base. Il existe une définition générique et très large qui décrit la résilience comme la capacité d’un objet, d’une personne, d’un système à résister et à s’adapter à un choc pour revenir à l’état initial.

Schéma des différents temps de la résilience. Chloë Voisin-Bormuth

On peut grossièrement le schématiser ainsi. Après le temps du choc (t0), vient celui de la crise et de la gestion de la crise (t1) qui se caractérise par la rapidité de l’action et la nécessité de parer au plus urgent, notamment pour mettre en sécurité ce qui est en danger. Le t2 se caractérise par un temps plus long qui fait cohabiter action et réflexion, notamment sur les raisons ayant conduit au choc, sur la façon d’avoir géré la crise et sur les pistes d’actions. Celles-ci peuvent tout aussi bien viser à améliorer la réponse à la crise pour en limiter l’impact comme à changer le fonctionnement même du système dans le but d’agir directement sur l’aléa et de limiter la probabilité qu’il se reproduise. C’est le temps de l’adaptation — qui peut donc prendre plusieurs formes, de la plus conservatrice du système (logiques de protection) à la plus adaptative (remise en cause du système). La dernière phase (t3) est celle du retour à l’équilibre qui met en œuvre les mesures et gère sur le long terme, mais sans l’urgence des phases précédentes, les conséquences de la crise et du choc. La notion d’équilibre n’induit pas forcément que le système soit redevenu le même qu’avant le choc, seulement qu’il a retrouvé une stabilité qui lui permet de fonctionner à nouveau à un régime normal. A noter que le système touché n’est que rarement le seul concerné par la crise : l’onde de choc peut être plus ou moins importante et toucher plus ou moins de systèmes interconnectés.

Le chêne et le roseau. Les Fables de la Fontaine, dessins originaux de Grandville, Bibliothèques de Nancy

A partir de ce schéma, on comprend aisément que la résilience, qui vient de resilere, — sauter, rebondir -s’oppose à la résistance qui vient de stare, — tenir droit. On retrouve en quelque sorte la fameuse fable du chêne et du roseau. La résilience (le roseau) est dynamique quand la résistance (le chêne) est statique ; la première accepte dès l’origine la perte et le changement conséquent à l’adaptation, quand la seconde mise sur la protection face au choc et sur sa capacité à l’absorber — au risque de rompre si le choc est trop dur.

Avec la résilience, l’approche du risque s’en trouve modifiée : on abandonne l’espoir du risque zéro et on accepte la crise ; on essaie d’amoindrir son choc et son onde de choc et de faire en sorte que le système touché soit suffisamment stable pour ne pas s’effondrer mais pour au contraire arriver à se transformer. La résilience introduit donc l’idée d’une action coordonnée et de long terme, en aval comme en amont de la crise.

Ce concept est très séduisant — si séduisant même qu’on oublie trop souvent d’interroger les présupposés qui le sous-tendent : qu’est-ce qu’un choc ? Et surtout qui le définit, qui dit que cela en est un — ou n’en est pas un ? Qu’est-ce que l’état l’équilibre et qui dit que celui-ci a été atteint ? Qui désigne celui qui est résilient et celui qui ne l’est ? A partir de quand peut-on être caractérisé comme résilient ? Pendant la crise elle-même ? Immédiatement dans le temps qui suit la crise ? Ou bien la résilience ne peut-elle décrétée qu’après un temps long de recul qui met à distance la sidération ?

La résilience introduit donc l’idée d’une action coordonnée et de long terme, en aval comme en amont de la crise. Ce concept est très séduisant — si séduisant même qu’on oublie trop souvent d’interroger les présupposés qui le sous-tendent : qu’est-ce qu’un choc ?

Ces questions permettent de soulever les deux points d’alerte suivants :

- La résilience est bien souvent attachée une idée d’amélioration.
Le choc et la crise permettraient une reconstruction meilleure …. On retrouve l’idée de l’électrochoc salvateur permettant enfin de fédérer toutes les énergies et celle de la destruction créatrice de valeur. Survivre ne suffit pas, il s’agit de devenir meilleur. Un ensemble de normes et de pouvoirs sous-tendent donc la résilience. Comme le remarque Samuel Rufat, maître de conférences HDR à l’Université de Cergy-Pontoise et membre junior de l’Institut Universitaire de France, “avec la résilience, n’y aurait-il qu’un pas pour rendre désirable le darwinisme social ?”

- La résilience est souvent comprise comme une mise en cohérence des actions des différents acteurs.
Or, la résilience est sous-tendue par l’acceptation du choc et de la perte — et donc par un choix. Avant même de chercher à mettre en cohérence les actions des différents acteurs, il est nécessaire que ceux-ci s’entendent sur une définition commune des vulnérabilités ainsi que sur les risques et les pertes acceptables par la société. La résilience est donc moins un projet technique qu’un projet avant tout politique.

L’apport de la psychologie : gare aux bons points et aux modes d’emploi

Le concept de résilience est un concept central en psychologie et dans lequel le concept de résilience urbaine a puisé ses racines. En psychologie, la résilience s’intéresse aux individus et aux communautés et à la façon dont ils peuvent se relever des différentes épreuves qu’ils ont à traverser pour réussir à continuer à se construire. Plusieurs acceptions en ont été proposées et coexistent aujourd’hui — avec pour conséquence des propositions d’actions et d’accompagnement diverses, comme le montre bien le psychiatre Serge Tisseron. La résilience a été définie dans les années 1960, comme la « capacité à se construire une bonne vie malgré un environnement défavorable » (Tisseron). L’attention portait alors moins sur les facteurs de handicap des individus (milieu défavorable par exemple) que sur les facteurs de protection. La résilience était donc vue comme une qualité intrinsèque des individus. Dans les années 1980, la résilience est définie comme un processus : tout le monde peut devenir résilient à condition d’être aidé par quelqu’un qui l’est déjà — c’est le tuteur de résilience. La résilience sort du champ strictement individuel (une qualité que l’on aurait ou pas) pour faire entrer le collectif (logique d’accompagnement). Dans les années 2000, la résilience est vue comme une force que tout le monde possède, mais en quantité variable, et qui de ce fait doit être encouragée, notamment en levant les obstacles qui s’opposent à elle. Aujourd’hui, la résilience est de plus en plus pensée dans sa dimension collective en passant du « moi » au « nous », engageant en cela la société toute entière, au-delà des relations interpersonnelles pensées avec les tuteurs de résilience. En cela, elle devient inséparable de la culture du risque.

La résilience a été définie dans les années 1960, comme la « capacité à se construire une bonne vie malgré un environnement défavorable »
— Serge Tisseron

Ces différentes définitions mettent en lumière les deux principaux dangers que recèle le concept de résilience, à savoir celui des bons points et celui du mode d’emploi. A considérer la résilience comme une qualité propre à une personne, on en vient à diviser l’humanité entre ceux qui auraient cette qualité, et ceux qui ne l’auraient pas et à distribuer les bons et les mauvais points. A considérer que la résilience peut être acquise pour peu d’être accompagné, on en vient à développer des « modes d’emplois », des « recettes de résilience » qu’il suffirait d’appliquer pour le devenir.

C’est pourquoi Serge Tisseron défend l’idée selon laquelle les différentes conceptions de la résilience sont en fait trois facettes complémentaires permettant de définir un système résilient. Proposant trois orthographes possibles du même terme (la résilience, comme l’ensemble des qualités personnelles ; la résiliance, comme le processus collectif favorisant les résiliences ; et la Résilience comme force intérieure), il décrit les boucles d’action réciproques qui fondent le système résilient par la triple formule : “la Résilience favorise la résilience grâce à la résiliance”, “La résiliance favorise la résilience grâce à la Résilience” et “La résilience favorise la résiliance grâce à la Résilience”. Sortie du champ de la psychologie pour l’appliquer aux villes et aux territoires, cette formule garde toute sa pertinence.

Ce détour par la psychologie est en effet loin d’être inutile pour penser la résilience des villes et des territoires. Et cela ne serait-ce que parce qu’il met en lumière l’importance du facteur humain — que ce soit dans la gestion de la crise ou dans son anticipation.

Photo du Vol 1549 d’US Airways après l’amerrisage dans Hudson River à New York City, Etats-Unis — Wikimedia Commons.

L’exemple du commandant C. Sullenberger, cité par Eric Rigaud à Cerisy, le montre bien : en 2009, l’US Airways 1549 est percuté par quatre bernaches du Canada quelques minutes après son décollage de la Guardia et alors qu’il survolait le Bronx. Ses deux moteurs sont rendus inopérants et 13 secondes plus tard, le commandant Sullenberger reprend le contrôle de l’avion. Après 5 minutes et 8 secondes de vol, l’US Airways 1549 amerrit sur l’Hudson et l’ensemble des passagers et de l’équipe peut être sauvé. Alors que le risque aviaire est bien connu et géré par le système aérien, il reste source de surprises pour lesquelles les procédures s’avèrent insuffisantes. Dans le cas du 1549, la réussite de l’opération tient non pas au respect de ces dernières ni à une formation spécifique des pilotes pour les cas d’amerrissage. Elle tient d’une part à une communication sans faille entre le pilote, le copilote et le contrôleur, d’autre part à la puissance de la décision individuelle du commandant Sullenberger qui, face à une situation inédite, a arbitré très rapidement entre les ressources disponibles (avion, moteurs, temps…) et les actions à accomplir (atterrir ou amerrir, sauver les passagers…)… tout en agissant à l’encontre des procédures — ce dont il a dû répondre par la suite.

Ce que montre cet exemple, c’est que la résilience est surtout engagée dans des situations inédites et/ou de fortes incertitudes dans lesquelles ni les routines, ni l’expérience, ni les systèmes de protection développés sur la base de cette expérience ne suffisent. C’est pourquoi il est essentiel, d’une part, de penser des systèmes techniques qui ne négligent pas le facteur humain mais qui au contraire s’appuient sur lui comme relais efficace en cas de défaillance ; d’autre part, de faire de tous les acteurs de leur propre protection et de celle de tous (empowerment). Pour ce faire, il faut préparer les habitants à la crise en les informant des risques existants et les former à adopter les comportements pertinents d’abord pour éviter les risques, et ensuite pour réagir adéquatement en cas de crise. C’est en cela qu’une culture du risque doit émerger et être partagée (Tisseron). Systèmes techniques et facteurs humains, systèmes collectifs et prise de décision individuelle doivent pouvoir être pensés ensemble et entrer en synergie pour permettre la résilience.

La résilience est surtout engagée dans des situations inédites et/ou de fortes incertitudes dans lesquelles ni les routines, ni l’expérience, ni les systèmes de protection développés sur la base de cette expérience ne suffisent.

Les villes au cœur des risques

L’histoire des villes témoigne tout autant de leur formidable capacité à résister aux chocs et aux crises que de leur capacité à s’adapter et à renaître. Etre confrontées et devoir faire face aux mutations, lentes et délétères, comme aux chocs, soudains et brutaux, fait partie de la réalité des villes depuis toujours. Géraldine Djament, maître de conférences à l’université de Strasbourg, l’a parfaitement illustré dans sa thèse consacrée à Rome qu’elle qualifie de ville éternelle: Rome incarne aujourd’hui l’archétype de la « ville durable » — autant grâce à sa capacité à surmonter diverses perturbations tout au long de son histoire, qu’elles soient brutales ou délétères, que grâce à sa capacité à alimenter un discours mettant en avant la pérennité de la ville envers et contre tout. Les chocs soudains et brutaux, souvent spectaculaires, frappent fortement l’imaginaire collectif et sont très mobilisateurs (incendies, inondations, attentats, ouragans, etc.) — pensons aux commémorations internationales qui rendent hommage aux villes et aux victimes touchées par les attentats terroristes.

Sydney Opera House les 14, 15 et 16 novembre 2015 aux couleurs du drapeau tricolore français - Wikimedia Commons.

Les mutations lentes et délétères en revanche (crise économique, exclusion sociale, changement climatique, etc.), s’étalant sur une longue durée et minant le système de l’intérieur sans catastrophe aisément identifiable ou si soudaine qu’elle exige une réponse d’urgence, peuvent longtemps passer inaperçues et mobilisent plus difficilement — les inégalités socio-spatiales aggravées dans un contexte de métropolisation ne font guère l’actualité en dehors des embrasements ponctuels permettant quelques gros titres accrocheurs mais peu d’actions de fond et de long terme. Deux temporalités très différentes sont ici en jeu, celle de l’urgence d’un côté, et celle de la latence de l’autre. Elles se rejoignent toutefois sur la nécessité de mener au bout du compte une action de fond sur la longue durée — ce sans quoi le système ne saurait retrouver son équilibre et être résilient. C’est là que réside le défi le plus important et le plus intéressant de la résilience, dans cette capacité d’alerte et de mobilisation sur le long terme — au-delà de l’urgence et en dépit de la latence.

Ce défi prend toute son ampleur dans les villes. Enjeux en même temps que facteur d’aggravation de l’aléa, les villes sont en effet au cœur de la gestion des risques contemporaine et de la résilience. Sous l’effet d’un mouvement d’urbanisation constant, elles concentrent toujours plus de population et de centres économiques et politiques soit donc toujours plus d’enjeux… Qui plus est, la mondialisation renforce la propagation des ondes de choc en favorisant la mise en réseau des villes à l’échelle mondiale mais aussi leurs interdépendances. Par ailleurs, les villes contribuent à augmenter sinon à créer le risque : la façon dont elles sont aménagées, leurs modes de fonctionnement, les activités qu’elles abritent peuvent menacer l’équilibre des écosystèmes ou la santé des habitants tout comme contribuer à l’aggravation du changement climatique. Enfin, corollaire des raisons précédentes, les villes sont plus que jamais des acteurs majeurs de la gestion des risques et de la prévoyance en offrant un échelon d’action et de gouvernance pertinent et efficace.

Les chocs comme les perturbations délétères que les villes ont aujourd’hui à affronter sont multiples tant par leur nature que par leur temporalité et par leur échelle. Avec la résilience, l’ambition d’atteindre le risque zéro est abandonnée tout comme l’objectif de faire perdurer un système territorial ou social à l’identique : leur est préférée une ambition de développement de capacités de rebond, d’organisation et d’adaptation. La ville doit ainsi être envisagée comme un système tout à la fois complexe, souple et agile. Comment atteindre cet objectif d’un état d’équilibre dynamique ? De quels connaissances, moyens et outils disposons-nous pour penser la résilience selon la discipline qui l’approche, la société qui la pense, le contexte, la temporalité et l’échelle où on l’applique ?

L’actualité et la pertinence de la notion de la résilience urbaine ne font aucun doute. Ni la nécessité de l’interroger et d’en comprendre son opérationnalité.

La Fabrique de la Cité tient à remercier Maya Cohen, doctorante à l’Université Paris Diderot, pour sa contribution à ses travaux sur la résilience.

[1] Cf. notamment Reghezza M, Rufat S (2015), The Resilience Imperative. Uncertainty, Risks and Disasters, Elevier-ISTE, 262 p.; Quenault B. (2015), « La vulnérabilité, un concept central de l’analyse des risques urbains en lien avec le changement climatique », Annales de la Recherche Urbaine, n° spécial “Ville et vulnérabilités”, n°110, septembre, p. 138–151, http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/la-vulnerabilite-un-concept-central-de-l-analyse-a720.html;

[2] CF. notamment Lhomme S, et alii (2012) « La résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité urbaine ? » Développement Durable et territoires, 3 (1) ; Thomas I, et alii (2017) La ville résiliente. Comment la construire ? Collection « PUM », pp. 322

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Think tank consacré à l’innovation urbaine, La Fabrique de la Cité est un forum, un creuset où se confrontent les points de vue, les expériences et les visions.