2023 : L’ODYSSEE ERDOGAN
Par Armand Passy, contributeur LGEC
Publié le 12 septembre 2017
Menacée par un conflit à ses portes, pointé du doigt par la communauté internationale, la Turquie est dans une posture délicate. Pourtant, 2023 marquera un tournant pour le pays, a annoncé Erdogan. Le 100eme anniversaire de la fondation de la République Laïque de Turquie par M.K Atatürk doit en effet marquer l’avènement de l’indépendance militaire du pays. LGEC vous éclaire.
Le souhait d’Erdogan est de faire de son pays la première puissance musulmane. Rêvant de reconstruire l’empire Ottoman, Ankara joue sur tous les leviers de puissance : économique, démographique, religieux. Mais elle mise avant tout sur la force pour atteindre ses objectifs. Située géographiquement dans une zone stratégique et en pleine crise, la Turquie y voit l’opportunité de devenir incontournable sur tous les grands dossiers.
Le conflit syrien
Les protagonistes de la crise syrienne sont nombreux et les intérêts de chacun rarement concordants. Directement concernée par des problématiques de sécurité intérieure et d’intégrité du territoire, la Turquie redoute plus que tout la constitution d’un état kurde à ses portes.
Ankara et Damas, faux-frères ou faux ennemis ?
Ankara a tenté de raisonner le régime de Damas durant la première année du conflit, mais ne pouvant ignorer les massacres et atrocité commises par son voisin, et recevant de plein fouet la vague des réfugiés syriens (3 millions contre 10 000 pour la France en 2016), la Turquie va faire du départ du tyran un objectif prioritaire. Ce faisant, elle s’aligne sur la position de départ des pays occidentaux, tout en pensant pouvoir gagner à la faveur de la chute si possible rapide de son voisin, une position hégémonique dans la région. Mais malheureusement pour elle, la coalition internationale va peu à peu abandonner la ligne dur anti-Assad, et faire de la destruction de Daech sa nouvelle priorité.
Ankara et Daesh : jeu double ?
En appuyant toutes les forces anti-Bachar sans distinction, Ankara a soutenu des groupes djihadistes qui furent englobés par Daech par la suite. De plus, la Turquie a dans un premier temps refusé catégoriquement de prendre part à la coalition internationale contre l’Etat Islamique. De forts soupçons ont été émis à l’encontre de la Turquie, accusée d’un double jeu, qui laisserait passer les djihadistes à travers la frontière, voir leur fournirait carrément un soutien logistique.
En effet, des documents saisis lors du raid mené par les forces spéciales américaines contre Abou Sayyaf en mai 2015 ont démontré que ce dernier — qui occupait la fonction de trésorier de l’EI — était en relation direct avec des officiels turcs pour faire sortir le pétrole syrien via des réseaux illégaux bien implantés en Turquie. Il faudra attendre l’attentat de Suruc en juillet 2015 pour qu’Ankara se décide à sortir de son immobilisme.
Ankara et Moscou : alliés malgré eux ?
Ankara et Moscou ont un objectif diamétralement opposé, notamment sur l’avenir de Bachar Al Assad. La Turquie a donc cru bon de menacer de s’en prendre aux forces russes venues appuyer les forces pro-Assad. Joignant le geste à la parole, elle a abattu un SU-24 en novembre 2015, s’attirant les foudres de Moscou qui a répliqué par un embargo commercial.
Mais les économies des deux pays étant d’avantage complémentaires que rivales (le gaz de l’un contre l’agroalimentaire de l’autre) et surtout en crise, la Turquie a rapidement fait amende honorable, et les sanctions économiques ont été levées par la Russie. Erdogan a donc accepté de pactiser avec Poutine. Ankara devra cesser son aide aux forces anti-Bachar, en échange de quoi Moscou cessera son soutien aux milices kurdes dans le Nord de la Syrie.
Le dossier kurde
Mais c’est bien la question du Kurdistan, sorte de conflit dans le conflit, qui isole d’avantage Ankara. L’opposition entre les turques et les kurdes dure depuis 1984, lorsque le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) s’engagea dans la lutte armée contre Ankara en menant des attentats sur le sol turque. Ankara craint la création d’un état kurde à la faveur de la crise syrienne et qui offrira une base arrière au PKK pour préparer ses actions sur le sol turque.
Pour Erdogan, les kurdes syriens du YPG (Unités de Protection du Peuple) sont affiliés au PKK et doivent être écartés de la Coalition contre l’Etat Islamique. Ainsi l’opération « Bouclier de l’Euphrate » lancée par la Turquie (aout 2016 — mars 2017) avait certes comme objectif de chasser l’EI des villes de Jarabulus et d’Al Bab, mais surtout d’empêcher que les FDS (Forces Démocratiques Syriennes, constituées en majorité de forces de l’YPG) n’opèrent leur jonction.
Or la coalition internationale s’appuie essentiellement sur les milices kurdes pour combattre Daech au sol, et ce avec succès. Ces hommes et femmes combattant pour leur terre reçoivent en effet une aide massive de l’occident. En plus des frappes aériennes ou d’artillerie de la coalition, la livraison d’armes (telles que des missiles français Milan), de munitions, de matériel et l’envoie de conseillers ont permis aux Peshmergas du Kurdistan irakien de reprendre l’initiative face aux djihadistes.
Même la Russie qui pourtant appuie l’armée régulière du régime syrien, apporte un soutien aux YPG, notamment par l’envoi de troupes à Afrine, officiellement pour faire observer le cesser le feu, dans les « zones de désescalade », officieusement pour entrainer les milices kurdes.
La situation militaire de la Turquie
Il peut être judicieux de rappeler, tant les faits auraient tendance à le faire oublier, que la Turquie est membre de l’Otan depuis 1952. Or les relations entre l’organisation et Ankara sont pour le moins tendues depuis le Coup d’ Etat raté de juillet 2015.
Turquie et OTAN : je t’aime moi non plus
Avec ses plus de 500 000 actifs, l’armée turque est la seconde de l’OTAN en termes d’effectifs. A cette capacité on peut rajouter les 100 000 hommes de la garde nationale et quelques 378 000 réservistes. Malgré une partie de son arsenal considéré comme obsolète et une purge qui a touché plus de 30% des officiers supérieurs, elle joue le rôle de « verrou » de la mer noire, sa position géographique lui permettant de contrôler les détroits du Bosphore et des Dardanelles, de façon à interdire l’accès à la méditerranée à la flotte russe.
De plus, se trouvent sur le sol turque le radar avancé de Kürecik et le centre de commandement d’Izmir, en plus de la grande base aérienne d’Incirlik ou étaient stockées jusqu’à l’année dernière plusieurs dizaines de têtes nucléaires américaines. C’est dire combien l’OTAN compte sur le maintien de la Turquie en son sein.
Mais l’alliance « kurdo-occidentale » a pour effet immédiat de mettre en péril l’intégrité territoriale et la sécurité intérieur de la Turquie. De fait, cette dernière tente de faire pression sur Washington, comme par exemple en refusant de donner son accord à l’utilisation de la base aérienne d’Incirlik par la coalition pour mener des frappes contre l’EI (jusqu’à l’attentat de Suruc et l’entrée de la Turquie dans la Coalition). Le dernier épisode en date concerne l’acquisition par Ankara d’un système de défense anti-missile… russe. Or si acheter des Kalachnikovs AK-101 (version modernisée de l’AK-74, au calibre OTAN 5,56x45) ne pose pas de problème, utiliser le système S-400 non intégrable à la défense collective de l’OTAN signifie l’affaiblissement de son bouclier anti-missile, et par la même une victoire pour Poutine.
Comme le résumait Erdogan lui-même lors d’une cérémonie sur les chantiers SEDEF en avril 2017: « Pendant que les menaces persistent contre notre pays en raison de la crise en Syrie, les pays de l’OTAN qui fournissent des armes aux organisations terroristes ne donnent malheureusement pas le même soutien à la Turquie amie. C’est pourquoi nous devons nous auto suffire ».
Une industrie de défense en plein essor
Poursuivant par le biais industriel sa politique souverainiste, la Turquie développe son industrie de l’armement avec pour ambition affichée son indépendance technologique en 2023. Priorité est donnée à la dynamisation du tissu industriel et technologique de défense via un fort investissement publique, le recours à des capitaux étrangers est donc limité à 45% du capital de l’entreprise. Une politique d’acquisition renforce le dispositif, le ministère de la défense turque devant s’équiper en priorité auprès d’entreprises nationales pour lui assurer des débouchés.
Lorsque les technologies nationales font défaut, la Turquie à recours à des stratégies d’offset c’est à dire des octrois de licences, des transferts de technologie, ou des accords de co-production comme cela a eu lieu avec l’anglais BAE Systems, les américains General Electric Lokheed Martin ou le français Thales. Mais ne pouvant jouer pleinement le rôle souhaité par Erdogan dans la région avec des technologies importées, Ankara alloue annuellement 1Md$ à la R&D. Cette enveloppe conséquente en progression chaque année depuis une décennie, bénéficie à ses fleurons tels que Turkish Aerospace Industries (TAI), Rocketsan ou Aselsan, mais également à une multitude de PME regroupées en Technopôles et associées à des universités.
Ainsi ont vu le jour des programmes exigeants comme le chasseur 5em génération TF-X (destiné à remplacer les F-16, mais pas encore au point), ou le drone MALE « ANKA » qui marque des points à l’export. Toujours dans le secteur aéronautique on notera l’avion d’entrainement HURKUS ou l’hélicoptère T-29 ATAK (dérivé du A29 MANGUSTA Italien) développés par Turkish Aerospace. Dans le secteur missilier on relèvera le système de défense moyenne portée HISAR, le missile antichar MIZRAK ou la roquette de 70mm à guidée laser CIRIT développées par Rocketsan et Aselsan.
Dans le secteur naval, la construction du porte aéronef ANADOLU a commencé en 2016 dans les chantiers de SEDEF, avec une mise en service prévue en 2021. Ce navire, dérivé du BPE Juan Carlos espagnol, sera capable d’accueillir 700 hommes de troupe, soixante-dix véhicules dont treize chars lourds et vingt-sept véhicules blindés amphibies, et pourra mettre en œuvre quatre chalands de débarquement. Il pourra embarquer jusqu’à trente aéronefs, principalement des hélicoptères et les futurs F-35B. Après la récente mise en service des deux nouveaux bâtiments de débarquement de chars BAYRAKTAR et SANCAKTAR, ce porte-aéronefs ne manquera pas de bouleverser l’équilibre maritime régional.
Sur terre, la Turquie était depuis quelques années quasiment auto-suffisante, si ce n’était dans le domaine du char de combat. C’est désormais réglé avec le programme ALTAY, produit par Otokar (mais dont le groupe propulseur est encore acheté à l’étranger), un char de 65 tonnes équipé d’un canon de 120mm. De même, on notera le programme turco-indonésien KAPLAN, un char léger de 30 tonnes avec un canon de 105mm.
Signe de la performance de ces programmes, l’industrie de défense turque affiche un chiffre d’affaire de 4,3 Md$ (contre 15Md € pour la France), avec 2Md$ en exportation (contre 7 Md € pour la France), ce qui place la Turquie au 17em rang des pays exportateurs en terme d’armement. Si à l’heure actuelle, 60% de l’armement turque est indigène (contre 25% en 2003), mais la politique ambitieuse de R&D menée par Ankara, ainsi que les succès à l’export de certains programmes, (comme les 400 8x8 RABDAN, le drone ANKA ou le system CIRIT vendus aux EAU) prouvent qu’Ankara s’est donné toutes les chances de parvenir à son autosuffisance militaire en 2023.
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