Libye : derrière la guerre, l’étrange diplomatie française
Depuis le début de l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli, la France est accusée de jouer un jeu ambigu, favorable à l’homme fort de l’Est. Si Paris affirme ne pas avoir été au courant de l’attaque sur Tripoli, la nouvelle confrontation entre le Gouvernement d’accord national (GNA)et l’Armée nationale libyenne (ANL), met la diplomatie française face à ses contradictions.
Les derniers événements ont permis de mettre en lumière une diplomatie opaque, aux méthodes bien éloignées du protocole immuable du Quai d’Orsay, entamée sous la présidence de François Hollande et déjà à l’époque, menée par Jean-Yves Le Drian.
#LGEC analyse la situation avec Jalel Harchaoui spécialiste de la Libye, chercheur au @Clingendaelorg
Une diplomatie au long cours
Depuis son intervention en 2011 avec l’opération Harmattan, la France avait une mauvaise image sur le dossier libyen. Paris était considérée par beaucoup comme la capitale ayant conduit à la déstabilisation et au chaos actuel, oubliant, à tord, le rôle joué par d’autres protagonistes de l’époque, comme Washington et Londres.
« A travers ses réseaux, ses amitiés, Jean-Yves Le Drian a réussi à faire revenir la France sur le devant de la scène libyenne, il perçoit cela comme une victoire », nous explique Jalel Harchaoui. Oublié la “honte” héritée de l’époque Sarkozy, « grâce aux succès tactiques de Serval et Barkhane, Le Drian a pu, sans arrière-pensée, assumer sa visibilité sur la Libye et compléter la stratégie française dans le Sahel ».
Le dossier libyen, devient un cadeau de la passation de pouvoir de François Hollande à Emmanuel Macron. Mais avec le nouveau président, les méthodes changent et l’Élysée impose son monopole. « C’est la fin des contradictions entre les différentes administrations chargées, auparavant, de suivre le dossier libyen, explique, dans les pages du journal Le Monde, un conseiller présidentiel sous couvert d’anonymat, désormais, il n’y a qu’une seule politique, et le pilotage se fait à l’Elysée. »
La première victime de cette reprise en main semble être la DGSE, « l’arrivée d’Emmanuel Macron a fait perdre la main à la DGSE sur la Libye et renforcé le poids des militaires », commente dans les colonnes du Monde un ancien de la DGSE. Les services français ont noué une relation étroite avec le maréchal Haftar, rendue visible par les nombreux vols de reconnaissance de ses avions espions. C’est cette relation qui va donner le tempo de la stratégie française par la suite, et qui sera maintenue malgré les changements de méthode de l’exécutif.
A Paris, le ministre Le Drian et ses proches collaborateurs s’adaptent au style du nouveau chef de l’État et parviennent à faire muer leur rôle pour continuer à peser sur le dossier : « Le Drian ne se perçoit pas comme un ministre des Affaires étrangères. Quand il rencontre le maréchal Haftar, c’est comme s’il était un émissaire envoyé par l’Élysée, non forcément du Quai d’Orsay », explique Jalel Harchaoui.
L’équipe Le Drian plaide sa préférence pour Khalifa Haftar et travaille à convaincre l’Elysée : le maréchal est un incontournable depuis plusieurs années, une « réalité du terrain » avec laquelle il faut travailler. Déjà à la tête du ministère de la Défense, Jean-Yves Le Drian œuvrait pour soutenir le maréchal, afin de lutter contre le terrorisme, à un moment où le groupe État islamique semblait s’enraciner en Libye, à Benghazi dans l’Est et à Misrata dans l’Ouest. Et dès le début de 2015, la France offre un conseil technique discret, à l’homme fort de l’Est, plutôt qu’aux Misrati.
Les efforts de Le Drian et de ses hommes paient et désormais, avec Emmanuel Macron, le maréchal de Cyrénaïque (Est libyen contrôlé par Haftar) n’est plus juste un simple outil contre le terrorisme, il devient un atout pour trouver une solution politique globale en Libye.
Il est alors invité avec son rival de Tripoli, Faïez Sarraj, à deux conférences pour la Paix organisées en juillet 2017 et mai 2018 à la Celle-Saint-Cloud. « Pour le maréchal Haftar, c’était le pari depuis le début : faire que son effort sécuritaire se transforme en légitimité politique, et c’est la décision d’Emmanuel Macron qui officialise son nouveau statut », décrypte le chercheur.
La diplomatie parallèle
Au ministère des Affaires étrangères, le cadre d’Orient est sur la touche et l’inquiétude se fait ressentir. Même si Jean-Yves Le Drian est le “patron” du Quai, il s’appuie surtout sur sa garde rapprochée : Jean-Claude Mallet et Olivier Decottignies, ses conseillers, et Luis Vassy, son directeur adjoint de cabinet. Une cellule indépendante au sein du ‘MAE’ qui préfère ignorer les diplomates de carrière du Quai, pour appliquer leurs propres méthodes.
« Le Quai d’Orsay est court-circuité par une diplomatie parallèle », note un observateur de la scène diplomatique française, cité par Le Monde.
Cette diplomatie parallèle, ce sont aussi des réseaux parallèles. Hommes d’affaires, lobbyistes, consultants, un article du journal Jeune Afrique révèle au grand jour certains de ces hommes de l’ombre qui agissent sans mandat ou poste officiel. On apprend lors de la lecture de ‘JA’ que beaucoup sont des habitués du Congo-Brazzaville, comme Jean-Yves Ollivier qui organise des rencontres entre les acteurs libyens grâce à sa « Fondation Brazzaville ».
On y découvre aussi des noms comme Michel Scarbonchi, ancien député européen, passé dans les affaires et qui se présente désormais comme un consultant. Il serait à l’origine de la rencontre entre le maréchal Haftar et le ministre Le Drian « J’avais compris que la clé de la Libye future, c’était lui. Quand vous connaissez la géopolitique vous comprenez tout de suite qui est l’homme fort. Sarraj est un pantin aux mains de l’ONU et des milices islamistes. Haftar lui se battait contre les jihadistes », déclare Scarbonchi à Jeune Afrique, « Jean-Yves Le Drian l’a débriefé et là il s’est aperçu de l’importance du bonhomme (Haftar, ndlr). Tout part de là. » La date de cette première rencontre ? Peut-être à la même période qu’une interview donnée par Jean-Yves Le Drian au journal Le Figaro en septembre 2014. « Nous devons agir en Libye », avait-il alors déclaré.
Les hommes du président
A l’Élysée il y a aussi un « monsieur Libye », devenu un incontournable de cette diplomatie parallèle : Paul Soler. « Il a probablement contribué à resserrer les liens entre Haftar et les Français », affirme Scarbonchi.
Sans rôle officiellement établi, l’Elysée ne réfute pas pour autant son existence dans l’entourage du président. Personnage atypique, cet ancien des forces spéciales appartiendrait au 13e régiment des dragons parachutistes, ceux qui vont derrière les lignes ennemies, collecter du renseignement, entre autres. Il aurait fait un tour en Libye au moment de la chute de Kadhafi.
Mais Paul Soler n’agit pas seul. C’est l’homme de terrain de la cellule diplomatique du président Macron. Il est directement placé sous l’autorité du chef d’état major particulier du président, l’amiral Bernard Rogel, et travaille main dans la main avec le conseiller diplomatique du président, Aurélien Le Chevalier et le chef de la cellule diplomatique de l’Elysée, Philippe Etienne.
Convaincus, comme l’équipe Le Drian, que Khalifa Haftar est la seule solution viable en Libye, ils ont donc poussé à l’organisation des conférences de Paix à la Celle-Saint-Cloud.
Paris reprend la main
La France est désormais le pays le plus engagé sur le front diplomatique libyen. La guerre des chancelleries fait rage entre Paris et Rome, mais cette dernière semble distancée. Jugée trop proche de la Tripolitaine, elle n’aurait plus les faveurs des acteurs de la Cyrénaïque pour mener des discussions. Quant à Washington, le département d’Etat et celui de la Défense ont perdu la main avec l’administration Trump. Tenus à distance par un président qui préfère laisser les prérogatives à ses propres hommes de confiance et à la CIA.
En France la méthode diplomatique soulève désormais beaucoup d’interrogations. « Que se passera-t-il quand ils ne seront plus en poste ? Pourquoi les relations entre ces pays et la France sont-elles personnalisées et non pas institutionnalisées ? C’est un fonctionnement presque antilibéral », conclut Jalel Harchaoui.
Sur le terrain, la situation s’emballe. A 75 ans, le maréchal Haftar force le pas et beaucoup à Paris craignent “un retour à la case départ de 2014”. La diplomatie française est à nouveau prise à contre-pied et cherche à ne pas paraître, à nouveau, comme la fautive du chaos libyen.
Une diplomatie opaque
Pour Jalel Harchaoui « il n’y a pas une réelle tradition de la transparence en France, que ce soit les services de renseignement ou le ministère de la Défense, cela reste opaque ». Dès 2015 la France déploie des moyens à “faible emprunte” sur le sol libyen, des conseillers : forces spéciales et personnels de la DGSE. C’est le crash d’un hélicoptère en juillet 2016, qui tue « trois sous-officiers en service commandé », qui rend visible cette présence française, lorsque le président François Hollande se sent le devoir de dévoiler la mission et d’assumer la tragédie.
Déjà en février 2016, la journaliste du Monde Nathalie Guibert avait suscité l’émoi auprès des décideurs parisiens lorsque son article avait révélé la présence des forces spéciales françaises en Libye. La journaliste avait subi des mesures de la part du Ministère de la Défense, alors dirigé par Jean-Yves Le Drian, et avait été interdite au ministère pendant plusieurs mois. La culture de la clandestinité, un savoir-faire français.