Basculer en gouvernance partagée quand on est 200 collaborateurs

Une interview d’Hugo Mouraret, coach holacratique chez Scarabée Biocoop

Bertrand Michotte
LA TÊTE AILLEURS
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19 min readMay 30, 2017

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En février dernier, on assistait à l’événement d’inauguration du Club HOW, jeune association qui a pour but de promouvoir une “organisation Humaine du travail”. Si les témoignages du jour étaient nombreux et riches en enseignements, celui de Scarabée Biocoop — représenté par la CEO Isabelle Baur et son bras droit Hugo Mouraret — nous a doublement accrochés.

D’une part la fameuse Isabelle se présentait comme une chef qui ne voulait plus être chef, une terminologie qui nous est plutôt familière. D’autre part, le duo allait confirmer à travers son histoire la pertinence de la thématique pressentie pour notre premier Meetup : comment embarquer vos équipes dans un fonctionnement en gouvernance partagée ?

Scarabée sont connus, entre autres, pour leur adoption de l’Holacracy — un des rares “modèles” de gouvernance partagée existants à date [que vous pourrez redécouvrir dans le détail grâce à cette petite BD bien utile] — il y a plus de deux ans. Ce qui fait d’eux une tête de gondole du mouvement en France, ainsi qu’une vraie mine d’or en termes de retours d’expérience. Ils nous confient notamment avoir observé un éclatement des équipes face au modèle : 20% d’enthousiastes, 70% de passifs, 10% de réfractaires. Réunir tout ce petit monde est encore aujourd’hui un de leurs grands sujets.

De ce témoignage, on a évidemment retiré beaucoup d’infos, pas mal de questions, et surtout une forte envie de recontacter le duo pour approfondir tout ça avec eux. Hugo a tout de suite répondu présent pour une interview Skype. Ce qui suit est le résultat de cette heure passée en sa compagnie. Parmi les nombreux points abordés, comment ils ont introduit le modèle, comment ils l’incarnent, comment ils accompagnent son adoption…

Bref, enjoy :)

Salut Hugo ! [et bonjour mesdames, au passage]

Qui es-tu et que fais-tu chez Scarabée Biocoop ?

Hello ! Je suis Hugo Mouraret, initialement bras droit d’Isabelle Baur, la présidente du directoire, et depuis deux grosses années coach holacratique. Concrètement ça veut dire que j’accompagne l’adoption et la pratique de l’Holacracy sur l’ensemble du réseau Scarabée [coopérative rennaise].

Rentrons tout de suite dans le vif du sujet. Peux-tu nous raconter comment l’Holocracy est arrivée chez vous ?

Tout est parti de deux jours de présentation sur l’Holacracy, animés par IGI Partners [premier importateur du modèle en France] pour les membres du directoire. Isabelle en est revenue complètement convertie. En revanche, elle ne voulait pas imposer l’outil en mode autocratique. Son idée était de faire vivre ce qu’elle avait vécu pendant ces deux jours à une trentaine de personnes, pour qu’il y ait une adhésion plus large et commune.

Avec le recul on se rend compte que c’était peut-être une première erreur.

Qu’est ce que tu veux dire par là ?

Le public sollicité était composé de l’ensemble des managers et d’un petit groupe de gens triés sur le volet, dont moi et deux autres collègues de la com. A l’issue des deux jours d’initiation, Isabelle nous a demandé si on était partants. L’adhésion était quasi complète. Avec une majorité de gens très enthousiastes à l’idée de lâcher le pouvoir. Ce qui est déjà intéressant en soi, quand on sait que notre groupe se composait de 95% de managers.

C’est devenu compliqué quand les anciens “managés” ont appris la nouvelle, car ils l’ont vécue comme une pure obligation. C’est sans doute à partir de là que la scission entre les enthousiastes et les autres a commencé à se dessiner. Encore aujourd’hui, une partie des managés fait la tête.

On a essayé de leur dire que le type de management n’est pas leur prérogative, et que le fonctionnement qu’on met en place va dans leur sens, tend à leur donner plus de responsabilités, mais visiblement rien n’y fait…

C’est vrai que dans l’inconscient collectif, on s’attend à ce que ce soit les managers qui fassent barrage, plus que les managés.

Ravi de vous l’entendre dire. Parce que j’avoue qu’on a encore un peu de mal à comprendre. Hier ils se plaignaient de ne pas avoir de latitude, et maintenant ils râlent parce qu’il n’y a plus personne pour leur donner des ordres. Après, c’est pour une petite partie que je dis ça bien sûr. Je caricature exprès. Mais oui, cette dichotomie reste perturbante à constater.

Ca indique peut-être simplement que le mode de gouvernance est la prérogative de plus de gens qu’on le pense ?

C’est possible oui :)

Malgré cette résistance, vous avez tout de même décidé d’implanter l’Holacracy. Peux-tu nous décrire ce qui s’est passé ensuite ?

Le vrai point de départ a été la semaine des praticiens holacratiques. IGI Partners sont venus à Rennes pour former les mêmes 30 personnes qui avaient participé à l’initiation. Ceux que certains appellent les “happy few”.

Une fois cette formation délivrée, deux coaches IGI sont restés pendant trois quatre mois pour faire tourner les premières réunions de triage, de gouvernance, et bien sûr nous transmettre la philosophie de l’outil.

Petite question par rapport à Isabelle. Est-ce qu’elle a choisi l’Holacracy parce qu’elle avait un besoin profond de lâcher le pouvoir, ou davantage pour des raisons d’efficacité ?

Non c’était plutôt quelque chose de philosophique. Dans ses tripes. Avec cette idée que les systèmes traditionnels — en pyramide — sont profondément inhumains. Après bien sûr, elle a dû faire un certain chemin personnel. On a tous de vieux réflexes. En particulier les anciens managers.

Mais son driver, sa finalité, était vraiment de remettre l’humain au centre de l’organisation, et de permettre à Scarabée de s’adapter au gré de la réalité. Notamment la réalité environnementale. Certainement pas de faire du pognon, ni même de rendre l’entreprise plus agile.

En revanche, cette finalité n’est pas toujours entendue. Il y a beaucoup de gens qui s’arrêtent à l’outil, qui on doit bien l’admettre, est très complexe et amène beaucoup de remise en question. Ce n’est qu’une fois qu’on est passé outre cette difficulté — et c’est ça le principal problème de l’Holacracy — qu’on se rend compte à quel point c’est humain et libérateur.

En d’autres termes, il faut avoir acquis un niveau de maturité holacratique assez avancé pour réaliser le véritable potentiel de l’outil.

Pour que le fonctionnement se propage jusqu’à ce stade, on imagine qu’il faut à minima que la principale leader soit exemplaire ?

Oui tout à fait. Elle et tous les autres d’ailleurs. En gros les quatre membres du directoire et les anciens responsables de magasins et restaurants, qui incarnent encore pour beaucoup l’autorité au sein de Scarabée Biocoop.

Est-ce qu’ils sont passés au crible par les employés, au point de générer du scepticisme à la moindre erreur ?

Non, pas vraiment. Surtout qu’Isabelle, dans son management de l’époque, encourageait déjà pas mal l’erreur. Ca ne veut pas dire — et là ce n’est pas forcément à elle que je pense — qu’il n’y aura jamais d’erreurs. Des erreurs de posture vis à vis des collègues notamment. Dès qu’on arrête de faire gaffe, le naturel revient au galop.

La posture haute du manager a tendance à se remettre en place, là où il devrait y avoir une posture neutre.

C’est cette posture et cette énergie dans certains échanges qui laissaient penser que les rapports de pouvoir persistaient, car on avait des personnes qui étaient toujours fortes en gueule, charismatiques, et qui malgré toute leur bonne volonté se retrouvaient à donner des ordres. Pourtant ils voulaient vraiment changer. Mais ces vieux réflexes faisaient barrage.

D’autres efforts à faire pour montrer l’exemple quand on est leader ?

Ben après il y a tout le travail de symboles et signaux “physiques”. En gros, quels sont les attributs de pouvoir que l’on peut gommer ? Chez nous, par exemple, il n’y a plus aucun bureau de responsables. Ca n’existe plus.

On voulait s’organiser par pôles dans lesquels on retrouverait tous types de gens. Donc on a créé des bureaux nomades et de grandes salles de réunions, pour que physiquement, personne n’ait plus son bureau de ministre devant lequel il faut faire la queue et taper quand on rentre.

Si on avait eu des voitures de fonction, on aurait aussi pu imaginer qu’elles soient utilisées par tous les services et non juste par des responsables.

Est-ce que ce genre d’efforts fonctionne aussi bien sur un réseau de distributeurs comme vous, où tout le monde est éparpillé un peu partout ? Ca doit rendre la transformation plus dure à suivre non ?

C’est clair ! On a 6 magasins, 3 restaurants, 1 labo, 1 traiteur, etc… Physiquement on est 200 personnes éparpillées sur 8 sites différents. En plus on a eu la bonne idée de regrouper tous les services transverses dans un seul local qu’on appelle le dolmen. Du coup pour une partie des collègues, la hiérarchie est toujours concentrée au même endroit. Ca plus l’éloignement physique, et on ne peut pas s’étonner que certains considèrent le dolmen comme la souche décisionnelle qui maintient Scarabée dans le passé.

On tente d’apaiser le truc en mettant en place des échanges de rôles ou des journées de travail sur différents sites selon les semaines. C’est ce que je fais moi. Chaque semaine je passe une journée sur un site différent pour être plus proche de tout le monde et proposer mon aide à ceux qui en ont besoin. Mais bien sûr, ça ne suffit pas forcément.

Les personnes avec qui on bosse se rendent bien compte que c’est pas nous mais bien eux qui font tourner la coopérative, et qu‘on est à leur service. Mais ceux qui ne nous voient pas travailler régulièrement continuent de penser l’inverse. Malgré les explications répétées de notre rôle.

A la journée du Club HOW, vous avez longuement parlé de la recherche de votre raison d’être. C’est un principe dans lequel on croît beaucoup et qui nous paraît fondamental pour débloquer les potentiels, la responsabilité de tous et une vraie collaboration. Sauf qu’on voit très peu d’organisations qui manifestent ce besoin profond d’oeuvrer pour quelque chose de plus grand qu’elles. Scarabée a l’air d’avoir fait un vrai travail à ce sujet. Quel impact ça a eu sur les gens ?

Pour être franc, c’est un peu le même écueil que pour l’Holacracy. Notre raison d’être a été trouvée par les mêmes 30 personnes, et peaufinée ensuite par le directoire. Du coup elle ne peut pas résonner profondément avec l’ensemble des gens, car elle diffère souvent de ce qu’ils avaient en tête.

Par contre il s’avère que cette raison d’être est la bonne. Ils s’en sont rendu compte dans un second temps. Elle est la bonne et c’est un excellent outil auquel on revient tout le temps quand on a des questions sur les projets et actions à mettre en place, ou quand on a des doutes sur les comportements de collègues, de fournisseurs et même de clients.

La raison d’être permet un alignement entre l’organisation et ses membres. Ce qui pour moi, est très précieux.

Après, on n’a pas tous ce même besoin d’alignement avec l’entreprise. Moi j’ai bien conscience que mes valeurs personnelles sont raccord avec celles de la raison d’être. C’est pour ça que je viens travailler avec le sourire. Par contre, même s’il y a un gros coup qui est mis là-dessus en formation, pendant les recrutements, les périodes d’essai, etc… on se rend bien compte qu’il y a une partie des gens pour qui c’est moins important.

Tu peux nous rappeler comment la raison d’être a été trouvée ?

C’était pendant ces 2 jours avec IGI Partners. On a fait des petits groupes, et la question c’était : Scarabée Biocoop, c’est quoi et pourquoi ?

On a fait une série d’exercices jusqu’à pondre une magnifique phrase de 4 lignes :) Mais la raison d’être, ça doit être quelque chose de puissant et accessible. Donc les 4 lignes ont été condensées par le directoire jusqu’à donner : BIO — CREATEUR — EXEMPLAIRE.

Est-ce qu’on pourrait revenir un peu sur cet éclatement de l’entreprise en plusieurs groupes vis à vis de l’Holacracy. Comment ça se manifeste ? Ca veut dire quoi être évangéliste ? Détracteur ? Quelles implications ça a sur le groupe au global ?

Alors déjà j’aime pas trop le terme “évangéliste” parce que c’est connoté religion, mais c’est pas grave on va l’utiliser quand même :)

Les évangélistes ce sont les 20% d’individus qui ont vraiment capté le truc. J’appartiens clairement à cette catégorie. Ce qui nous définit, c’est une énergie, une volonté de faire en sorte que les autres s’approprient le système, car on a compris dans nos tripes en quoi ces changement pouvaient être bénéfiques. En général ces profils veulent tenir des rôles de facilitateurs, de secrétaires, s’intéressent aux outils, et on les remarque dans les réunions. Dans le vocabulaire qu’ils utilisent, physiquement, leur façon de faire… Ce sont des personnes qui sont vraiment moteurs.

Pour les 70% suivants, il s’agit de ce qu’on appelle chez nous le “ventre mou”. Ce sont pas des grands fans mais ils sont pas non plus réfractaires. Ils sont un peu moins ouverts aux réunions, ils prennent moins la parole. En bref, ils utilisent l’outil, ça fonctionne, mais il n’y a pas forcément cette envie d’aller plus loin. Par contre, ça suffit. Si tout le monde faisait ce minimum syndical, ça marcherait très bien.

Après, ça arrive que la flamme finisse par s’allumer chez eux aussi. Par exemple, quand une personne ramène une tension qui date de 5, 6 ou 10 ans et qu’elle arrive à la régler grâce à l’outil, en général ça crée un déclic. Ils comprennent pourquoi ça marche, et en quoi le fait de s’y intéresser sera bénéfique pour eux et pour l’entreprise.

Quant aux derniers 10%, c’est ceux qui cassent du sucre sur le dos des dirigeants, tous leurs malheurs sont dus à l’Holacracy, ils viennent pas en réunions, ils font flipper les CDD en leur disant qu’à force de révéler leurs tensions ils vont se faire endoctriner… On a le droit à toute la palette.

Puis bien sûr, il y a des jeux d’influence. Si un “ventre mou” a une petite déception, il va facilement se faire entraîner par le réfractaire. Non seulement ils rament en sens inverse mais ils peuvent tirer une partie des personnes vers le bas. Et de notre point de vue, c’est super dommage.

Pendant la conférence, tu disais que vous réfléchissiez à comment les faire bouger par de la formation, de l’accompagnement ou éventuellement, en dernier recours, le licenciement. C’est juste ?

Oui, on essaie de mettre en place un processus d’accompagnement avec les relations humaines. Par contre la question qu’on se pose aujourd’hui, c’est :

Jusqu’à quel point on décide de dépenser de l’énergie ?

Chez Zappos, par exemple, ils ont proposé un chèque à ceux qui semblaient vouloir partir. De notre côté, on réfléchit plutôt à un autre système. En gros, on proposerait d’abord une formation technique sur l’Holacracy, suivie d’une formation « découverte de moi-même, mes freins et mes peurs ». Avant d’en revenir aux règles, avec sanctions si manquement. Le tout sans jugement bien sûr. On sait que c’est un système qui ne peut pas convenir à tout le monde. Mais des gens qui veulent bosser dans ce sens-là, il y en a d’autres.

C’est un vrai sujet je trouve. Et un de nos gros chantiers du moment.

Hypothétiquement, comment tu gèrerais ceux des réfractaires qui resteraient malgré tout ? Ceux qui freinent, mais en même temps n’ont pas envie de perdre leur boulot… comme c’est arrivé chez Zappos justement, à leur passage au modèle Opale.

On n’y a pas encore été confrontés donc je n’ai pas de retours terrain à vous donner. Par contre, est-ce que l’entreprise a vocation à bosser avec des gens qui sont malheureux, font ramer le collectif… ? Je vais être un peu brutal mais en dernier recours je ne vois que le licenciement. Cela dit, avant ça on peut faire plein de choses, y compris une reclassification complète.

Ca c’est un truc que je ne vous ai pas encore dit. Il y a souvent des personnes qui ne s’y retrouvent pas et qui mettent la faute sur l’outil, alors qu’au fond ils ne sont pas épanouis dans leur job, leurs compétences ne collent pas à ce qu’ils font, et ils aimeraient bouger. Du coup…

La plupart du temps, changer de métier règle le problème.

Tout ça pour dire qu’avant que Scarabée licencie, il va se passer toutes sortes de choses. Le but n’est clairement pas de se débarrasser des gens.

Pour l’heure, on est au tout début de la phase. Les 10% ont été repérés il y a un mois ou deux. Les coaches sont partis à leur rencontre et en fonction de ce qui se passe, on confiera la décision aux Relations Humaines.

Comment vous les avez repérés ? Ils se manifestent ? Les on-dit ?

Bah il y a un peu de tout. Ceux qui te chopent entre 4 yeux pour te dire qu’ils aiment pas ça du tout. Ceux qu’on ne voit jamais en réu. Puis les on-dit en effet. En fait repérer ces gens-là, c’est d’une facilité déconcertante :) On le sent au niveau du comportement, la façon dont ils vous disent bonjour…

Comment se passe l’accompagnement ? Déjà de premiers résultats ?

C’est simple. On se met autour d’une table et on papote. On leur donne notre point de vue, on essaie de les comprendre. Et franchement on a vu de belles histoires. Des personnes qui étaient complètement réfractaires au truc et à partir du moment où on prend le temps d’en discuter on se rend compte que c’est juste un gros noeud d’incompréhensions, de mésententes, de tensions pas traitées. Et que c’est à nous de donner les clés.

On a vu des gens qui disaient que grâce à la conversation, ils avaient compris qu’ils pouvaient avoir un pouvoir chez Scarabée Biocoop. Ils vont beaucoup mieux aujourd’hui. Ca n’en fera peut-être pas des experts ni des fans mais ils ne seront clairement plus des freins.

En revanche, on a aussi vu des situations de pur statu quo où on a beau discuter autant qu’on veut, la personne continuera à rejeter l’outil.

De toutes façons, on a droit à tous les schémas et comportements imaginables. C’est normal on est 200 personnes. Un système vivant. C’est le fameux facteur humain qui fait que tout ça est très énergivore, mais en même temps enrichissant et quelque part assez beau quoi.

Malgré ces tensions, on imagine que vous êtes quand même satisfaits de ce que l’Holacracy vous a amené ?

Scarabée a l’avantage de surfer sur la croissance. Ca veut dire qu’on peut s’offrir de mettre du temps et de l’argent dans la refonte de notre système. Sans ça, ce serait peut-être plus compliqué, pour une boîte de notre taille et avec une inertie comme la nôtre. Il est clair que pour une startup de 10 personnes, où tout le monde travaille au même endroit, c’est beaucoup plus simple et ça paye beaucoup plus vite de passer en Holacracy.

Nous en 2 ans 1/2, on peut juste dire que la mise en place de l’outil — bien qu’énergivore et chère — n’a pas affecté négativement nos résultats.

Par contre à côté de ça, on a pu assister à de belles histoires. Des gens qui se sont pris en main, qui ont changé de métier, qui ont réussi à régler leurs problèmes. Puis évidemment, il y a l’innovation.

On n’a jamais eu autant d’idées, ouvert autant de magasins… Ce qui laisse présager le meilleur pour le futur.

Est-ce que vous avez senti la traditionnelle chute de productivité liée à l’adaptation au nouveau système ?

Alors pas une chute de productivité mais un petit relâchement oui. Comme ils n’avaient plus de patrons pour donner l’impulsion, il y a certains sites sur lesquels on a senti une baisse d’énergie. Notamment parce que certains collaborateurs ne donnent pas encore de légitimité à leurs collègues pour leur rappeler qu’ils ont des droits et des devoirs.

De quelle manière vous gérez ça du coup ?

C’est là tout le problème. Dans notre posture on ne doit pas être des sauveurs, sinon on sape tout le travail en profondeur qui vise à ce que les gens règlent leurs problèmes par eux-mêmes.

Si on est là pour arbitrer et donner les solutions, on retourne dans un schéma classique avec un patron qui porte tout le pouvoir et toute la responsabilité.

Donc on a décidé de laisser l’état d’un magasin ou deux se délabrer un peu pour créer une forme d’électrochoc. Pour que les gens prennent sur eux de mettre le problème sur la table et de le faire évoluer. C’est cette posture là qui est très compliquée, parce que des solutions, on en voit plein.

Ca doit être dur à gérer pour les collaborateurs qui subissent le problème aussi. Ca demande une sacrée confiance dans l’outil, non ?

Oui, ça génère parfois une sorte de sentiment d’abandon. Ce à quoi on répond qu’on est là, mais uniquement si eux font la démarche de nous demander de l’aide. C’est la grosse différence. On est à leur service mais on ne va pas anticiper leurs besoins. Si on anticipe on met en place des choses qui sont totalement déconnectées de la réalité, et c’est pas bon.

En même temps ça s’avère aussi être une posture délicate à tenir pour eux. Parce que certains se disent encore que s’ils rapportent une tension ils vont être mal vus, ils n’auront pas leur augmentation, etc…

Est-ce que vous avez appliqué l’Holacracy à la lettre ou vous vous êtes juste inspirés de l’outil pour créer votre propre fonctionnement ?

Ah non non non. On fait de l’Holacracy à 100%. Même si on ne s’attend pas pour l’instant à ce tout le monde respecte les règles du jeu à la lettre. Les schémas mentaux n’ont pas encore évolué. Ca viendra dans un second temps. Mais pour ça, il faut qu’on vise une Holacracy pure et parfaite.

Je me rappelle de l’histoire de Medium.com, qui expliquaient qu’ils avaient implanté l’Holacracy à leurs débuts, et ce pendant plus d’un an, pour se rendre compte au final qu’ils trouvaient ça lourd et rigide. Ils avaient fini par abandonner l’outil pour recréer une gouvernance propre et complètement adaptée à leurs besoins. Tu en penses quoi ?

J’en pense que c’est une mauvaise compréhension de l’Holacracy. Les entreprises et les personnes ne doivent pas se plier à l’outil. C’est l’outil qui est au service des individus. De par sa constitution, il permet d’être adapté et modifié en fonction des besoins. Ca veut dire que la façon dont on le pratique dans les bureaux n’est pas la même que celle dont on le pratique dans les magasins et les restaurants. Pour moi ça veut dire que Medium n’ont pas su prendre en compte ce côté flexible.

Chez nous les fondamentaux et la philosophie sont tenus. En revanche les règles du jeu évoluent, les réunions ne se passent pas toujours de la même manière, les temps de synchro sont un peu différents… Parce qu’on a compris que l’outil existe pour servir, pas pour formater.

Alors bien sûr, pendant les 2 premières années c’est mieux de mettre en place de l’Holacracy standard, pour que tout le monde s’approprie les bases. Mais une fois que les règles du jeu ont été assimilées, on montre que l’outil n’est pas bloquant en le faisant évoluer. D’où une certaine rigidité initiale.

Au début il faut le vivre dans ses tripes, et pour le vivre dans ses tripes il faut faire de l’Holacracy.

Sans ça le changement ne s’opère pas. Il faut du recul pour se rendre compte de ce qui marche ou pas. 5 réunions, ça suffit pas à juger l’outil. Au bout de 2 ans par contre, on est capables de savoir ce qui doit évoluer. Et la constitution Holacratique le permet. Ca change mais ça reste de l’Holacracy.

Eux sont quand même restés un an et demi dessus. Et même s’ils savaient le faire tourner, ils disaient que c‘était pas naturel pour eux.

Pour aller dans leur sens, nous ce qu’on a vraiment senti, c’est un manque d’espace non cadré par des réunions. Les réunions sont en effet super rigides en Holacracy, et c’est normal, mais les gens chez nous ont eu peur qu’il n’existe plus que ces réunions-là.

Du coup on a ré-instauré des réunions plus classiques, des espaces de concertation, des endroits pour témoigner de la reconnaissance envers le travail qui est fait, et mener des échanges de fond beaucoup plus informels entre les individus. Encore une fois, l’Holacracy n’empêche pas de le faire.

Merci pour ta transparence. Ca fait toujours du bien d’entendre les gens raconter leur histoire en mots clairs et sans langue de bois.

Ah la clarté évite bien des tensions. On s’est rendu compte de ça :)

Ahah oui, on sent bien que le traitement des tensions vous anime particulièrement chez Scarabée.

Ah les tensions… Moi j’appelle ça de magnifiques manières de progresser. Ce que mes collègues ne voient pas toujours du même oeil. Parce que c’est pas facile de se prendre nos propres contradictions en pleine tête. Il y a des placards qu’on veut pas ouvrir, et il y a plein de gens qui nous disent à juste titre qu’ils sont pas censés faire une thérapie quand ils vont travailler.

Personnellement je trouve ça passionnant de savoir comment on fonctionne, comment l’être humain est cablé. Je ne peux pas en attendre autant de tout le monde. Il n’y a pas de jugement avec ça. Il faut le savoir, c’est tout.

Allez une petite dernière. Sur toi si tu veux bien. Après tout ce temps à bosser sur ce sujet, tu as l’air très heureux. Est-ce que tu peux nous faire un petit bilan sur comment tu l’as vécu à titre perso ?

Que vous dire ? Dès le début j’avais été repéré comme appétent au système, et surtout comprenant. Du coup c’est vrai que j’ai été sur-formé par rapport à l’ensemble de mes collègues. Par contre la première fois qu’on m’a parlé d’Holacracy, j’ai dit “non, j’en veux pas” :)

A la base, les études que j’ai faites m’ont appris à devenir un patron. Un manager. Et j’ai eu comme beaucoup la même appréhension sur le processus. J’étais plus en mode “moi j’ai une idée, je pense qu’elle est bonne donc tu m’écoutes et si t’es pas d’accord c’est pareil”. Donc oui, la découverte de l’outil a été assez brutale pour moi.

Sauf que j’aime bien le changement, j’aime bien l’innovation, j’aime bien tester des choses. Et je me suis mis comme défi de pousser le truc à fond. Car je crois que la meilleure manière de savoir si on aime quelque chose ou pas, c’est de le maîtriser à 100%. Donc j’ai avancé là-dedans.

Humainement c’est intéressant parce que ça m’a permis de continuer à apprendre sur la mécanique humaine et les résistances au changement. Mais plus j’avançais, plus mon rôle me demandait d’emmener les autres avec moi, plus je réalisais que c’était très complexe. Energivore. Et parfois décevant.

Je suis passé par toutes les phases aussi. A me dire que c’était bien, mais pas pour moi. Puis je voulais bosser comme ça, mais pas en faire une branche de mon métier. Et au final ça commence à prendre de la place. J’ai aussi vécu, comme tout le monde, des désaffectations douloureuses. Donc oui, vraiment par toutes les étapes. Mais plutôt que de m’y opposer, je me suis laissé traverser par elles, et par la possibilité de me dire que ça tendrait vers quelque chose de beau. Et c’est ce que j’ai fini par trouver à la fin quoi.

C’est excellent Hugo. On s’est pas concertés mais je crois qu’on est très contents de t’avoir parlé aujourd’hui :) Merci beaucoup !

Bon ben super. Je suis ravi alors. Merci à vous !

Talla & Bertrand // La Tête Ailleurs

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Bertrand Michotte
LA TÊTE AILLEURS

Coach certifié. Facilitateur de coopération. J'accompagne les dirigeant(e)s d'entreprises en questionnement et leurs équipes. Je suis aussi musicien.