Diriger une organisation Opale et transformer le système scolaire

Une interview de Monia Ben Larbi

Bertrand Michotte
LA TÊTE AILLEURS
Published in
13 min readApr 3, 2017

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On a rencontré Monia sur le forum consacré à Reinventing Organizations. Forum dont elle est l’administratrice et de loin la membre la plus active. Quand on a eu l’idée d’y partager les premiers fondements de ce qui allait devenir La Tête Ailleurs, elle est tout de suite venue nous proposer son aide.

Comme son expérience colle très exactement à notre sujet d’étude — elle est la CEO d’une organisation “Opale” — on était vraiment ravis quand elle a accepté notre proposition d’interview Skype. On l’est encore plus aujourd’hui, car la qualité de l’échange a dépassé toutes nos espérances.

Deux précisions importantes avant de commencer.

  • Si vous ne connaissez pas encore le modèle Opale [ou “Teal” en anglais], il s’agit d’un système de gouvernance partagée détaillé dans le bouquin de Frédéric Laloux. Crée à partir du niveau de conscience humaine jugé le plus “évolué” à date, il considère l’organisation comme un organisme vivant, avec une volonté et une énergie propres. Pour laisser cette énergie s’exprimer, il s’articule autour de trois grands piliers : l’écoute constante de la raison d’exister de l’organisation, la plénitude [la réunion du Moi professionnel et du Moi hors du travail] et l’auto-organisation.
  • Vous croiserez plusieurs références à des couleurs dans ce qui suit [dont “Opale” fait partie]. Ces couleurs désignent des niveaux de conscience humaine, et les modèles d’organisations qui en sont dérivés. Voilà un petit crash course simple et efficace si vous avez 9 minutes à tuer.

Sur ce, bonne rencontre avec cette “chef qui ne voulait plus être chef”.

Salut Monia :)

Qui es-tu ? Et quelle est ton expérience de la gouvernance partagée ?

Je suis Monia, CEO d’une ONG allemande qui a pour but d’aider les écoles à se transformer. Une de nos particularités est que nous fonctionnons de manière auto-organisée. Nous en parlerons plus en détails, mais je peux déjà dire que c’est un fonctionnement vers lequel je me dirige depuis longtemps.

Quand j’avais 25 ans, je me suis retrouvée à la tête d’une organisation de 175 médiateurs. J’ai essayé pendant un an d’être chef, mais j’ai vite trouvé ça absurde. Notamment parce que j’étais la plus jeune. Et aussi parce que je trouvais ça très fatigant. Les gens demandaient tout le temps des règles. A un point tel qu‘on était en train de devenir une administration.

Puis j’en ai eu marre de dire non. Et marre que tout repose sur moi. Donc je leur ai dit que s’ils voulaient des règles, ils devaient les proposer. Ca a été le début d’un nouveau fonctionnement pour nous, proche de ce qu’on appelle aujourd’hui les forums ouverts. On a même co-écrit un bouquin sur le sujet.

Voilà comment j’ai commencé à travailler en mode “auto-organisé”.

Et aujourd’hui ?

Je fais partie d’un projet qui aide les écoles à passer d’un modèle centré sur la connaissance à des modèles centrés sur le potentiel de l’enfant. A la base, c’est un projet créé par les étudiants eux-mêmes. Aujourd’hui c’est devenu un mouvement en Allemagne, en Autriche et en Pologne.

Le truc, c’est qu’on tient à s’appliquer à nous-mêmes ce qu’on dit de faire à nos écoles. Ca nous dirige naturellement vers un fonctionnement auto-organisé. Pour libérer les enfants, ils faut qu’on se libère nous-mêmes.

On imagine que vous travaillez surtout avec des écoles privées… ?

Détrompez-vous. On est plus sur du 50/50. C’est un mythe que les écoles publiques doivent toutes fonctionner sur le même modèle. En fait, aucune loi européenne n’oblige le format actuel [45 min par cours, un prof par discipline…]. Il y a juste une logique de grands objectifs de connaissances à assimiler. La manière d’y arriver est beaucoup plus libre qu’on le pense.

Quant à l’articulation avec les examens et diplômes officiels, on parle d’enfants qui passent toute leur scolarité à s’appuyer sur leur motivation interne pour apprendre. Vu qu’en général, ils veulent profondément le diplôme, ils n’ont aucun problème à se préparer en conséquence.

Peux-tu nous en dire plus sur ta boîte et son fonctionnement ?

L’organisation a été fondée en 2012. Je n’étais pas là au début. Leur fonctionnement est tout de suite devenu très très “Vert” [orienté consensus notamment]. Jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’un petit groupe de gens était en train de s’approprier naturellement les décisions. Une hiérarchie s’était formée sans qu’ils s’en aperçoivent. Une hiérarchie d’ancienneté, mais surtout une hiérarchie de salaires qui se répercutait sur les décisions.

Je bossais pour eux en freelance à l’époque, et ils m’ont demandé d’intégrer l’équipe en tant que CEO. Je leur ai répondu que “si je fais partie de l’équipe, je vais dire tout ce que je vois”. Ils ont quand même insisté :)

Très vite j’ai perçu deux problèmes. D’abord personne ne voyait le besoin d’argent ni ne s’en préoccupait. On embauchait des gens en se disant que l’argent viendrait. Ensuite, il y avait trop de structure. Ca enfermait régulièrement les gens dans des tâches qu‘ils ne voulaient pas faire.

Du coup on a pris la décision de tuer toute la structure, et de repartir de zéro en ne faisant plus que les choses pour lesquelles il y avait une impulsion naturelle. C’est là qu’on est tombés sur le livre de Frédéric.

Et ton rôle dans tout ça ?

En fait j’ai mis assez longtemps à comprendre pourquoi il faut un chef. Aujourd’hui c’est très clair. Le chef est un gardien du système. Il doit faire très attention à ce que l’ancien modèle ne revienne pas. Si je ne suis pas là, on retourne très vite sur du Vert voire du Orange [orienté hiérarchie]. Je passe par exemple beaucoup de temps à alerter les gens quand ils essaient d’imposer leur fonctionnement sur les autres. A leur rappeler que ce n’est pas parce que ça marche pour eux que ça doit être universel.

Est-ce que tu penses que ce système a le pouvoir d’assainir l’égo ?

Euh… non :) En revanche c’est un système qui révèle très vite le besoin d’apprentissage de chacun. En seulement 1 ou 2 semaines on sait qui a un problème avec quoi. Ca nous permet ensuite de nous supporter mutuellement dans nos évolutions individuelles.

Après oui, le système a sans doute une influence sur l’ego, même si je ne sais pas exactement laquelle. Ce que je sais, c’est qu’il peut aussi présenter des risques, comme par exemple un gonflement de l’ego lié à l’image de “l’organisation innovante” et toute l’attention que ça attire.

Un peu comme l’égo spirituel, non? Ces gens qui se mettent à méditer et à lire des bouquins de spiritualité pour briller en société.

Ahah oui c’est exactement ça :)

On cherche actuellement à comprendre les freins au développement de ce genre de système. Tu en aurais un à nous exposer ?

Oui absolument. Le premier qui me vient, c’est qu’il y a toujours une lutte de l’ancien système avant qu’il ne meure. Ce qui est curieux, c’est que ça arrive presque toujours après deux ans. Soudainement, certains parents nous accusent d’expérimenter sur leurs gamins au détriment de leur futur. Certains profs veulent réinstaller les notes. Il y a même des écoles qui choisissent de revenir en arrière, mais à un niveau pire qu’avant.

Puis il y a celles qui s’efforcent de rester zen pendant la période de doute. En général, ça dure 3/4 mois puis ça passe.

Cette crise s’est aussi produite chez nous d’ailleurs. Après 2 ans, une partie de la team s’est montrée malheureuse de ne pas voir de plans pour les projets, de stratégie, etc… Du coup, des “meetings stratégiques” ont été planifiés mais seuls certains y allaient, ce qui limitait bien sûr leur intérêt.

Et la solution ?

La solution qu’on a trouvée, c’est de laisser ces membres se créer une organisation à eux, avec un budget et une partie de l’offre à travailler en mode Orange. Ca a créé une vraie scission en termes de fonctionnement, parce que ça a permis aux autres de réaliser qu’ils ne voulaient plus du tout travailler comme ça. Pourtant je crois qu’à la fin on a la même vision du monde. On n’a juste pas réussi à la matérialiser ensemble.

De leur côté, ça fait un moment qu’ils se sont formés mais ils n’ont pas encore vraiment commencé leur travail. Ils passent toujours beaucoup de temps sur leur site web, leurs stratégies, etc…

Peut-être que dans un an ou deux, ils viendront s’inspirer de nous quand ils verront qu’ils n’ont plus les mêmes libertés qu’avant sur leur manière de bosser. Mais je sais que ça leur fait du bien. Et puis ils sont aussi très Verts. Ils passent énormément de temps à construire ensemble. C’est cool.

Qu’est-ce que tu retires de tout ça ?

Ma conviction aujourd’hui, c’est qu’il y a plusieurs façons de bosser. Et que chacun doit pouvoir choisir celle qui lui convient. Je ne suis pas prête à installer des tools pour tout le monde. Sinon ça génère des problèmes.

Au départ on était cinq et tout le monde devait pouvoir parler à tout le monde de tout. Aucune tension n’était contenue. Mais quand on a grandi et que les personnalités et les besoins se sont diversifiés, le système est devenu beaucoup plus dur à maintenir. Il y avait des conflits partout.

Ca m’a permis de comprendre que c’était là où on avait vraiment besoin de moi. Pour observer comment le système se développe et partager ce que je vois avec les autres. C’est un boulot nécessaire, et c’est tombé sur moi :)

Sans doute parce que tu es la seule à pouvoir le gérer ?

Je n’en sais rien. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait besoin de facultés particulières, ni d’un recul incroyable. Je crois qu’il faut surtout quelqu’un pour qui c’est vraiment naturel de travailler en Opale. Et c’est sans doute moi qui en suis le plus proche dans mon développement personnel.

Donc tout le monde ne peut pas le faire au final ? :)

Ahah oui vous avez peut-être raison.

Est-ce que tu aurais un second frein à partager avec nous ?

Il y a autre chose que je trouve dur. C’est la collaboration entre des gens aux fonctionnements parfois très différents, et pour qui le mode Opale n’est pas forcément naturel. Je crois qu’en chacun de nous il y a une part de Vert et d’Orange, mais cette part est plus grande chez certains. Par exemple il y en a chez nous qui ont besoin de plein de règles tout le temps.

C’est pour ça que le système est si important. Un nombre minimum de règles collectivement acceptées qui nous permettent d’avancer ensemble. Sans ces règles je ne saurais pas comment parler à mes collaborateurs, car il n’y a pas de raison pour que mon fonctionnement prime sur le leur.

Si tu observes nos membres les plus Verts, tu verras qu’ils n’arrivent pas à prendre des décisions seuls. Ils ont ce besoin viscéral de consensus, alors qu‘on est tous d’accord sur le fait qu‘on ne veut pas une organisation consensuelle. Pour apaiser cette friction, on utilise un process qui dit :

Si j’ai été entendu, alors je suis d’accord avec toutes les décisions qui sont prises.

En gros celui qui fait face à une décision doit demander l’avis d’autres membres pour enrichir sa perspective, mais à la fin il reste 100% maître de sa décision. Un peu comme le “advice process” qui est décrit dans le livre de Frédéric [Laloux]. C’est devenu le centre de notre fonctionnement.

Ca suffit réellement pour créer une harmonie entre tous les membres ?

La spirale dynamique nous aide aussi beaucoup sur ce point. Car elle permet à chacun de comprendre sa “part d’ombre”. Ceux qui ont besoin de règles savent qu’ils ne sont pas très innovants. Ceux qui sont très innovants savent qu’ils ne jouent pas toujours le jeu du collectif. Et ceux qui veulent une vie de consensus sont tout le temps fatigués. Une fois qu‘on en a tous conscience, ça nous permet de mieux composer les uns avec les autres.

C’est aussi pour ça qu’on utilise le “advice process”. On veut un système qui ne soit ni hiérarchique ni consensuel. En vrai, c’est ce que tout le monde veut sans le savoir :)

Il y a quelques temps j’ai fait une conférence auprès d’un public de managers. Au début je n’étais pas du tout prise au sérieux. Mais après 5 minutes je ne voyais plus que des yeux heureux. “Tu veux dire qu’on aurait le temps de travailler ? On n’aurait plus à se mêler des conflits des gens ?”

Le truc c’est qu’ils connaissent bien les problèmes mais pas les solutions.

Un troisième frein peut-être ?

Oui. C’est même le plus épineux que nous ayons connu. Comment faire quand un des associés fondateurs est convaincu que le mode Orange est mieux ? Quelqu’un qui bombarde le système d’ordres et de méchanceté pour imposer son fonctionnement sur les autres.

Dans notre contexte, la majorité est pour le mode Opale donc la personne n’arrivera pas à ses fins, mais ça demande quand même énormément d’énergie de lui tenir tête. C’est très dur de traduire ses “ordres” en “advice”. On sait que si on ne l’écoute pas, elle va redoubler d’agressivité.

Normalement, c’est quelqu’un qui devrait avoir envie de partir… Mais pour des raisons personnelles, elle refuse de l’envisager.

Donc au début j’essayais de la raisonner. Mais maintenant je ne sais plus quoi faire donc j’écoute. Ca m’a d’abord conduit a protéger la team, mais en faisant ça je sortais aussi du système. Il fallait au contraire envoyer les membres concernés directement voir la personne pour acter le fait que c’était notre problème à tous. Mais c’était vraiment pas facile pour moi.

Une idée de solution ?

Pas du tout… Mais si vous en trouvez une je suis preneuse :)

On s’intéresse en ce moment au problème inverse. Comment un chef qui ne veut plus être chef fait-il pour partager la gouvernance de son organisation avec des gens qui n’en veulent pas forcément ? On a notamment observé une entreprise où les collaborateurs avaient réagi à l’initiative de 3 manières bien distinctes : 20% d’évangélistes, 70% d’indifférents et 10% de réfractaires… Comment tu gèrerais ça, toi ?

C’est marrant, ce que tu décris est très exactement la courbe de diffusion de l’innovation. Quasiment au pourcentage près. Ces gens ont une organisation tout à fait normale :) Je crois que c’est une tension centrale en tout cas.

Quant à la solution, je n’en ai pas de toute prête. S’il y a un désaccord sur le mode de gouvernance, je me dis que le meilleur pari est toujours de se rattacher aux caractéristiques de l’offre. Si tu as par exemple une entreprise qui fait du bio, tu peux te demander collectivement quel fonctionnement le bio t’inspire en tant qu’organisation. Qu’est-ce qui semble naturel ? Qu’est-ce qui l’est moins ? En tout cas, je sais que nous ça nous motive beaucoup de faire ce qu’on dit de faire à nos écoles.

Et pour les 10% de réfractaires… Je crois qu’ils partiront. Chez nous, on les encourage en leur proposant 2 mois de salaire et on voit ce qui se passe.

Ca me fait penser à Zappos. Quand Tony Hsieh a voulu mettre en place le modèle Opale, il l’a présenté comme un dilemme. Auto-organisez vous ou partez. Mais beaucoup de réfractaires sont restés, parce qu’ils aimaient leur boulot ou qu’ils en avaient juste besoin. Mais ils étaient malheureux. Ils ont du le vivre comme une perte de repères j’imagine.

C’est intéressant que tu parles de perte de repères. Laissez-moi vous montrer un truc [elle affiche à l’écran le playbook de sa boîte, qui contient 7 process en allemand]. Vous voyez, ça ce sont nos repères.

  • Nos rôles sont clairs : je dis, je décide et je suis responsable.
  • Si j’ai été entendu, je suis ok avec toutes les décisions qui sont prises.
  • Je dois toujours sentir une connexion avec l’organisation et sa raison d’être [écrite en toutes lettres sur le document]. Quand je ne la sens plus, je dois aller voir les autres. Car tout devient absurde si on n’a pas ça.
  • Quand on a une tension, on essaie de l’apaiser seul puis avec l’autre.
  • On va là où l’organisation — l’impulsion naturelle — veut qu’on aille.
  • L’organisation change avec ses membres et l’énergie qu’ils donnent.
  • Je suis responsable de suivre toute la formation dont j’ai besoin tant que je la partage avec les autres.

Et c’est tout ! Nous n’avons plus le repère “chef” mais nous avons le repère “système”. On passe d’une logique de contenu à une logique de processus.

Et pour ceux qui ont besoin d’une autorité au-dessus d’eux ?

Les gens qui ont besoin d’autorité veulent souvent une autorité qui prend des décisions en accord avec ce qu’ils pensent. Pas autre chose.

Ahah ok :) Allez une petite dernière. Est-ce que le fait d’être une ONG — sans recherche d’argent — est un avantage pour être Opale ?

Tu as déjà bossé dans une ONG ? :D La recherche d’argent y est beaucoup plus centrale parce qu’il n’y a pas de produit à vendre. Le problème c’est que cette fausse croyance est très courante, y compris en interne. Au début, personne ne se souciait des finances chez nous.

En fait je crois que l’argent aide. Il a une énergie avec laquelle on peut travailler. Ca centre. A titre personnel, ça ne me met pas super à l’aise. Mais on voit vite que sans cette énergie, il se passe plein de trucs étranges.

Donc pour répondre à ta question, j’ai l’impression que ce serait beaucoup plus facile de se développer en Opale si l’argent faisait partie de l’équation.

Un grand Merci Monia. On est ravis :) A bientôt !

Moi aussi, ravie ! Ca fait du bien de réfléchir avec quelqu’un d’extérieur.

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Bertrand Michotte
LA TÊTE AILLEURS

Coach certifié. Facilitateur de coopération. J'accompagne les dirigeant(e)s d'entreprises en questionnement et leurs équipes. Je suis aussi musicien.