Liberté ou la faute de loyauté au Maréchal Lyautey

Hanae Bezad
L’Abécédaire d’une Vie Moderne
10 min readJan 11, 2018

J’ai déménagé du 8ème au 17ème il y a quelques semaines. A quelques rues près, l’atmosphère diffère substantiellement. On s’approche des Batignolles et de la Place de Clichy. C’est moins huppé et plus vivant comme quartier.

En défaisant mes cartons, j’ai retrouvé la biographie du Maréchal Lyautey, les belles pages jaunies de l’écrit d’André Le Révérend, publié chez Fayard, et offert par mon professeur d’histoire. Le Maréchal Lyautey, « le plus profond et le plus lucide artisan de l’empire colonial de la France sous la IIIème République ».

J’ai ouvert ses premières pages, pour me souvenir d’un temps que je n’ai pas connu, d’une figure tutélaire qui a pourtant façonné la plus grande histoire dans laquelle la mienne, la petite s’inscrit. Et puis d’un coup, dans mon appartement aux allures de garage négligé entra le Maréchal Lyautey. Il portait l’habit, la cravate blanche avec toutes ses décorations de l’ère napoléonienne passées de père en fils, la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, le ruban de Sainte-Hélène.

Je n’étais pour tout dire pas tout à fait surprise. Le dialogue fut engagé dans une harmonie imprévue :

- Mon cher Hubert, installe-toi, j’ai des choses à te dire. Non, pas des remontrances, quoique, peut-être qu’il y en aura …

- Je vous écoute chère amie.

- Je te propose qu’on se tutoie. J’espère que cela ne froisse pas ton orgueil aristocratique franc-comtois. J’ai pris cette habitude de proposer maintenant. Je n’attends plus vraiment qu’on m’y invite. Et puis on se connaît bien toi et moi, je suis en partie le fruit de ton imaginaire !

- Alors je devrais pouvoir m’y faire.

Je goûtais à l’entregent légendaire du bon vieux Maréchal Lyautey dans cette valse de bons mots polis et attentifs. Il m’arracha un sourire complice. La conversation vraie pouvait commencer.

J’allais lui préparer un verre de thé à la menthe, et le Maréchal, habitué au rituel, m’indiqua au moment opportun :

- Sans sucre, je te prie.

L’homme avait gardé la sveltesse qu’on lui enviait.

- Sais-tu ce que j’ai vu passer aujourd’hui sur les réseaux sociaux ?

Le Maréchal fronça les sourcils sans admettre l’ignorance que je devinais. Il me fallait mettre à jour ses connaissances encyclopédiques.

- Les réseaux sociaux sont une sorte d’annuaire technologique et dynamique. Où chacun peut proposer un texte, une image de son choix, à un réseau d’autres individus, tous connectés. C’est assez brillamment conçu comme système. C’est d’ailleurs libre d’accès, et tout cela sur Internet. Une belle invention des militaires encore ! Cela nous fait sortir un peu de notre monde de choses retenues, de choses cachées ! Et ça donne à voir un sacré capharnaüm.

- Qui nous ? posa-t-il avec une attention sincère.

- Oh tu sais bien … nous, les « orientaux ». Les réseaux sociaux ont été si populaires chez nous qu’on en a fait le palais de nos fantasmes sociétaux. De démocratie. D’abondance partagée. D’un tas d’aspirations qu’on ne parvient pas à réaliser.

- C’est un capharnaüm que tu as vu dans ce palais ? Ces idées me semblent belles pourtant, commenta-t-il d’une voix calme et résolue.

- J’y ai trouvé plus précisément une lettre de parents d’élèves à l’endroit du Président de la République Française qui l’enjoint d’agir à l’encontre des coupes de crédit pour l’Agence pour l’Enseignement Français à l’Etranger. La fameuse AEFE que tu avais plus ou moins imaginée ! Le plus grand réseau mondial d’école dans le monde à ce jour … et une élite intellectuelle qui continue d’employer le français. Peut-être un peu par snobisme, le provoquai-je.

- Ou en tout cas par goût de l’élitisme à la française, me répondit-il, gourmé et solennel.

- Seulement, l’Histoire nous montre bien le mouvement perpétuel de renouvellement des élites. Elles ne sont pas seulement anglo-saxonnes et cosmopolites aujourd’hui, elles sont aussi nomades ! L’ancrage sédentaire n’a plus qu’un charme suranné pour elles.

- En définitive, cela change si peu de mon époque.

- A la différence près qu’il n’y a pas de mission universaliste qui inspire ces esprits. Un goût de l’aventure individuelle au mieux. Une curiosité du monde. Et au pire, l’envie d’optimiser son bien être financier en expatrié des temps modernes.

Je sentais bien que le Maréchal avait du mal à cerner les contours des réalités dont je parlais. Il n’était pas réac’ pour un sou, mais une légère résistance, presque anodine, aux atours de Vieille France semblait poindre du bout de son nez. Ce n’était de toute façon pas le cœur de l’affaire qui nous liait.

- Vois-tu, lui dis-je en lui resservant du thé, dans mon errance européenne, j’ai dû scruter de près mes origines. Au début, je me l’interdisais presque. J’y voyais beaucoup d’égocentrisme. Et j’avais entendu trop d’analyses creuses et de commentaires complaisants sur ces fameuses origines. L’idée de les transformer opportunément en faire-valoir me rebutait franchement. Je l’observe parfois. Qui veut faire sa place au soleil deviendra le visage maghrébin qu’on a envie de voir, le parangon d’une intégration par le haut, avec une entrée dans les belles sphères, encadré par les lignes directrices du politiquement correct. De la « diversité ». C’est un piège… de se rendre par trop « minorité visible » !

- La discrétion a ses vertus en effet, je le concède.

- Plus que cela mon cher Hubert, on jouerait le jeu du dominant à vouloir pavaner visiblement à ses yeux …

- Probablement !

- Alors c’est là que ton génie militaire intervient ! C’est là qu’il me faut ton soutien. Je dois pouvoir finement tracer la ligne d’équilibre, entre la zone d’ombre et l’exhibitionnisme opportuniste autour de ma double appartenance culturelle. Et quand on dit double, on n’a pas tout dit. Même rien du tout. A tâtons, je dirais identité plurielle. Se cache dans cette tentative ni plus ni moins que la conscience que je sens nécessaire d’un ancrage fertile, de l’aisance et l’assurance qui poussent en lui …

- Je suis donc là pour ça.

- Oui, parce que c’est ce qui compte !

Le Maréchal s’était montré particulièrement patient dans sa nouvelle mission, une sollicitude qui tenait certainement à son souci du fameux « rôle social de l’officier ». Je m’attelai alors à mieux le connaître.

- Et si on parlait de toi pour changer ? Qui es-tu ? On dit que tu avais l’âme romantique et riche de sensibilité ! J’ai lu que plus jeune, tu t’es vu tantôt diplomate, tantôt écrivain ou homme politique. J’ai traversé également tous ces questionnements tu sais. En fait, il me semble bien que tu avais soif d’absolu …

- Et j’apprécie moyennement ces jugements à l’emporte-pièce sur ma personnalité !

J’étais parvenue à froisser le Maréchal trop léché. Il n’avait pas l’habitude qu’on questionne son identité ou ses intentions, lui. Je poursuivais sans complexe mes invectives.

- Au fait, j’aimerais que tu me dises ce qui t’a rendu si amoureux de mon pays …

- Ton pays ? Tu es bien effrontée de ne pas dire le nôtre ! J’y suis enterré jeune fille, comme ta famille !

- Tout un symbole pour la postérité ! J’oubliais que tu avais fait du chemin depuis ta première venue en Afrique. A l’époque, les Arabes te semblaient « ignorants peut-être le respect humain, si fiers et si dignes dans leur foi. » Qui n’est pas la tienne. Et sur laquelle tu as forcément influé un peu en régentant sa pratique. Interdire l’entrée dans les mosquées à des non-Musulmans, sais-tu que cela existe encore aujourd’hui ? Personne n’ose toucher à ton héritage le plus incongru !

- Tu tentes de me flatter ? me lança le Maréchal au sourire contrit.

- Vainement ! riais-je. Je dis seulement que la décolonisation n’est peut-être pas encore tout à fait aboutie dans les esprits … sur les deux rives d’ailleurs !

La tournure de la conversation mettait le Maréchal dans l’embarras. On voyait bien qu’il n’était pas un adepte des méthodes agiles, qu’un feedback 360° sur la destruction de son entreprise et du rapport plutôt décomplexé que ma génération prétendait avoir vis-à-vis de l’échec.

Il fallait pourtant aller plus loin ! Il fallait défier les incantations culturelles à l’hospitalité, à ne pas gêner mon invité, qui résonnaient dans mon esprit embué. Je pris un autre livre de mes cartons, et j’ouvris à l’une des pages marquées d’un post-it étroit rose fuschia.

- Et comment le pourrait-elle ? L’entreprise a mobilisé les esprits européens les plus brillants ! Ou simplement futés ! D’un Victor Hugo qui disait de l’Afrique qu’elle n’avait pas d’histoire, que le Blanc avait fait du Noir un homme, à un Nicolas Sarkozy qui, il n’y a pas si longtemps, vociférait à la barbe du Sénégalais que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire. On peut dire que les Européens ont l’art de la cohérence quand il s’agit de préserver l’habitus d’arrogance !

Le Maréchal, qui avait repris une gorgée de thé, faillit s’étouffer.

- Tu m’invites pour intenter un procès ?

- Avoue que chez moi, c’est quand même plus convivial que chez un juge … il y a de quoi être en colère, tu sais. Tu n’imagines pas à quel point tout cela reste d’actualité ! J’entends parfois, et parfois c’est déjà trop, des résurgences de condescendance colonialiste qui se parent de théories économiques. Du fameux développement. C’est tout bonnement un mythe ! Un mythe devenu exagérément scientifique d’ailleurs. La marche forcée de l’occidentalisation, voilà tout. Je les entends souvent ces commentaires toujours pleins de bons sentiments, de clichés indélébiles, et de bonnes intentions d’anciens colons et affiliés, l’air de rien, au coin d’une conversation sur l’état du monde : « C’est dommage, vraiment, pour le Maroc. C’est des gens comme toi qu’il faudrait pour rentrer développer le pays ». Comme moi, c’est-à-dire un peu comme eux ? Pour continuer d’inscrire dans le sillon occidental l’histoire de mon pays ?

Je m’emportais. Hubert Lyautey s’apprêtait à grommeler. Je le repris à point.

- Rassure-toi Hubert ! Il y a tout de même des choses valables qui subsistent de tout cela, d’un modèle humaniste dont vous vous êtes prétendus les auteurs, et que vous avez voué à l’universalisation. L’esprit critique par exemple ! Le fameux rationalisme cartésien et le doute méthodique. Toute une gymnastique de l’esprit pour concilier dans le même espace-temps ces tiraillements de valeurs et de principes.

- Si raison il y a, érigée en système douteux, on n’aura peut-être pas tout raté finalement. Enfin, je pense … en définitive, je suis confus ! dit le Maréchal en souriant.

Le Maréchal commençait à se détendre, plongé lui-même désormais dans ces incertitudes du sens qu’on veut bien donner à la petite et la grande histoire. Je reprenais de plus belle.

- J’ai repensé l’autre jour à une anecdote de mes années au lycée français. Un de mes cours d’arabe en terminale. Un cours de plus où personne n’allait prêter attention. Une séance de plus de désertion intellectuelle, tant cet enseignement est mis en défaut par le système élitiste que nous perpétuons dans sa version assimilationniste. Le sujet de dissertation qui nous était posé par notre professeur était le suivant : « Pourquoi faut-il croire en Dieu ? ». Une maxime de non-sens, tu es d’accord ? Démontrer qu’il faille croire en Dieu reviendrait à réduire à néant la signification même de la foi. Croire c’est adhérer spontanément à un ensemble de valeurs, sans besoin de démonstration. Et par cette remarque pourtant pleine de sens et dite avec aplomb — oui, c’est mon côté standup comedy show — j’ai non seulement vexé mon professeur et choqué mes camarades de classe, engoncés dans leurs certitudes cultuelles à fleur de peau. Je me suis retrouvée là, dans ce lycée français en terre d’Islam, comme une harkie de la pensée laïque, protégeant pourtant sincèrement l’espace de la spiritualité.

- J’ai bien connu en mon temps ces mécaniques obscurantistes…

- C’est qu’à ce moment précis, on a perdu notre légendaire sens de l’humour ! Pourtant, si Dieu est humour comme Werber le dit, il est partout chez lui au royaume de l’insolite !

- Werber ?

- Décidément, encore une référence qui t’échappe. Vois-tu, la littérature a fait quelques bonds depuis ton départ dans l’autre monde. C’est franchement regrettable, nous n’avons pas ri une fois dans ces cours d’arabe avec ces esprits farcis d’interdits. Par quelques glissements de pensée malencontreux, on en serait venus à faire le procès amoureux de la langue arabe. Comme si elle transportait un bagage liberticide en elle-même. Alors qu’elle est poésie et bons mots d’esprit. On doit pouvoir rire sans retenue de ce qui nous dit !

Le Maréchal me répondit avec un accent casablancais :

- الفاهم يفهم (que l’intelligent comprenne)

On n’a jamais fini d’être libre. Libre de mettre en suspicion les extrêmismes des deux rives. Libre d’ouvrir ses cartons et d’engager un dialogue profond avec ses influences culturelles parfois par essence conflictuelles. Libre de questionner ses idéaux assimilés, vestiges réarrangés d’un dessein colonial avorté. Libre d’inviter le Maréchal Lyautey à prendre le thé ! Libre de lui confier les stratégies d’adaptation et tactiques d’éviction que sa double identité commande, libre de lui conter ce qui subsiste de cette acculturation parfois véhémente. Libre de redessiner la territorialité de son extranéité et de sa francité. Libre de déclarer sa liberté, sans besoin d’être entendu, compris et approuvé. Libre d’être impertinent. Libre de revendiquer sa désinvolture loyale à sa qualité d’homme ou de femme. Libre. Libre enfin d’épouser l’entièreté de son humanité, dans sa pleine originalité irrévérencieuse, dans son authenticité hybride et audacieuse.

Le Maréchal s’en était allé avant même que j’eus terminé d’articuler ma pensée. Il me laissa seule, dans cet appartement prêt à être meublé de beaux souvenirs d’un passé débordant d’anecdotes entamées sur une rive et terminées sur l’autre, et d’espoirs plus grands encore. Et à la porte d’entrée, il avait laissé dans une enveloppe un cadeau de pendaison de crémaillère, un petit mot de la libéralité qu’il m’accordait : « Réjouis-toi de l’éternel recommencement, la liberté n’a pas fini de te tourmenter ! ». Sûr que mon illustre invité allait revenir !

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Hanae Bezad
L’Abécédaire d’une Vie Moderne

Writer. Founder of Douar Tech. PM for Startups and ICT Ecosystems at Smart Africa Yallah, let your mind bezad ;-) #Emergingmarkets #SocialEntrepreneurship #Tech