Permis de ne pas conduire

La première fois que j’ai pris part à un projet de déploiement de navette autonome et que j’ai pris connaissance des requis techniques et opérationnels, un élément m’a fait “tiquer”. La navette étant conçue pour transporter une douzaine de personnes et pouvant être pilotée manuellement, elle était de facto apparentée à un minibus. Afin de pouvoir l’opérer, je devais donc être titulaire d’une classe de permis suffisante pour pouvoir légalement conduire un minibus. Je me souviens avoir eu la réaction suivante:

“ Je dois donc passer une classe de permis supérieure pour avoir le droit de…ne pas conduire?”

Oui car les véhicules aujourd’hui en cours d’expérimentation requièrent toujours la présence d’un opérateur pour des raisons légales, pratiques, et techniques. Le développement technologique permettra progressivement de réduire le degré de contrôle des conducteurs jusqu’à l’autonomisation complète, mais même à ce niveau, les enjeux sociaux demeurent.

Pour les automobilistes la proposition peut sembler simple: progressivement déléguer le contrôle de son véhicule. Cela suppose le renoncement au contrôle, au jugement, au choix et, jusqu’à un un certain point, à une latitude mouvement (littéralement). “Le plaisir de conduire” devient un slogan commercial pour les constructeurs car l’acte de conduire ne relèvera bientôt plus d’une nécessité mais d’une option. Là où il est aujourd’hui proposé des véhicules avec des options d’automatisation de la conduite, les véhicules autonomes proposeront à l’inverse des options de conduite en mode manuel. Ce phénomène est déjà remarquable à bord des navettes autonomes pour lesquelles les fonctions de pilotage manuel sont moins étoffées que celles relatives au pilotage automatique.

Passer son permis

Au delà d’une tâche ou d’une action ordinaire, l’accès à la conduite comporte un aspect anthropologique particulier. Dans le cheminement de vie, de l’enfance vers l’âge adulte, certaines étapes et événements-clés marquent l’émancipation de l’individu jusqu’à l’acquisition de sa complète autonomie. Attacher ses lacets, finir un cycle d’études (“passer le bac” en France notamment), atteindre sa majorité légale, ou encore obtenir son permis de conduire. Pour bien des jeunes, ce sésame marque l’appartenance à un groupe socialement plus valorisé. Celui qui “a le permis” est un “grand”. Il est celui qui conduit les autres, qui peut utiliser le véhicule familial et se démarque auprès de ses camarades. Le “permis” est symbole de responsabilité et de respectabilité car son titulaire a été jugé suffisamment apte à utiliser un objet de valeur et à assurer la sécurité de ses passagers et des autres. C’est une marque de confiance qui participe du développement de l‘estime de soi.

Ça, c’était il y a un temps.

Des observations récentes montrent que ce cet état de fait est en train de changer et que l’attractivité de la conduite automobile est moindre auprès des nouvelles générations. Tel que’indiqué par La Presse:

“Entre 1996 et 2015, la proportion de Québécois âgés de 16 à 24 ans détenteurs d’un permis de conduire est passée de 59,1 % à 54,8 %. La baisse est particulièrement marquée chez les 16 à 19 ans (de 43,9 % à 35,7 %). Chez les 20 à 24 ans, la proportion est passée de 72,1 % à 67,4 %.” *

Si conduire une automobile ne fait plus autant rêver qu’avant, l’avènement du véhicule autonome sonnera t’il le glas du bon vieux permis?

Nouvelles générations de non conducteurs

Il y a trois semaines, alors que nous embarquions une famille avec de jeunes enfants à bord de la navette, l’opérateur dit à leur père “ vos filles n’auront plus besoin de conduire!”. C’est effectivement une possibilité qui se concrétise de plus en plus. Les construits sociaux que j’ai évoqué disparaîtraient alors remplacés par d’autres, plus proches du nouveau monde digital dans lequel les générations futures évolueront. La conduite ne serait plus une tâche consciente, appliquée et réfléchie mais davantage la consommation d’un service de manière quasi passive comme prendre l’ascenseur ou utiliser une machine à laver.

La mobilité autonome routière suscite débats et passions car elle est la seule sphère de transport qu’il reste à automatiser, les autres (le ferroviaire, le naval et l’aérien) l’étant déjà. Elle est la dernière mais aussi la plus apparente. Un conducteur de train, de métro ou de tramway est dans sa cabine, masqué à la vue du public. Idem pour un capitaine de bateau ou un pilote d’aéronef or quasi tous bénéficient aujourd’hui de systèmes d’aide au pilotage si ce n’est de pilotage complètement automatisé et auxquels nous faisons entièrement confiance. Ce n’est pas le cas de la voiture, plus proche de notre vue et de notre contrôle et dont il est nous est actuellement plus difficile de nous affranchir.

Nous assistons à cette transition du manuel à l’automatique et qui sera consommée quand naîtront nos successeurs. Il faudra alors leur expliquer qu’il fut un temps ou la mesure du champion était la justesse de son stationnement parallèle à l’heure de pointe sur l’avenue Mont-Royal.

*La presse, publié le 20 janvier 2017 à 12h57, consulté le 18 juillet 2019

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