Attiser la révolte

La Recrue
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3 min readMay 17, 2018

par Sarah Lamarche

Avec Casse-gueules, paru en mars chez Poètes de brousse, Émilie Turmel pose un regard à la fois sensible et intransigeant sur ce que signifie exister fille et femme aujourd’hui, expose la marche terrible d’un système qui broie les corps et les esprits.

elles tournent machines
sans savoir qu’elles tournent
parce qu’elles tournent encore
dans le sens du monde

Loin du tragique, toutefois, les vers d’Émilie Turmel résonnent comme autant d’appels à la révolte. Cette poésie cérébrale, précise, entend nous sortir de l’engourdissement qui nous guette lorsqu’on apprend à vivre à même ce qui nous tue.

elles stockent ce qu’il faut
de petites et de grandes cuillères
d’argent de bois
pour gaver les ombres l’illusion
d’avaler ce qui les avale

Le recueil est construit à l’image d’un casse-gueule, ce bonbon dur qu’on doit patiemment laisser se dissoudre sur la langue, chaque couche en révélant une autre, nous rapprochant chaque fois un peu plus du centre dans lequel, enfin, on pourra mordre sans se casser les dents. D’une section à l’autre se révèlent donc différentes couleurs de la voix et du style d’Émilie Turmel, notamment à travers un jeu sur les pronoms.

Le « je » qui ouvre le recueil le temps d’un seul poème a tôt fait de disparaître, disséminé parmi « elles ». Il faudra faire notre chemin à travers les poèmes, faire fondre quelques couches du casse-gueule, pour le retrouver et l’entendre se déployer vraiment. Jusque là, forcément, une distance nous sépare du texte : on ne sait pas exactement d’où émane cette parole qu’on lit, on en cherche l’origine parmi la multitude. Le sentiment sera familier, je crois, à toutes les femmes qui se sentent constamment contraintes à démêler au sein d’elles-mêmes le vrai du faux, à retrouver la trace de leur vérité parmi les fictions qu’on a cousues dès la prime enfance à même leur chair et leur liberté.

Et quand on arrive, la langue tachée, multicolore, au centre du bonbon, on trouve une parole tissée des héritages poétiques d’autres femmes de lettres, occupée à les célébrer. Dans une dernière série de poèmes qu’elle adresse à Louky Bersianik, à Sylvia Plath, à Nelly Arcan et à plusieurs autres, Émilie Turmel rend manifeste la manière dont leur oeuvre perdure. Elle en fait ses interlocutrices ici et maintenant.

je lève mon verre à la persistance
de leurs réincarnations

Quand on referme Casse-gueules, le monde n’est pas tout à fait là où on l’avait laissé. On a un peu plus mal à notre humanité, peut-être. Certaines douleurs qu’on avait appris à ignorer sont soudain ravivées. Mais la poésie d’Émilie Turmel nous a surtout rappelé la force de notre arsenal, de toutes les grandes voix militantes qui savent attiser nos révoltes.

Cliquez pour lire notre entretien avec Émilie Turmel :

Casse-gueules
Émilie Turmel
Poètes de brousse, 2018
83 pages

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Vitrine des premières oeuvres littéraires québécoises