Le journal intime d’une meurtrière désopilante
par Julien Alarie
Avec De vengeance, J.D. Kurtness réussit un véritable tour de force : celui de proposer un roman à la fois dur, implacable, et doté d’un humour décapant. Dans son premier ouvrage, l’écrivaine de Chicoutimi parvient, à coup de réflexions aussi indignes qu’hilarantes, à nous rendre sympathique sa protagoniste pourtant meurtrière. Quel pari ambitieux! Le récit est celui de cette narratrice anonyme s’exprimant au je et entretenant un lien de plus en plus ténu avec la société. Les rares autres personnages dont il est mention ne sont pas pourvus d’une voix; De vengeance est en quelque sorte le journal intime de la narratrice, qui y retrace, de son enfance à son entrée dans le monde adulte, ce qui l’a menée à nourrir un tel dégoût du genre humain.
Tout commence avec le meurtre non-prémédité de Dave Fiset, la brute de l’école primaire. La satisfaction inattendue qui envahit la narratrice de J.D. Kurtness au moment de perpétrer ce premier meurtre pave la voie à toute une série de crimes ultérieurs. C’est que la mort du « gros Fiset », considérée par tous comme un accident, lui fait prendre conscience d’une vérité déterminante pour la suite des événements : « je savais maintenant que l’impunité existait » (p. 23). À partir de ce point, les actes vindicatifs de la narratrice suivent le mode de la gradation, culminant avec la scène finale, véritable carnage évacué trop rapidement et qui aurait, vu son rôle crucial dans le récit, mérité d’être approfondi.
Dès son enfance, le personnage de Kurtness passe le plus clair de son temps à s’interroger, sans jamais obtenir de réponse satisfaisante, quant à la valeur à accorder à la vie humaine. Les crimes qu’elle commet, s’il est impossible de cautionner leur violence, s’inscrivent néanmoins dans un projet plus vaste d’éradication de certains maux. La narratrice de De vengeance, se posant en héroïne des temps modernes, a l’intime conviction qu’elle rend service au plus grand nombre en se débarrassant de ceux qui polluent, qui intimident, qui agressent… Elle est préoccupée plus que quiconque par la question de la cruauté animale, par les travers de la logique capitaliste, par les excès de la réalité augmentée… Ne correspondant en rien au profil d’une meurtrière — elle admet avoir davantage l’air d’une infirmière, d’une libraire ou d’une joueuse de soccer — , la narratrice, pouvant agir hors de toute suspicion, se croit toute désignée pour mener à bien une entreprise sanguinaire et qu’elle juge nécessaire.
Le lecteur du premier roman de J.D. Kurtness, s’adonnant à un plaisir coupable, se surprend à se délecter des descriptions à glacer le sang. Les différentes étapes de la planification et de l’exécution des meurtres sont racontées de façon si détaillée que ledit lecteur, complètement fasciné, a souvent l’impression qu’on lui prodigue une leçon : comment optimiser l’usage d’un silencieux, comment fuir sans faire de bruit, comment amadouer un chien pour éviter qu’il ne jappe au moment inopportun…
La narratrice du roman, acariâtre, multiplie les commentaires acerbes et empreints de sarcasme au sujet de ses contemporains, qu’elle préfère observer et analyser que côtoyer. On ne peut s’empêcher de se bidonner en prenant connaissance du catalogue infini de ses irritants :
« Et que dire de l’odeur des autres? Leurs vidanges laissées au soleil. Leurs soupes aux pois qui rappellent les aisselles rarement lavées. Leurs cuissons à base d’ail ou de fruits de mer… (Coudonc, faites-vous cuire d’la marde?) » (p. 73)
Le roman de Kurtness comporte plusieurs de ces énumérations qui sont du plus bel effet et témoignent de la capacité de l’auteure à manier les mots avec justesse et humour. La langue dans De vengeance est épurée, sans détour mais élégante. La narration y est rythmée, comportant très peu de longueurs, ce qui vaut pour un premier roman stimulant et percutant, qui permet à J.D. Kurtness de s’imposer comme une nouvelle voix prometteuse.
De vengeance
J.D. Kurtness
L’instant même, 2017
129 pages