Entretien avec Marianne Marquis-Gravel

Dans la lumière de notre ignorance — Entretien avec l’autrice

La Recrue
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9 min readDec 9, 2023

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Par Joëlle De La Sablonière

Si tu es à l’aise d’y répondre, je souhaiterais d’abord te demander comment tu te portes, autant à travers les aléas de ta vie de nouvelle auteure que dans ton processus de deuil et de guérison.

Le diagnostic de Simon a été extrêmement drastique et rapide. En une journée, on a reçu la nouvelle et notre vie a changé ; le matin il allait bien, puis le soir, on a reçu un diagnostic fatal. Par la suite, il y a eu 20 mois de maladie, où je savais qu’il allait mourir. Pendant ces 20 mois-là, mon deuil a en quelque sorte commencé de son vivant — pas mon deuil de lui, mais du fait que je ne pouvais plus avoir de projets avec mon chum, que je ne pouvais plus avoir de longues discussions avec lui, ni faire de sorties, aller au resto, partir en voyage… Sans vraiment m’en rendre compte, mon deuil était entamé. Quand il est parti, sa présence m’a manquée, mais j’ai constaté que le deuil de tous ces projets s’était fait dans cette période de 20 mois. Alors, ça a été un deuil différent de ce à quoi je m’attendais ; plus viscéral, dans l’optique que la présence de Simon dans mon environnement me manque. L’écriture m’aide ; j’ai recommencé à écrire et j’ai l’impression de le retrouver ainsi, de pouvoir m’adresser à lui. Globalement ça se passe correct. Ce sont des grosses montagnes russes : des fois, je pleure pour rien et d’autres, tout va bien alors que je m’attendrais à pleurer. C’est vraiment étrange…

À quoi a ressemblé ton processus d’écriture en termes de chronologie ? À quel moment as-tu réalisé que tu pourrais souhaiter rédiger un ouvrage sur votre histoire, à Simon et à toi, et le partager au grand public ?

Quand Simon est tombé malade, j’ai essentiellement arrêté de travailler. Sur le 20 mois de sa maladie, j’ai enseigné un petit peu, mais dans les périodes où il était très malade, je n’étais pas capable de me concentrer et ne voulais pas le laisser seul. J’ai donc eu une longue période de congé de maladie, durant laquelle, paradoxalement, je n’étais pas vraiment occupée. Simon dormait beaucoup et était malade ; il avait besoin que je sois là. Je n’étais pas en mesure d’aller travailler, mais je n’avais pas non plus quelque chose à faire. Donc je me levais le matin et me suis naturellement mise à écrire. Au départ, ce n’était pas pour faire un livre, mais dans l’idée d’occuper mon temps. Je n’arrivais pas à m’enlever de la tête ce que j’étais en train de vivre, alors j’ai commencé à écrire sur les choses que j’aimerais vivre avec mon chum et qui n’étaient dorénavant plus possibles. Je me disais que ça serait ma manière à moi de les vivre un peu. J’ai donc commencé par les dernières scènes de mon livre (avec l’enfant, la moto…), pour me faire du bien et les vivre un peu à travers l’écriture. C’est devenu redondant, mais je me rendais compte que l’écriture me faisait du bien et j’ai donc décidé d’écrire sur ce qu’on a vécu dans le passé. C’est là que Simon s’est rendu compte que j’écrivais : il se levait vers midi, me voyait devant mon ordi et éventuellement m’a demandé ce que je faisais. Il a voulu que je lui lise ce que j’avais écrit, en commençant par le chapitre où il a reçu son diagnostic de cancer du cerveau. En lui lisant ça, j’ai remarqué qu’il pleurait et réalisé qu’il ne savait pas comment ça s’était vraiment déroulé [puisqu’il était alors dans le coma]. Ça l’a ému et il m’a dit qu’il aimerait que j’écrive tout, qu’il voulait savoir comment moi j’avais vécu chaque étape, parce que lui n’en avait pas été conscient. À partir de là, c’est comme devenu une mission de lui apprendre comment moi je vivais notre histoire. Ça a évolué en un rituel : à chaque midi, Simon se levait, me demandait ce que j’avais écrit le matin même et m’écoutait le lui lire. Après 3, 4, 5 mois, il m’a dit « t’as un livre, là ». Ma mission était vraiment de m’adresser à Simon et de lui raconter son histoire, car lui ne pouvais plus le faire comme écrivain. C’est une lettre d’amour à Simon, ce livre-là. C’est lui qui m’a poussée après ça à en faire un livre et de tenter de le publier. Je ne voulais par contre pas être publiée seulement car je suis la blonde de Simon ; je voulais savoir si le livre méritait vraiment d’être publié. J’ai écrit à Yvon Rivard, chez Leméac. Il m’a informé qu’il ne prenait plus vraiment de livre, qu’il prenait sa retraite, mais m’a dit de quand même le lui envoyer. Le soir même, il m’a écrit qu’il voulait le publier. Tous les employés chez Leméac, alors qu’ils ne me connaissaient pas, ont été extrêmement gentils ; ils m’ont fait une place à l’automne et ont même devancé le lancement afin que Simon puisse voir le livre.

Je ne doute aucunement que l’écriture de ce roman ait suscité énormément d’émotions en toi, que je supposerais aussi douloureuses que cathartiques. Considères-tu que la décision de mettre ton expérience en mot de manière aussi crue et simultanément artistique a eu une influence sur la façon dont tu as vécu les dernières années ?

L’écriture a été pour moi très thérapeutique. C’est comme une manière de mettre à distance quelque chose. Évidemment, je continue à vivre les sentiments, les émotions ; ils ne sont pas moins forts ou douloureux, mais en les transposant sur papier, on dirait qu’une part de ces émotions là en viennent à appartenir à la Marianne de papier, à la narratrice. Ça m’enlève un poids de les écrire : on dirait qu’elles appartiennent maintenant en partie à quelqu’un d’autre. Et ça, ça fait du bien.

Yvon Rivard, avec qui j’ai travaillé, m’a dit quelque chose qui m’a marquée par rapport à l’écriture, quand on parle d’émotions fortes comme le deuil. Dans le processus d’écriture, il y a un moment où tu arrives à te demander où mettre la virgule dans ta phrase ; et quand tu arrives à ce stade de souci esthétique, alors que c’est une phrase qui a été super douloureuse à vivre et à écrire, il y a en quelque sorte une mission qui est accomplie. La littérature a ce pouvoir-là. Quand Simon a écrit Ma vie rouge Kubrick, sur le suicide de sa mère, c’est un peu l’image qu’il avait : comme si l’écran de son ordinateur devenait un bouclier qui absorbait une partie de choc durant l’écriture. J’ai cette impression-là aussi, que l’écriture a absorbé une partie du choc, plutôt que de l’avoir entièrement vécu seule. Au final, ça restait moi qui le vivais toute seule, mais de le renvoyer à une autre Marianne, ça faisait du bien.

Je considère ton invitation au lecteur au sein de l’intimité de ton récit, de l’amour que vous avez partagé, ainsi que de l’honnêteté de tes émotions comme extrêmement généreuse. Comment as-tu vécu le fait de partager au public une portion aussi personnelle de ton histoire ?

J’ai pas pensé à ça sur le coup. J’ai vraiment écrit le livre pour Simon et, au départ, je me disais que ça ne serait pas intéressant pour les gens, puisque c’est un récit tellement personnel et intime. Je croyais que ça ne pourrait toucher que notre famille et nos amis. Par la suite, Yvon Rivard — je parle beaucoup de lui, il m’a vraiment accompagnée dans le processus — m’a dit : « tu vas voir Marianne, ce que tu crois être le plus intime, c’est souvent ce qui est le plus universel ». Le plus intime est ce qui touche les émotions les plus profondes de l’humain ; je ne suis pas la seule à les vivre. Et il avait raison. Après la publication de mon livre, j’ai reçu tellement de témoignages de personnes me disant qu’elles ont vécu la même chose ou qu’elles vivent la même chose, et que ça fait du bien que quelqu’un mette des mots dessus. La proche aidance, ça se fait souvent dans l’ombre. Plusieurs m’ont dit que le livre les a fait sentir moins seuls. Ça m’a vraiment confirmé par après que mon récit intime était beaucoup plus universel que je ne le pensais. Je n’y avais pas réfléchi du tout sur le coup, par contre. Le fait que Simon ait vécu sa maladie publiquement et ait été très transparent et honnête m’a aussi appris à confronter les vraies choses, à les dire, les formuler… Je pense que c’est de là que m’est venue cette honnêteté dans mon récit ; j’apprécie maintenant qu’on entre directement dans les vraies choses, sans essayer de les contourner ou de faire semblant qu’elles n’existent pas.

Comment as-tu vécu la réception de tous ces témoignages ?

On se sent tellement seuls comme proches aidants, parce que toute l’énergie et l’attention est donnée au malade. Et c’est tout à fait normal, mais mes émotions à moi, souvent, je devais les absorber seule, car ce n’était pas à Simon de subir ma tristesse. Lui, il allait mourir ; ce qu’il vivait était encore plus gros, je ne voulais pas lui faire subir mes émotions. Ça ne changeait par contre pas le fait que moi aussi j’étais en train de vivre quelque chose, j’étais en train de perdre mon chum. Tout le monde qui vit ce genre de situation — et on est des centaines de milliers — le fait pas mal dans la solitude, même quand on est bien entouré. Je suis super bien entourée, j’ai une bonne famille, des bons amis, mais personne ne peut le vivre à ma place. Donc, de savoir que d’autres gens le vivait, ça permet de créer une petite communauté dans laquelle on se sent moins seul. Il y a un partage, qui oui est lourd, mais allège bien plus qu’il alourdit.

J’ai constaté que tu es actuellement en train de travailler sur un nouvel ouvrage littéraire intitulé Météores. Pourrais-tu nous en parler ?

Je peux en parler, mais je ne sais pas encore quoi en penser! Personne ne l’a lu pour l’instant. Ça serait la suite de mon expérience, donc la partie « deuil ». Je suis assez avancée dans mon processus, mais je ne suis pas certaine d’un million d’affaires. Encore une fois, c’est tellement intime que je me demande si c’est intéressant à lire pour d’autres personnes. Mon but n’est pas de publier quelque chose pour publier quelque chose. Peu importe l’issue, que l’ouvrage soit jugé pertinent ou non, ça m’aura fait du bien de continuer à écrire.

Est-ce que ce nouveau processus d’écriture aura servi le même objectif de catharsis et de métabolisation de tes émotions ?

Oui. Ça me permet de poursuivre le dialogue avec Simon, d’une certaine manière. Le premier livre, je l’ai écrit en dialogue avec Simon, qui était dans une autre pièce en train de dormir, mais que j’étais en train de perdre mentalement. Alors que là, je ne l’ai plus physiquement non plus. Donc oui, c’est toute la catharsis dont je parlais tout à l’heure, en plus du besoin de continuer à lui parler. Mon adresse est encore au « tu » et ça me donne l’impression d’avoir continué à dialoguer avec Simon dans la dernière année.

Comment envisages-tu ton futur dans le monde de la littérature québécoise ? Peut-être est-il trop tôt pour avoir une réponse, mais considères-tu continuer à te développer en tant qu’auteure, voire toucher à d’autres facettes de ta vie à travers l’écriture ou à différents styles littéraires ?

Pour l’instant, ma vision de la littérature est très axée sur la nécessité. Je sais que je ne serais pas capable d’alimenter mon besoin d’écrire s’il ne s’agit pas pour moi d’un livre qui est nécessaire. Alors, pour l’instant, ma nécessité se trouve dans l’histoire que j’ai vécue, mais je me rends bien compte que j’ai besoin d’écrire et que ça fait partie de ma vie. Évidemment, j’aimerais que ça fasse toujours partie de ma vie, mais il faudra que j’alimente mon écriture par une force de nécessité.

Pour lire notre article sur Dans la lumière de notre ignorance: https://medium.com/larecrue/dans-la-lumi%C3%A8re-de-notre-ignorance-marianne-marquis-gravel-db1a592404cd.

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