De l’urgence d’un nouveau pacte managérial : la destruction des organisations par l’UX

Les modes de production tournés vers l’amélioration de l’expérience utilisateur (“UX”) se diffusent aujourd’hui largement. S’ils représentent l’opportunité de réconcilier les entreprises avec les usages de leurs clients, leur mise en place porte le risque d’une déstabilisation profonde des organisations. Le retour d’un équilibre passe par la constitution, dans le dialogue, d’un nouveau pacte managérial.

Article paru dans Les Echos, Le Cercle, le 27 juillet 2018

Le modèle de plateforme UX

Le digital est arrivé et avec lui, la capacité de remonter en temps réel les données des clients pour concevoir et produire les expériences les plus satisfaisantes. Pour survivre à la démultiplication concurrentielle de l’économie (“ubérisation”), les entreprises sont désormais contraintes de réinventer en profondeur leur façon de travailler, autour d’un principe : l’UX est l’affaire de tous tout le temps.

Un modèle a été balayé, celui qui séparait ceux qui avaient la charge d’imaginer des produits de ceux qui avaient la charge de leur trouver des clients. Les modes de production “UX” (mode agile, design thinking, lean start-up…) se caractérisent aujourd’hui par la mise en place d’un collège pluridisciplinaire de concepteurs constitués en plateforme d’intelligence et d’émotions collectives capable, avec ses méthodes, de capter en temps réel les usages des publics et d’y répondre en continu.

C’est ce que propose la méthode du “Lean UX” : production en mode collaboratif d’un MVP (minimum viable product), multiplication des outils d’écoute, constitution d’équipes dédiées à un usage ou une expérience, attribution d’un responsable indépendante des échelons hiérarchiques en place (“Product Owner” : responsable de l’aboutissement du projet et animateur d’équipe), acquisition sur le tas de nouvelles compétences, mesure et amélioration en continu.

Mais ce modèle de plateforme UX, s’il permet de répondre plus efficacement aux usages des clients, peut déstabiliser en profondeur une organisation.

Une organisation déséquilibrée

Les déséquilibres sont nombreux qui peuvent naitre de ces nouvelles façons de travailler. La production collective d’une expérience peut freiner une dynamique de créativité individuelle. La logique provisoire du MVP semble en effet difficilement compatible avec l’idéal d’un artisan qui construirait dans l’ombre son chef-d’oeuvre avant de juger qu’il est digne d’être présenté au monde. Les nouvelles formes de collaborations en mode projet font tomber la valeur du capital relationnel qu’une équipe avait pu mettre des années à produire (modes de fonctionnement, réflexes communs).

Le rôle de “Product Owner” expose désormais des collaborateurs qui étaient jusqu’alors protégés par le manager (lorsqu’un manager était par essence le responsable). La mise en place de nouvelles compétences ne permet plus à chacun de bénéficier des rentes techniques acquises dans son métier. La logique d’amélioration continue peut créer une culture de l’urgence, voire du contrôle permanent, empêchant l’installation d’une vision à long terme commune qui permet à la fois l’anticipation et le partage du sens.

Le retour à l’équilibre doit passer par la mise en place d’un nouveau pacte managérial issu d’un dialogue entre les équipes et le management. Mais pour le management le dialogue n’est pas facile à engager.

Un dialogue difficile pour le management

L’introduction de ces nouvelles méthodes de travail représente pour le management une formidable occasion de ne pas dialoguer. On identifie au moins deux risques.

La tentation du pouvoir, tout d’abord, celle d’un manager qui utiliserait ce nouveau “pack méthodologique” pour

installer une nouvelle organisation “prête à l’emploi” sans prendre en compte les modes de fonctionnement existant de l’équipe, son équilibre social, son histoire, sa culture,

tout en bénéficiant de l’image positive qui accompagne ces nouvelles approches promettant une meilleure performance économique. On sait combien un effet de “table rase” est l’occasion d’installer sans dialoguer une nouvelle autorité. On peut constater dans certains environnements la mise en place “d’élites digitales” créant une organisation dans l’organisation séparée des équipes déjà en place.

Le deuxième risque est celui de l’idéologie. Celle d’un manager considérant que ces nouvelles méthodes sont une solution à tout problème d’organisation. Il faut travailler “en mode agile”, comme si cette injonction, scandée aujourd’hui comme mot d’ordre par une cohorte d’entrepreneurs à succès, coachs de la transformation, gourous, pouvait régler tout type de question sans faire place à quelque objection, sans qu’aucune voie alternative ne puisse être proposée.

On constate en outre que les termes de “mode agile”, “lean start-up”, “design thinking” sont souvent employés l’un pour l’autre ou décrits confusément. Ils acquièrent un statut quasi magique dans la bouche de celui qui les prononce, mais le flou qui les entoure ne permet pas d’engager un dialogue sur leur contenu, leurs objectifs et leur intégration à l’organisation. C’est pourtant ce dialogue que le management doit engager avec ses équipes.

Un nouveau pacte managérial nécessaire

Un nouveau pacte managérial consiste à redéfinir et réaligner les objectifs du management avec les objectifs individuels et collectifs de l’équipe. Dit autrement, il est impossible de mettre en place des transformations aussi profondes de l’organisation sans dialoguer avec les premiers concernés et de négocier les conditions de mise en place de ces transformations. Pour ce faire, le dialogue doit passer au moins par trois étapes.

Il s’agit d’abord de reconnaître l’ampleur de la transformation. Il est impératif pour le management de mesurer les conséquences de la mise en place de ces nouvelles méthodes sur l’organisation du travail et de nommer précisément ces changements. Pour ce faire, une très bonne maîtrise technique et pratique de ces méthodes de travail est un prérequis. Il est impératif aussi de reconnaître la peur, parfois la colère que font naitre ces changements. Sans la reconnaissance objective de l’effort à fournir et des émotions qui entourent ces transformations, le dialogue est voué à l’échec.

La deuxième étape consiste à construire un modèle commun. Toute nouvelle approche méthodologique échouera si elle ne passe pas par une étape d’appropriation, d’adaptation par les personnes qui auront la charge de les utiliser et les faire vivre. La conduite du changement joue un rôle fondamental dans cet objectif : construire une méthodologie UX qui prenne en compte les spécificités d’une équipe, définir un lexique dans lequel chacun se reconnaît, des objectifs communs et un rythme approprié. Il s’agit aussi par exemple de construire une culture du “droit à l’erreur” sans laquelle la logique d’amélioration continue peut entraîner perpétuellement insatisfaction et sentiment de remise en question.

Enfin, il s’agit de construire une trajectoire individuelle de développement des équipes. La transformation ne se fera pas sans le courage de réinterroger et redéfinir la place de chacun. Le projet de réorganisation est juste s’il est en capacité d’apporter une évolution favorable à toute personne de l’organisation, quelle que soit la place qu’elle occupe dans l’organigramme (les organigrammes existent encore !). Pour chaque membre de l’organisation, on doit se demander ce qu’apportent ces nouvelles approches en termes d’acquisition des compétences, employabilité, élargissement du réseau personnel, nouvelles formes d’intéressement…

Pour le dire autrement :

quelles sont les contreparties d’une responsabilisation renforcée, d’une remise à zéro de la valeur des compétences, du travail dans l’urgence, du changement d’équipe permanent et d’une mesure de la performance omniprésente ?

C’est bien le sujet d’un pacte managérial et d’un dialogue qui doit s’instaurer avec le management. À ceci près que dans la mise en place d’une plateforme UX le management tend à disparaître et peut-être avec lui le salarié. C’est alors au manager de regagner son autorité en prenant ses responsabilités et en engageant rapidement un dialogue avant de constater la dissolution de son organisation. Un premier sujet pourrait être le développement des compétences. Il est urgent de dialoguer !

Mathieu Josserand, Directeur ICP Consulting

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