Réussir un projet UX : comment éviter les pièges de la décision collective ?

Les projets UX constituent des modèles inspirants de décision collective. Mais la réalité est souvent bien loin du modèle. Pour être à la hauteur de leurs ambitions, ils doivent réussir l’expérience de la décision collective. Car celle-ci peut rapidement être dégradée… au risque d’invalider totalement la démarche et son résultat.

Article paru dans Les Echos, Le Cercle, le 1er octobre 2018

I — Plateforme UX : un modèle de décision collective

Les projets “UX” mettent en place des modes de production tournés vers l’amélioration de l’expérience utilisateur : “mode agile”, “design thinking”, “lean startup”… qui se présentent comme des modèles de décision collective. On en retient ici 5 caractéristiques.

Le partage d’un objectif commun (1), l’amélioration de l’expérience utilisateur, permet de faire travailler tout le monde dans la même direction et favorise l’obtention d’un consensus au sein de la plateforme UX (unité de production regroupant compétences, outils, méthodes UX…).

La segmentation d’un problème général et complexe en série de problèmes plus simples à résoudre (2) est aussi un gage d’efficacité. Le découpage de la décision permet de minimiser l’impact des points de blocage. Dans le design thinking, par exemple, la résolution de problème s’appuie sur 5 grandes étapes (empathie, définition du problème, recherche d’idées, prototype, test) distinguant plusieurs temps de décision.

La fabrication d’un prototype (3), permet de vérifier rapidement la pertinence des décisions prises et d’être en capacité d’apporter des évolutions rapides. Elle permet en outre de développer un sentiment d’accomplissement et une dynamique de résolution au sein de l’équipe.

La recherche de convergence des rationalités (4) rend possible l’objectivité de la solution retenue. Dans une plateforme UX, il s’agit de faire dialoguer des pensées “intuitive” et “analytique”, de faire “résonner” la sensibilité créative d’un designer avec les résultats statistiques d’une analyse des mégadonnées pour rendre possible une décision commune.

La mise en place d’une procédure de décision collective (5) confère toute sa légitimité au choix. Il s’agit principalement du vote, qu’il soit majoritaire ou à l’unanimité… (il est pour le moment rarement fait recours au tirage au sort ou à un logiciel décisionnel). Le respect de cette procédure garantit la reconnaissance et la force de la décision au sein de la plateforme.

Cette description d’un processus idéal aurait de quoi séduire nombre de praticiens (et de théoriciens !) de la décision collective. Mais dans les faits, l’expérience de la décision est souvent bien différente…

II — L’expérience vécue de la décision

C’est un paradoxe qui traverse beaucoup de métiers… ceux qui sont en charge de définir la meilleure expérience utilisateur négligent souvent la façon dont l’expérience de la décision est vécue.

Instrumentalisation de la procédure

Le partage d’un objectif commun (1), l’amélioration de l’UX, est facilement perturbé par l’intrusion d’intérêts individuels. Dans le vote d’une fonctionnalité, des votants peuvent s’opposer à une option bénéfique pour un utilisateur parce que, par exemple, celle-ci impliquera sur eux une charge de travail plus importante (en design ou en développement). Ce problème est récurrent ! Autre cas, celui d’un conflit personnel : un votant peut bien sûr être tenté de rejeter une option simplement pour s’opposer à un autre votant qui la plébiscite.

Le découpage d’un problème complexe en problèmes plus simples à résoudre (2) peut aussi être l’occasion d’une prise de pouvoir. Par exemple, une partie de l’équipe peut être tentée d’imposer le problème à résoudre au reste de la plateforme UX pour peser de tout son poids dans le résultat.

Mais quelle est la valeur du résultat si le problème à résoudre n’a pas été bien posé ?

La procédure de décision collective (5) peut aussi être facilement menacée par l’existence d’une relation hiérarchique. Un responsable de l’organisation sera tenté de profiter de son autorité pour passer en force sur une option sans respecter la procédure de vote mise en place. Il peut dans ce cas être difficile aux autres “votants” de rappeler les règles de la décision au risque d’exprimer une opposition à leur chef qui a, consciemment ou non, transformé la procédure de choix en plébiscite sur sa personne.

Ce qu’on décrit constitue des formes d’instrumentalisation de la procédure. Elle va entraîner des sentiments négatifs au sein des équipes : perte de confiance, frustration, voire impression de manipulation.

Limites de la procédure

La recherche d’objectivité (4) achoppe quant à elle sur les questions de l’interprétation et de la morale (le mot est lâché !). L’utilisation de plus en plus fréquente des mégadonnées rend fondamental le sujet de l’interprétation. Que nous apprend la chute du nombre de clics sur une page e-commerce ? Un désintérêt des utilisateurs ou au contraire une grande maturité de navigation sur un site ? Pour des raisons éthiques aussi, deux conceptions de l’UX peuvent s’opposer. Par exemple, la volonté d’intégrer des fonctionnalités proposant au client de découvrir et acheter d’autres produits (scroll down “infini”, suggestions d’autres produits…) peut être perçue par d’autres comme une stratégie immorale d’incitation à la consommation.

La fabrication rapide d’un prototype (3) peut donner à la démarche un rythme effréné vécu comme brutal par ceux qui ne sont pas aguerris à ces méthodes.

Combien d’ateliers “agiles” sont menés tambour battant par des initiés qui oublient de se demander si tout le monde arrive encore à suivre ?

Dans les faits, la décision est alors prise par quelques-uns sans être comprise par tous. On le voit, dans les plateformes UX, l’expérience de la décision risque d’être souvent perturbée ! Précisément parce que les plateformes UX sont un concentré de décision collective à “haute fréquence” ! Comment donc réussir cette expérience de la décision ?

III — La réussite de l’expérience de décision collective

Dans une plateforme UX, réussir une décision collective ce n’est pas nécessairement arriver à un consensus. Cette ambition paraît d’ailleurs bien illusoire pour une structure qui fonctionne sur le modèle du lean, autrement dit qui passe son temps à décider ! Réussir une décision collective c’est fixer un cadre de décision stable, équilibré qui permette à une équipe de fonctionner dans la durée.

Garantir le cadre

C’est une étape indispensable et trop souvent oubliée, celle de fixer un cadre, le communiquer et s’y tenir. Une grande attention doit être portée à ces trois étapes.

Fixer le cadre, c’est définir suffisamment l’objet, les règles et la durée de la décision collective. Très souvent, par exemple, les groupes de travail proposent de “voter”. Mais quel sens à cette action si une règle de majorité ou d’unanimité n’est pas posée ? Communiquer sur le cadre, c’est expliquer pourquoi ce cadre a été retenu et s’assurer que ces raisons sont comprises par tout le monde. Pourquoi ces huit personnes sont-elles autour de la table, pourquoi cette neuvième n’y est pas, pourquoi vont-elles voter à l’unanimité, pourquoi traitent-elles de ce problème et non pas d’un autre ? La réponse à ces questions doit être partagée par tous ! Un rapide tour de table permet de vérifier la capacité de chacun à reformuler les raisons de ces choix. Tenir le cadre, enfin, c’est s’assurer qu’aucune liberté collective ou individuelle ne sera prise par rapport à la procédure au risque d’entacher l’efficacité et la crédibilité de toute la démarche.

Si le cadre change, le changement de cadre doit faire lui-même l’objet d’une discussion.

Voilà pourquoi la présence d’un garant du processus (indépendant !) est si importante dans une plateforme UX.

Le point d’équilibre de la concertation

Tout processus de décision collective est traversé par des intérêts individuels, des conflits, des oppositions, des interprétations. Pour aller vite : les facteurs humains. Dans les faits, il est rare que tout le monde soit vraiment d’accord. C’est d’ailleurs normal et plutôt rassurant !

Pour une plateforme UX, il y a deux écueils : soit donner trop d’importance aux oppositions, soit ne pas en donner assez !

Dans le premier cas, le risque est évident : le blocage ou la paralysie de l’action. Ce qui n’est pas concevable dans un mode de production agile… Dans le second cas, les risques sont nombreux : ne pas capter des signaux faibles (interprétatifs ou éthiques), prendre une décision reposant sur des informations partielles (sans considérer les objections) ou fragiliser l’action collective. Que vaut en effet une décision si elle a été prise par des personnes frustrées ? Quelles seront demain l’implication et la mobilisation de ces équipiers insatisfaits ?

L’écoute de chacun est donc indispensable pour permettre l’acceptation de la décision et la capacité d’une équipe à agir collectivement. Voilà pourquoi dans une plateforme UX

il est indispensable d’inciter chacun à exprimer sa vision, son interprétation, ses intérêts tout en rappelant la nécessité d’une prise de décision rapide.

Cette prise de parole peut par exemple être organisée avant le déclenchement d’un vote. On se rapproche ici de la notion de concertation : un équilibre entre la nécessité d’un dialogue et celle d’une action collective. C’est tout le tact qu’on attend d’un garant du processus : que dialogue et action n’empiètent pas l’un sur l’autre !

Entrer dans une logique d’amélioration continue

Les processus existent-ils ? C’est surtout l’expérience de ces processus qui existe et ces expériences ont une mémoire.

Les plateformes UX doivent structurer et mettre en place une analyse de la pratique de la décision afin d’en améliorer toujours l’expérience collective et individuelle !

La décision de l’expérience doit donner toute sa place à l’expérience de la décision. L’analyse de la pratique fait entrer une plateforme UX dans une logique exploratoire d’amélioration continue : analyse des conditions des décisions passées et propositions de pistes d’amélioration.

Prendre la décision collective au sérieux, c’est l’objectif que les plateformes UX doivent se donner au risque de transformer les panneaux, les gommettes et les sièges colorés des salles de conception en décorations pour un grand manège…

Mathieu Josserand, Directeur ICP Consulting

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